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Voyage dans la dissidence sexuelle

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Retour sur le mouvement homosexuel français - Entretien avec Guy Hocquenghem

L’entretien de Guy Hocquenghem qui va suivre est une archive précieuse. Paru en 1981, il est une sorte de bilan du mouvement homosexuel français, de ses publications, de son rapport au politique, aux identités, à la criminalité, au militantisme. À travers ses souvenirs du Front Homosexuel d’Action Révolutionnaire ou de son rapport à l’écriture, celui qui a peut-être le plus incarné la libération homosexuelle, esquisse une politique des courts-circuits du social, c’est-à-dire là où il commence enfin à se passer quelque chose : traverser des catégories sans s’y laisser piéger, aller à la rencontre de l’altérité radicale, vivre des situations, se défaire des idéologies et du prêt-à-penser militant. C’est une archive précieuse, car les questions qui s’ouvrent à son époque, les constats aussi mitigés soient-ils, le rapport ambigu à la reconnaissance et à l’économie sont également nos questions, nos constats, nos ambiguïtés.
L’interview a été réalisée par Jean-Pierre Joecker et Alain Sanzio pour Masques, la revue des homosexualités et publié dans le numéro 9/10 spécial été 1981 que nous reproduisons ici (avec quelques modifications) avec l’aimable autorisation de la revue.

L’image de garde reproduit la couverture du numéro de la revue Masques. Elle est signée Jean Jacques Choquet

Une première question pour commencer, dans le cadre de ce numéro spécial : que penses-tu de la situation du mouvement homosexuel aujourd’hui ?

Qu’est-ce que tu appelles « mouvement homosexuel » ? Si c’est un ensemble composé de bars, de journaux, de mouvements militants, j’y suis foncièrement étranger.

Pourquoi ?

Parce que je pense que le meilleur du monde homosexuel est fini. Ce qui existe maintenant, c’est exactement comme les généalogies mythiques… C’est comme chez Hésiode, il y a des époques qui sont titanesques, des époques de chaos, et il y a des époques à taille humaine, des époques à syndicats, à revues, etc. Où l’élan, si tu veux dionysiaque, qui peut pousser à faire une folie comme était le FHAR se transforme en quelque chose qui est une série d’institutions humaines, plus ou moins, mais qui perdent forcément leur valeur justement inhumaine, qui gagnent au-delà de… il faudrait employer des termes situationnistes, ça m’embête un petit peu parce que je ne suis pas situationniste, par exemple, la séparation quand ils parlent d’activités humaines, art, politique… comme des activités séparées ; ils considèrent que l’essentiel de l’aliénation ou de l’oppression c’est la séparation de ses activités. Le FHAR, à son origine, c’était comme un œuf, quelque chose de primordial et non de disséminé. Quiconque aurait dit « je suis écrivain au FHAR » se serait fait rire au nez et critiquer en tant qu’écrivain. Il y a tout un tas d’écrivains qui participaient au FHAR dans une ambiance amicale. L’idée de concevoir une activité journalistique séparée ne serait pas venue, on a fait des numéros spéciaux, on n’a pas fait des journaux, c’est très différent.

Depuis qu’on prépare un peu ce dossier pour Masques, on a l’impression que le FHAR n’a jamais existé. C’est angoissant qu’il soit oublié par les homosexuels.

Je pense qu’il n’a jamais existé, que c’est à proprement parler une mythologie. Quelque chose qui existe à l’état de présence ou d’épiphanie, il faudrait employer des termes de religion païenne… Au moment où ça se produit, c’est nécessaire et évident, mais après coup, malheureusement… la qualité et la fraicheur de la chose tenaient à la présence brutale, tout simplement un phénomène de présence… Des folles dans un bal, ou à un 1er mai, etc. Quelque chose qu’on est habitué à voir dans des rapports de psychiatres ou des conceptions sur l’homosexualité, c’est tout. Quelle était la question ?

Que le FHAR n’avait jamais existé…

Cette présence-là s’est achevée très vite, elle s’est épuisée en elle-même en un an. Après, il s’est créé quelque chose de tout à fait différent, c’est le problème des généalogies. Les choses comme le GLH ou la presse homosexuelle, ou même les bars homosexuels, sont obligées de se référer à un mythe initiateur qui soit l’équivalent du GLH ou du GLF américain.

