En permettant une libération collective de la parole des homosexuels, en permettant la possibilité de « passer à l’offensive », en bousculant le sens du mot politique dans un contexte saturé d’idéologies marxistes et de groupuscules, les fharistes ont littéralement jailli dans l’espace public, inventant leur langue et leurs actions, construisant leur sensibilité, leur originalité, leur esthétique en force.
Une partie de cette ébullition nous est accessible à travers un certain nombre publications dont le fameux Rapport contre la normalité, le numéro 12 de la revue Recherches Trois milliards de pervers Grande Encyclopédie des Homosexualités de mars 1973, le numéro 12 du journal TOUT ! d’avril 1971, ou encore les journaux Le Fléau Social et l’Antinorm.
Le besoin d’exprimer ce nouveau rapport au politique est manifeste, mêlant expérience individuelle et collective, récit politique, liaison avec la vague révolutionnaire mondiale ; besoin vital que l’on retrouve dans le texte qui va suivre, issu du numéro 5 du journal l’Antimorm de novembre-décembre 1973.
A la mémoire d’Adriana
Une de nos camarades du Front Unitaire Homosexuel Révolutionnaire Italien (FUORI) est morte. Comment ? Je l’ignore, nous l’ignorons tous. Une mort imprévue, anonyme et si discrète qu’en France, pendant six mois, nul ne l’a su alors que ce décès eut lieu à Paris... Je m’adresse particulièrement à celles qui connaissent cet anonymat répressif celui qui pousse en douceur vers le désespoir et le néant.
Adriana est morte. « L’ANTINORM » reproduit ici son dernier article, paru le mois même de sa mort dans le journal du FUORI. Cet article est un message d’amour et de vie pour moi, pour vous, pour nous femmes homosexuelles.
Je veux vivre maintenant, vite, et non demain. Je veux détruire la « politique » la réalisation -renvoyée à un futur imprécis - de mes-tes exigences et de mes-tes besoins. Je veux finalement que mon être et mon agir ne soient pas un moyen, même pour la Révolution, mais une fin.
Je veux que ce soit, même imparfaitement, la réalisation immédiate d’une dimension et d’une réalité différente, non dans le respect d’un impératif catégorique abstrait, même marxiste, mais parce que vous, moi, nous ne pouvons plus vivre sans cette dimension alternative. Ici, dans cette société-prison, je n’y tiens plus, je survis avec peine. Alors, je romps une barrière, toutes les barrières, et je deviens, vis, pratique la Révolution. Pour le reste, que nous ont enseigné nos pères ?
A renoncer, au nom d’un principe de la réalité inéluctable et sans pitié, à ne pas jouir, à ne pas être, et cela en fonction d’une efficacité-normativité individuelle, qui est seulement une couverture imposant à chacun une finalisation exclusive de soi-même.
On doit obéir, être éduqué, étudier.
On doit dire bonjour, manger de façon mesurée, être ordonnée.
On ne doit pas courir, sauter, rire, crier, faire l’amour.
Mais pourquoi ?
« Ce n’est pas bien, désormais sois adulte. Il faut être équilibré, mûr efficace. »
Et nous sommes tous poussés en graine, supervisés, réduits à l’état d’objets. Nous nous réduisons nous-mêmes à l’état d’objets, et toute action d’aujourd’hui doit être justifiée en tant qu’instrument pour la réalisation d’un avenir hypothétique.
Non seulement je suis réduite à l’état de marchandise quand je travaille, au moment où je suis insérée dans le processus de production, mais tout acte, toute pensée de notre horrible vie quotidienne devient marchandise dans la mesure où nous sommes exclusivement finalisés en fonction du capital. Le sexe, le « temps libre », l’amour, la « culture » sont programmés et réalisés sur des rails longs et rigides qui ne font rien d’autre que renforcer notre assujettissement à une réalité qui n’est pas la nôtre.
Bien dit-on alors, on doit faire la Révolution. Le prolétariat (encore une fois, on délègue aux autres le soin de notre Libération) doit prendre conscience du fait qu’il est opprimé, prendre le pouvoir et – ce que disent les plus radicaux - détruire les classes sociales et (peut-être) le pouvoir.
Mais encore une fois, les « révolutionnaires », qui n’ont même pas commencé à détruire l’image du père qu’ils ont intériorisées, renvoient à demain la Révolution, renvoient à demain le moment où l’on pourra créer, être heureux, jouir sans se sentir en faute.