Ça n’a peut-être pas existé, mais ça a été une rupture…

Ça dépend si on a une conception dialectique de l’Histoire, si on considère que chaque étape vise à une sorte d’accumulation ou si on pense… Je ne crois pas à l’évolution. Je ne pense pas qu’on soit plus évolués aujourd’hui, on est plus en retard sous toute une série de points de vue, à l’intérieur même du monde homosexuel. À certains points de vue, on est plus en retard, à d’autres on est plus libres, etc. Je ne pense pas qu’il y ait d’évolution continue. Il n’y a ni accumulation – ce n’est pas un défaut, je ne prends pas cela comme une tare ou comme un regret – ni progrès. C’est plus compliqué que ça, il faudrait considérer les choses comme composées de plusieurs courants totalement contradictoires dont certains sont en régression et d’autres pas. Il faudrait découper ce qu’on entend par homosexualité en plusieurs morceaux pour arriver à une certaine cohérence…

Tu écris dans toute une série de bouquins qu’à partir du moment où les homos acceptent l’étiquette qu’on leur a donnée, ils forgent eux-mêmes leurs propres chaînes.

C’est une banalité de dire que la dénomination est un acte fondamental, dans le cas des homos. Je n’ai pas tellement envie de répéter ce que j’ai dit là-dessus, par exemple, prend le Front Homosexuel d’Action Révolutionnaire… et Groupe de Libération Homosexuelle. Il y a déjà un glissement amusant, je veux dire qu’il est amusant de qualifier un Front d’homo, ou de qualifier une Libération homo. D’ailleurs, il y a toujours eu de l’ambiguïté. Quand on a fondé le FHAR, le mot homosexuel n’était pas tellement important, contrairement à ce qu’on croit maintenant. C’est moi qui l’ai le plus souvent utilisé, pour des raisons presque techniques, l’impossibilité d’employer le mot gay, quoique le premier copain qui m’ait contacté pour fonder le mouvement m’avait laissé un mot du style Be gay, be proud six mois avant le FHAR, mais c’était un mot de code, personne ne pouvait savoir ce que ça voulait dire. Donc j’ai été obligé pour la double page de TOUT d’utiliser le mot homosexuel/les. De fait, il n’y avait pas un attrait particulier pour ce mot homosexuel. La meilleure preuve, c’est quand on a cherché un nom, je me souviens des discussions, les gens ont proposé MHAR ou autre, et on s’est arrêté à FHAR ce qui prouve à mon avis le caractère dionysiaque du mouvement, on n’a pas hésité à prendre quelque chose qui était une blague phallique très ouvertement. Les femmes qui étaient là, qui étaient une majorité, n’ont pas tiqué, elles ont ri, un point c’est tout. Ce qui prouve l’aspect indifférent à une sorte de puritanisme. Front Homosexuel. Ça évoquait les fronts surréalistes, peut-être, mais pas un groupe d’homosexuels. On est peut-être victimes a posteriori d’une illusion d’optique qui consiste à reporter la naissance du mouvement homosexuel, qui est né en fait autour du GLH, vers 74, mais je ne connais pas très bien l’histoire. Un peu après le numéro de Recherches, je pense, qui est la dernière chose du type FHAR, au sens non homosexuel ou au sens légitime du terme. Cela dit, ce n’est pas uniquement français ; si vous regardez bien l’histoire du Gay Libération Front américain, il y a quelque chose de semblable. Et il y a une situation du même type dans la mémoire des Américains, ce qui ne veut pas dire que les deux mouvements soient identiques. Mais ils jouent le même rôle d’impossibilité historique, après quoi on devient raisonnable, on construit diverses choses…

Lionel Soucaz et Guy Hocquenghem

Tu expliques dans Race d’Ep que l’action de Hirschfeld a indirectement préparé la répression. Penses-tu que les mouvements actuels par le type de luttes qu’ils mènent conduisent à une forme d’intégration, de banalisation de l’homosexualité rendue respectable ?