Aujourd’hui, ils font de la politique, parlent, discutent, distribuent des tracts, font des journaux (« ... C’est fatigant, tu sais, difficile, je ne dors pas la nuit tellement j’ai à faire »), ils vont devant les usines, dans les écoles, les bars, sur les trottoirs, ils écrivent des articles pour établir des alliances, pour se donner des instruments d’organisation, pour être présents, connus et tout cela pour créer les conditions de la « Révolution » qui est longue, difficile, douloureuse, qui exige des sacrifices, de la fermeté, bref des couilles au cul !
On constate que cette pratique « révolutionnaire » est l’unique possible pour les marxistes orthodoxes, les forts, les virils, ces tristes figures qui pensent que le levier des contradictions est l’usine, que le sujet révolutionnaire est la classe ouvrière, ou plutôt eux-mêmes au nom de la classe ouvrière.
Mais ce qui est extrêmement grave, c’est que nous aussi, nous répétions la même erreur sur un plan macroscopique.
Parce que réfuter les rôles masculins/féminins selon le schéma fonctionnel production/ procréation, soumission/pouvoir, passivité/ action, norme/anormalité, qu’est-ce que, cela signifie sinon arracher entièrement depuis les racines le principe de nécessité/ réalité au nom d’une alternative qui n’a de sens révolutionnaire que dans la mesure où elle est libération immédiate, maintenant, tout de suite, et non demain ?
Quand nous faisons nos réunions, quand certains d’entre nous font leur journal, quand l’unique action proposée consiste à distribuer des tracts aux autres, à diffuser, à diffuser des affiches pour faire connaître le journal (notre façade publique) ; quand leurs seuls discours sont :
« Tu sais, le manifeste, la gauche a réagi positivement. Nous devons nous organiser. C’est une question de pouvoir. »
Alors ? Je veux dire que nous répétons mécaniquement les modèles, les stéréotypes de la société patriarcale (capitaliste).
Nous avons tellement intériorisé l’exigence d’une projection dans le futur, l’exigence du réalisme de la productivité que nous enfermons encore une fois la vie, la Révolution dans ce qui est l’opposé même de la vie. Encore une fois nous évaluons la validité de notre action, de notre être selon des critères d’efficience/transcendance, qui se traduisent et s’affirment en termes de pouvoir.
Ce sont les solutions finales qui comptent pour vous, chers homosexuels chauvinistes ; vous ne pouvez être et agir qu’en fonction de cela, et non dans cet instant, dans le présent qui seul détient suffisamment de force pour modifier réellement, totalement la vie (la société, les structures, pour se faire comprendre par les « marxistes ».)
Vous ne faites que réaliser la victoire habituelle du principe mâle, du pouvoir mâle, de la logique mâle comme transcendance opposée à l’être de la femme, édifié ’comme immanence du moment, qui vit et réévalue le moment actuel et non le futur.
Donc moi, nous, femmes homosexuelles, nous en avons assez de tout cela. Je revendique la valeur, l’exigence éternelle du présent, de la dimension existentielle (et tant pis si je suis traitée de petite bourgeoise). Je veux vivre ce moment, et puis cet autre, car ce moment est exceptionnel.
Cet être différent, le mien, le vôtre est la seule action qui, non seulement n’est pas la vérification d’une idéologie, mais est, au contraire, la destruction de la nécessité idéologique. Cet instant est énergie, pensée, courage, folie, il est expansion de moi jusqu’à ce que je sois aussi libre que possible. Gardez vos réunions ennuyeuses, votre journal qui a une immense signification politique. Gardez vos exigences d’organisation, votre efficience qui sert à compenser votre virilité qui n’est plus reconnue au niveau social, et à neutraliser vos angoisses pathologiques à l’égard d’un pouvoir que vous n’avez pas encore mais dont vous ressentez un besoin désespéré. Du reste, vous avez de bonnes chances d’avoir au moins une bride de ce pouvoir, puisque vous êtes suffisamment affligés de cette forme particulière d’aliénation qui vous permet de vous mettre sur les rangs pour l’obtenir.
Moi/nous, femmes homosexuelles, nous sommes conscientes, nous agissons dans le sens de nos désirs ; nous voulons, parce que c’est notre exigence, une coïncidence immédiate entre le I faire, le sentir et la valeur du faire.
Nous voulons délivrer notre être et notre agir du critère de la réussite, de la garantie de toute « culture », même marxiste.
Nous refusons, parce que nous sommes différentes maintenant, et non demain, la compétitivité productiviste, le rendement maximum, l’instrumentalisation.
Nous sommes la Révolution, la vie, moyen et fin en même temps. Nous n’avons pas besoin du futur pour commercer à être.
ADRIANA.
FUORI, n°8, mars 1973,
Traduit de l’italien par A.-M. FAURET.
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