Il y a deux problèmes différents. Premièrement, un problème de vocabulaire en apparence, qui est en réalité une façon de se penser. Des gens se réunissent, se fournissent une identité et se désignent, et ce n’est pas spécifiquement homosexuel. Chez les homosexuels, c’est lié au nom et à l’autoidentification, puisqu’on ne peut les identifier autrement. Ces mouvements n’empêchent pas une révolution homosexuelle. Je fais un parallèle entre les mouvements modernes et le mouvement d’Hirschfeld qui est tout de même marqué par un scientisme extrême. Il n’y a qu’un seul acquis du FHAR qui soit passé dans le mouvement actuel, c’est la défiance vis-à-vis de la médecine, je n’en vois guère d’autres. Quel rôle a joué le mouvement d’Hirschfeld ? À mon avis, il a donné aux Allemands l’idée de dégénérés. Sans le travail d’Hirschfeld, la société, l’État SS, n’aurait pas pu élaborer son concept de l’homosexualité comme dégénérée. Mais c’est par rapport au paragraphe 175 que ces gens étaient enfermés, même dans les camps, donc c’était lié directement à quelque chose qu’Hirschfeld avait parfaitement perçu. Ils ne présentent pas en France – c’est différent aux États-Unis – un poids politique du type de celui d’Hirschfeld… Idéologiquement, je ne les caractériserai pas comme étant des mouvements d’intégration des homosexuels dans la Société, admission à l’état de citoyen de celui d’Hirschfeld, qui visait à l’intégration des homosexuels en tant que citoyen allemand, etc. Ce n’est pas tout à fait le même problème actuellement, je pense que l’idéologie est plus molle, plus imprécise, d’ailleurs. Il n’y a pas d’Hirschfeld contemporain, ça se saurait. Il s’agit bien de mauvais politiques et de mauvais philosophes. Je ne réponds pas en général à ta question, il est impossible de répondre en général, mais je te donne ça comme éléments.

Tu écris, en gros, qu’en se revendiquant homosexuels, ils sont allés d’eux-mêmes dans la case qu’on leur avait assignée. S’ils ne l’avaient pas fait, ils seraient restés dans une case qui n’était pas la leur, celle des hétéros. Est-ce que tu ne crois pas qu’entre ces deux impasses le FHAR n’ouvrait pas autre chose ?

Si ! C’est un problème de logique. Je ne sais pas si vous avez lu Alice au Pays des Merveilles ? Quand elle tombe dans le tunnel, à la poursuite du lapin, elle cherche à distinguer quel est l’objet qu’elle voit se déplacer dans les cases du mur, et elle n’y arrive pas, il est méconnaissable et change dans chaque case. Bon, c’est le minimum d’une logique non conventionnelle ou non fixiste : l’important n’est pas d’être ou pas dans telle case, mais de se déplacer de l’une à l’autre, et de constituer non pas le centre de la vision sociale, mais l’objet ou l’inquiétude périphérique de la vision sociale. Quant au terme de passer d’une case hétérosexuelle à une case homosexuelle, tout le monde sera d’accord pour dire que ce qui est intéressant c’est le passage, et non la case en question. Le FHAR ne se présentait pas comme un mouvement sexuel, mais un peu comme dans l’esprit de mai 68, destiné à faire claquer quelque chose sans être pour autant politique ou révolutionnaire.

Mais il y a un lien entre ces espaces commerciaux et l’idéologie actuelle du mouvement, qui est d’une certaine manière le pendant politique de l’idéologie commerciale…

Elles sont complémentaires, bien sûr ! Mais je ne suis pas sûr que la conclusion soit aussi évidente que ce que tu dis. À certains moments les intérêts politiques des groupes homosexuels entrent en contradiction avec les commerciaux, mais d’un autre côté, ce sont eux qui peuvent financer… Une certaine visibilité commerciale homosexuelle sera ressentie comme anti-militante, et comme une contradiction par certains homosexuels eux-mêmes. Il y a plusieurs espaces, un espace commercial chic, style Gai Pied, un philosophico-littéraire, type Masques, un du type politique, tel le CUARH, tous spécialisé, à quoi on voit qu’il s’agit bien d’espaces différents de l’œuf primordial du FHAR…

Photo Alain Franck

On termine sur toi, sur l’individu homosexuel. On a critiqué souvent ce que tu écris, que la seule issue est hors la loi, ton élitisme…

Problème très intéressant, en effet, c’est une contradiction du type commercial-politique. Elles déterminent cette espèce de case homosexuelle, de statut. À un moment, les commerciaux sont plus libéraux que les politiques, mais leurs intérêts sont plus méprisables. Tu constates pourtant l’inverse. Les anti-pédés, les anti-travs… L’immoralité commerciale existe, hein ! C’est pour répondre à ton histoire d’élitisme. Il existe, il est là, c’est marrant que tu aies employé ce mot. Le propre de la démocratie syndicale, c’est qu’elle maintient un ensemble de gens sous une loi commune et que, s’il s’en détache quelque chose, ce quelque chose sera considéré comme élitiste, quoiqu’il soit, à mon avis, de nature plus démocratique. Je pense qu’il y a une solide tradition de la gauche française, de la gauche officielle, qui est anti-individualiste, anti-anarchiste, collectiviste – le collectivisme français est une très vieille réalité, plus vieille qu’on ne le croit. Que les Français sont individualistes, ce n’est pas vrai. Les partis français ont toujours été collectivistes… Évoquer des solutions qui ne sont pas des solutions pour tout le monde, c’est de l’élitisme. Je pense que c’est ça que les gens entendent par élitisme, dire qu’il n’existe pas de solution pour tout le monde, ce que je dis, effectivement, et dire tout le monde n’est pas homosexuel.

On t’a reproché de reprendre la vieille assimilation pour homosexualité, criminalité, etc.

Je pense que c’est vrai, la relation criminalité-homosexualité est une permanence, depuis le XIXe siècle, intéressante du statut pratique de l’homosexualité. Je pense que c’est ce qui permet que la tradition homosexuelle actuellement n’a pas été regagnée par le médicalisme, contrairement à ce qu’on aurait pu croire à un moment donné avec les tentatives du genre Meignant [1], etc. Elle n’a pas été rattrapée par ça. Je pense que ça tient pas mal à une vieille association avec la criminalité, que ce qui dépend du juge, ce qui vient en premier à l’esprit, quand on voit les homosexuels actuels, c’est qu’ils cherchent à n’avoir plus de relations avec la criminalité. Ils se battent pour demander l’abrogation des lois qui les assimilent à des criminels. La fonction de l’assimilation des homosexuels à la criminalité est une sorte de bain de jouvence, de se retremper dans leurs origines fortes. C’est une espèce de vitalisme de toucher la terre mère, un besoin de s’affronter à la marge, ou à la criminalité, etc. C’est vieux, et c’est en même temps le signe du renouveau possible sans arrêt.

En tout cas, pour les littératures homosexuelles, c’est significatif : la seule bonne littérature homosexuelle moderne dérive de cela… Je ne crois pas au processus accumulatif, au processus historique, je ne crois pas à ce type de transgression sociale. J’aime mieux parler de court-circuit social. Il y a des choses qui se renouvelleront de toute manière, pas tellement par l’intermédiaire de l’homosexualité proprement dite, ou de la drogue, mais… le couple esthète/bandit n’a pas fini de nous étonner.

Guy Hocquenghem photographié par Lionel Soucaz

C’est en ce sens que tu as écrit que c’était une chance que l’homosexualité reste, pour un certain temps, une catégorie de la délinquance ?

Je n’ai jamais écrit cela !

Je schématise quelque peu ! C’était dans l’article sur la mort de Pasolini.

Ce n’est pas une chose continue, cela se présente plutôt sous la forme d’un aller et retour, un peu comme un couple d’amants qui se brouille et qui se retrouve, une sorte de liaison orageuse. Dans l’article sur Pasolini, j’ai voulu souligner le caractère essentiel d’une forme d’érotisme social, qui consiste à renouer de temps à autre avec les forces inorganisées de la société, ou organisées contre elle. Pasolini a vécu profondément ces contradictions-là. Mais je ne parlerai jamais d’alliance politique entre les taulards et les homosexuels. Le propre de ces deux mondes, c’est qu’ils n’ont rien en commun sinon de s’accrocher parfois dans des équipées folles, sans signification sociale, comme des courts-circuits.

Tu peux préciser ?

L’avantage de cette histoire de rapports qui sont entre gens de nature différente — déterminés socialement de nature différente, la folle, le mauvais garçon, etc. L’avantage de leur croisement, de leur métissage ou de leur rencontre, j’ai dit tout à l’heure chacun d’entre eux sort de quelque chose par exacerbation, et non par médiation, c’est l’excès même de son phallocratisme qui poussera le mauvais garçon à faire l’amour avec une folle, situation la plus oppressante pour la folle, mais ce sera une sorte de victoire pour elle puisque c’est ce qu’elle voulait… (explication de l’exacerbation). Philosophie de la mise en présence, de la médiation. Il est difficile de déterminer un type positif né par métissage qui réunirait des caractères de la folle, du criminel, du révolutionnaire, qui serait un over man. Ce n’est pas un individu qui naît, c’est une situation, c’est un peu sartrien, mais enfin…

Et c’est cette situation-là que tu trouves intéressante ?

Avec les allers-retours, c’est dit dans le texte de Heger [2] (Les Hommes au Triangle Rose) : le mépris qu’il a pour les droits communs et l’obligation d’alliance qu’il fait avec eux contre les politiques, alors que par définition il devrait être avec les politiques.

Bien, et si l’on en revenait au FHAR ? À l’origine, il y a un groupe de filles d’Arcadie autour de Françoise d’Eaubonne et Anne-Marie Fauret…

Il y avait aussi Margaret, et donc l’influence américaine, avec G. du côté des garçons, on a trop tendance à l’oublier. Et il y a eu ensuite le commando salle Pleyel, qui était plus ou moins « dirigé » par Françoise d’Eaubonne… et après, une réunion a été convoquée : il y avait Françoise d’Eaubonne, Pierre Hahn, Anne-Marie Fauré, Margaret, G. et quelques autres. C’est là où s’est posé le problème du nom, FHAR ou MHAR. À l’époque, je travaillais à TOUT qui, en septembre, avait publié un texte sur les pédés. Et j’ai proposé que l’on prépare un numéro. À partir de ce numéro, tout a vraiment commencé, il s’est vendu à environ cinquante mille exemplaires… Cela a fait une espèce de boule de neige et on s’est retrouvé entre deux cents et cinq cents suivant les périodes… À cette époque-là, il y avait les filles du MLF.

Tu as écrit dans Partisans que très vite il va y avoir une ossification du discours, l’apparition d’un nouveau credo homosexuel. Tu attribues ce blocage à l’absence de relais politico-social ?

Il est certain que le FHAR, qui se concevait lui-même comme assez pilote, était un élément d’un ensemble qui devait comme ça arriver par contagion un peu comme est arrivé mai 68. En fait, ça ne s’est pas produit. Mais je me rappelle… ce n’est pas ça, la cause de l’ossification, je pense qu’elle aurait été plus dans ce que j’ai dit avant : il y a eu dès ce moment-là un partage entre deux formes de courants, pas de courants au sens des individus, mais de pratiques, des gens qui draguaient dans les pissotières, et des gens qui s’indignaient de ça, qui disaient que ce n’était pas la peine d’avoir fait le FHAR pour refaire une grande pissotière et des choses de ce genre-là, qui est devenue l’axe dominant, l’axe précommercial, et il y a eu un axe politique qui a été développé par des types comme Fleig ou des gens qui ont voulu faire des journaux. Je pense que l’ossification est surtout due à la transformation en groupe de pression politique d’une partie du mouvement, transformation qui n’a pas vraiment été consciente. C’était un peu une répartition fonctionnelle, chacun faisait un peu ce qu’il voulait, par exemple des journaux, et jouait un rôle à ce moment-là dans la stérilisation.

Cette évolution est déjà perceptible par exemple dans le texte Les pédés et la révolution, où l’on retrouve une argumentation qui tente de justifier le FHAR sur le terrain politique traditionnel, avec une problématique que reprendra le GLH GB.

Le texte date de quand, je ne me rappelle plus…

Journal TOUT n°12

Le Rapport contre la normalité [3] sort en septembre 71, c’est donc très tôt… Et c’est curieux si l’on compare à Recherches [4] (mars 73) dont la perspective est très différente…

Pourtant le noyau de départ est presque le même. Dans Recherches, le discours est infiniment plus riche. Ce n’est plus simplement la traduction de comment je vis en couple, c’est-à-dire comment je m’ennuie avec mon partenaire, ou comment on se partage le petit déjeuner, mais une série de vécus explosifs, notamment celui des Arabes [5], qui a été le dénominateur, des vécus qui ne sont pas proprement homosexuels. Ce sont des mises en situation ; des mises en rapport avec essentiellement une série de groupes, les émigrés, les taulards, les mineurs….

La vision est parfois un peu idyllique !

Idyllique ? Ça raconte que des pédés baisent avec des Arabes qui ne s’intéressent qu’au match de foot à la télévision ! Il y a une façon de le dire dans sa provocation qui est un peu ingénue, qui est « nous vivons quelque chose d’exceptionnel que les autres ne vivent pas ! » ça, c’est sur…

Le FHAR était déjà moribond à l’époque ?

Le FHAR était mort !

Après ce numéro de Recherches, cela a été fini ?

Je pense qu’il y a un problème de littérature militante de production qui n’est pas exactement la production littéraire, même si ce numéro a été réalisé avec des moyens conventionnels, on a utilisé la structure de cette revue qu’on appelait Recherches, on a pu faire pendant un an tout ce qu’on voulait, c’était une sorte de groupe de créativité parce qu’on occupait en fait une autre revue. C’est très important d’occuper le terrain de quelqu’un d’autre. On occupait la revue de Psychiatrie sociale, une revue qui était en principe adressée à des médecins, etc.
C’est ce qui faisait le scandale…

Et tu penses qu’il est préférable d’occuper le terrain ?

Ah oui ! Je le pense, mais plutôt d’une manière générale.

Mais c’est difficile d’occuper un terrain ! Tu as les mains liées.

Non, justement, tu as les mains liées au moment où tu prétends définir ton terrain. Mais c’est une stratégie personnelle…

Couverture de la grande encyclopedie des homosexualités, revue Recherches 1973.

C’est l’ambiguïté, comme par rapport à Masques, deux ans après, on peut craindre un certain enfermement.

Vous avez créé votre cage.

C’est un peu ça !

L’important pour moi, c’est qu’à l’époque on pouvait prendre le pouvoir dans des organes de l’underground et du gauchisme. Même Recherches, c’est une revue médicale, mais c’est tout de même dans cette constellation-là, le problème est différent aujourd’hui.

Et Libération ?

Libé, c’est intéressant. Aujourd’hui, tout le monde pleure sur Libé, en disant que Libé a introduit la question de l’homosexualité. Des clous ! Jusqu’en 75, Libé a été non seulement prudent, mais hostile à l’homosexualité, même après 75. C’est des bagarres à chaque fois, à chaque article, ça n’est jamais allé de soi. J’ai passé des articles, et ils ont tous attendu au moins trois mois, les grandes enquêtes aussi.

Les petites annonces ?

Oui, les petites annonces, ça, c’est très important. C’est là-dessus qu’il y a eu le moins de censure. C’est intéressant. Les gauchistes étaient d’une pâte particulière et intéressante à critiquer. C’était intéressant d’occuper leurs positions, ce qui n’est pas forcément le cas général. Il y a des lieux qui se prêtent plus ou moins bien à cela, c’est vrai qu’aujourd’hui il n’y en a pas tellement qui se prêtent à cette méthode d’occupation. Nous étions un mouvement parasite, tu vois, c’est un immense avantage – relative autonomie, libéré idéologiquement du mouvement qu’il parasite, sinon il ne serait pas son parasite. Mais aujourd’hui, c’est plus difficile à réaliser. Les gens parasitent le prix Goncourt, mais on se demande si c’est du parasitage ou la continuation de la même chose. Il y a une difficulté réelle. Si Libé ne reparaît pas, je ne me vois pas tenter d’imposer quelque chose dans un autre quotidien, même dans un autre journal, je n’en vois aucun, ça n’aurait pas de sens ça serait impossible, le barrage serait trop fort, ou ça voudrait dire qu’on me ferait faire la chronique homo une fois par semaine, ou une connerie de ce genre-là. Ils ne me voudraient pas, il vaut mieux qu’ils offrent ça à quelqu’un de plus zélé que moi, ce n’est pas un parasitage.

Comment abordes-tu ton rôle à Libération ?

L’avantage d’un quotidien non spécialisé, c’est que l’on peut intervenir tous azimuts. C’est plus intéressant d’être un pédé à l’intérieur d’un milieu journalistique de ce type-là qu’au milieu d’une équipe de pédés. C’est plus stimulant, ça permet de décloisonner. Je suis intervenu sur des choses très différentes comme l’histoire des mouvements homosexuels ou la collection de phallus de Peyrefitte ! Dans Libé il n’y a pas de rubrique homo : c’est chaque fois un article comme les autres qui manifeste un autre type de sensibilité…

Il y a un sujet dont nous n’avons pas parlé, c’est la littérature.

J’ai dit qu’après le numéro de Recherches il n’y avait plus de littérature militante intéressante. C’est un point mystérieux à mon avis, sur lequel vous devriez vous interroger. Je n’ai pas tellement d’idées là-dessus. Je ne parle pas de la littérature-littérature en tant que telle, il n’y a pas de problème : la littérature-littérature homo devient de plus en plus mauvaise au fur et à mesure que le mouvement est plus puissant, c’est une certitude confirmée sur tous les continents. Il n’y a aucun bon écrivain ni aucune bonne écrivaine moderne homo, ils sont tous à repasser, ce qui est assez frappant, alors qu’il y a un succès énorme de littérature homosexuelle ; et puis l’autre chose, qui est l’arrêt de la littérature militante expérimentale, qui s’est continuée aux États-Unis bien après le mouvement, comment il s’appelle…

Gay Sunshine [6].

C’est ça, plusieurs journaux américains ont continué quelque chose qui est un peu l’équivalent de Recherches, une exploration tous azimuts, alors qu’en France… C’est pour ça qu’il est dommage que Gai Pied n’ait pas d’autre ouverture sur la vie réelle que d’interviewer des figures totalement conventionnelles de la politique ou de la littérature – il n’y a qu’à faire la liste des interviewés de Gai Pied  ! C’est ce qu’il y a de moins intéressant. C’est assez curieux. Je t’avais dit, la dernière fois, que ce qui me frappe c’est que les militants homos courent après de soi-disant célébrités dont ils sont, en fait, les fournisseurs et dont ils croient sincèrement qu’ils dépendent.

Par rapport à Fin de section [7], tu n’as pas continué dans le domaine de la fiction ?

Si ! J’ai fait une nouvelle avec Bory. Mais je viens d’écrire un roman. Je ne sais pas encore le titre, c’est l’histoire d’un gigolo aveugle. Pas spécialement un gigolo pour les hommes, il a des liaisons masculines, mais il est aveugle surtout… Je pense qu’il y a quelque chose de plus intéressant chez un aveugle que chez un homo. C’est une situation où il n’y a rien de volontaire ni de significatif, c’est un accident, c’est zéro, c’est rien, et en même temps, c’est tout. Ça oblige à se placer d’une certaine manière dans la vie entière, etc. Ça crée une forme de pensée. Et pourtant, c’est rien et c’est l’idéal d’une minorité, pour moi, c’est la minorité insignificative. C’est un accident social pur et simple, qui détruit la cohésion sociale par accident. C’est presque un paradigme de l’individualité, c’est un non collectif. La cécité est collective au niveau subindividuel et ne peut jamais être considérée comme une valeur collective, positive, organisatrice de la Société. On ne peut pas organiser la société autour du fait d’être aveugle ! Ou il faudrait une société aveugle. Heureusement, ce n’est pas le développement d’un thème de ce genre-là, c’est simplement un roman.

J’en reviens, moi, à Fin de section. Ce qui m’a surpris…

C’est mauvais, ce bouquin ! C’est vraiment mauvais…

Non… Ce sont les pages sur Pierre Goldman !

Ah, c’est très bien, ça par contre, c’est totalement légitimé. C’est drôle, en tout cas, ça l’a fait rire lui. La seule fois où Goldman m’ait fait un compliment, c’est quand il m’a dit que c’est la meilleure chose qu’on ait écrite sur son affaire. Ça m’a fait rire, d’ailleurs, je me suis demandé ce qu’il voulait dire. On ne le saura jamais. Je me suis vraiment demandé ce qu’il voulait dire… Est-ce qu’il voulait dire que son affaire cachait un secret ou est-ce qu’il voulait dire qu’on pouvait traiter cette affaire d’une manière totalement parodique, sans chercher à en faire une chose significative ? Ça m’a beaucoup étonné, je n’ai jamais compris ce qu’il voulait dire au juste.

Entretien réalisé par Jean-Pierre Joecker et Alain Sanzio pour Masques, la revue des homosexualités, numéro 9/10 spécial été 1981.

[1Michel Meignant est sexologue et psychothérapeute, auteur d’une œuvre prolifique, notamment de Liberté, Égalité, Sexualité en 1973. Sorte « d’expert » de la sexualité, il représente, aux yeux d’Hocquenghem, la tentative de réintégrer la sexualité dans le giron du médical.

[2Les hommes au triangle rose, Journal d’un déporté homosexuel 1939-1945, préfacé par Guy Hocquenghem, Éditions Persona, 1981. Préface page 13 : « Au moment de son arrestation (…) Heger n’est même pas un antinazi. Il est stupéfait d’apprendre qu’on l’arrête comme homosexuel parce qu’il ne se considère pas comme un délinquant de droit commun (…) il n’a aucune sympathie pour la pègre et les marginaux. Il lui faudra l’impitoyable lutte pour la survie, dans les camps, pour découvrir l’humanité des droits communs. »

[3FHAR, Rapport contre la normalité, Éditions Champ Libre, 1971.

[4FHAR, Trois milliards de pervers, La grande encyclopédie des homosexualités, n°12 de la revue Recherches, mars 1973. « Dans ce numéro les homosexuel.les parlent au nom de tous – au nom de la majorité silencieuse — et mettent en question toutes les formes de production désirante. Le temps est révolu de ces génies homosexuels qui s’employaient à séparer et à détourner leur création de leur homosexualité, s’efforçant de masquer que la racine même de leur élan créateur s’originait dans leur rupture sexuelle avec l’ordre établi. Mai 1968 nous a appris à lire sur les murs et, depuis, on a commencé à déchiffrer les graffitis dans les prisons, les asiles et aujourd’hui dans les pissotières. C’est tout un « nouvel esprit scientifique » qui est à refaire ! Un collectif d’homosexuel.les s’interroge ici sur la drague, la masturbation, les travestis, le scoutisme, les jardins, les mouvements militants ».

[5La partie principale du numéro de Recherches Trois milliards de pervers « Les Arabes et nous », expose les rencontres sexuelles régulières entre deux catégories sociales marginalisées, les Arabes et les homosexuels. Les homosexuels révolutionnaires voyaient dans cette alliance des corps, dans ce branchement, une forme de résistance anticoloniale et une subversion des rôles sociaux.

[6Gay Sunshine est un journal né dans l’émulation du Front de libération homosexuel américain (San Francisco). Avec ses 12 ans d’existences, cette expérimentation graphique et intellectuelle accompagne les remous, les évènements et les tendances du mouvement homosexuel. Allan Ginsberg écrira à son propos : « Gay Sunshine a été une pièce importante en donnant accès à une littérature qui jusqu’à présent était maintenue à l’écart par les académies. En le lisant année après année, j’apprends pourquoi de vastes pans de l’histoire littéraire sont restés vierges dans mon esprit - les exquises rhapsodies homosexuelles de la prose et de la poésie sud-américaine, les fées parmi les poètes russes, les confessions des génies contemporains « buveur de thé » sur leur vie amoureuse et leurs idées. Ce qui m’a le plus frappé, c’est l’histoire du travail poétique et amoureux de Sergei Esenin avec son ami poète Klyuev, qui renvoie à la nature, à la poétique et à la sexualité dans la Russie d’avant la Première Guerre mondiale. Vous ne lirez jamais ce couple d’amants dans les manuels scolaires russes, pas plus que vous ne lirez la nuit d’Edward Carpenter avec Walt Whitman dans les manuels scolaires américains. Grâce à Gay Sunshine, les photos, documents, ragots et textes pertinents sont désormais publics et accessibles à la communauté poétique. »

[7Fin de section, Paris, Christian Bourgois, 1975, recueil de nouvelles.

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