« Tout le monde est femelle.
Les mauvais livres sont tous écrits par des femelles. Tous les vols d’œuvres d’art majeurs de ces trois cents dernières années sont le travail d’une femelle qui officiait toute seule ou avec d’autres femelles. Il n’existe pas de bons poètes femelles, tout simplement parce que les bons poètes n’existent pas tout court. Une liste des choses de provenance femelle comporterait : les avions, les téléphones, le vaccin contre la variole, le ghosting, le terrorisme, l’encre, la jalousie, le rhum, les bals de promo, l’Espagne, les voitures, les dieux, le café, le langage, les spectacles comiques, toutes les typologies de nœuds, le stationnement en double file, le vernis à ongles, la lettre tau, le nombre zéro, la bombe H, le féminisme et le patriarcat. Le sexe entre femelles n’est ni meilleur, ni moins bon que les autres modes de rapport sexuel parce qu’aucun autre mode de rapport sexuel n’existe. Les requins s’en prennent uniquement à des victimes femelles. Tous les astronautes sont femelles, d’où il découle que la lune est un lieu femelle en non-mixité. Le 1% est 100% femelle. La Cour suprême tout entière est femelle. Le Sénat des États-Unis tout entier est femelle. Le président est, ça va de soi, femelle.
Les femelles règnent sur les professions ci-après : le gardiennage de zoo, la mercerie, l’aménagement paysager, la banque d’affaires, le transport routier, la lutherie, l’expertise-conseil, les ressources humaines, le droit de la responsabilité civile, la taxidermie, le développement immobilier, l’orthodontie, l’administration pénitentiaire et la pègre. Toutes les femelles ne sont pas tueurs en série mais tous les tueurs en série, nécrophiles à l’avenant, sont de condition femelle. L’intégralité de la population carcérale est femelle. Toutes les victimes de viols sont des femelles. Tous les violeurs sont des femelles. La traite négrière transatlantique est le fruit de tractations femelles. Tous les morts sont femelles. Tous les mourants aussi. Les hôpitaux de ce monde en sont pleins : femelles au lit ou en ballade précautionneuse, percluses de maux, convalescentes, en voie de nous quitter. Tous les flingues dans le monde sont la propriété de femelles.
Je suis femelle. Et toi, cher lecteur ou lectrice, tu es femelle aussi, même – en particulier– si tu n’es pas une femme. Bienvenue. Navrée. »
« Tout le monde est femelle et tout le monde déteste ça » est le préambule à l’opuscule d’Andrea Long Chu Femelles. Cheminant avec Valerie Solanas, et particulièrement avec son alter ego Bongi dans sa pièce UP YOUR ASS, la narratrice de Femelles expose sa théorie avec l’humour caractéristique des choses sérieuses. Un fait qui la rapproche de Valerie : « C’est quelque chose qui, je crois, nous rassemble : une affection pour les déclarations indéfendables, le désir de pousser nos ambivalences à leur terme ».
Andrea s’appuie sur les affirmations du SCUM Manifesto selon lequel l’homme est une femme manquée, un gène incomplet, une fausse couche ambulante. L’unique réussite de celui-ci aura été de s’attribuer les qualités féminines et de faire croire aux femmes qu’elles sont des hommes (en leur attribuant les qualités masculines).
Valerie Solanas propose donc de rétablir la vérité sur les qualités des deux sexes et ainsi faire émerger une nouvelle équation, une reformulation radicale du conflit politique réel qui ne sera donc plus entre hommes et femmes, mais entre « des femmes-hommes timorées, lèche-cul, avides de reconnaissance » et « des femmes-femmes libres rouleuses, sûres d’elles, indépendantes et à l’aise » dans son genre.
Voilà le point de départ d’Andrea lorsqu’elle forge son concept de femellité dans la perspective de décrire le mieux possible notre condition commune, celle de femelle, mais également de permettre une approche révolutionnaire de la différence des sexes. Et le résultat est des plus troublant.
La femellité est le sexe universel. Non pas dans un sens anatomique ou génétique, mais plutôt comme la condition existentielle universelle, l’unique structure de la conscience humaine. Celle-ci est définie par la négation de soi, le sacrifice de soi au profit de la conscience des autres. Être femelle, c’est laisser quelqu’un d’autre mener le travail du désir à sa place. Être femelle, c’est être objet.
Cette définition appelle nécessairement à resituer la question du genre dans la mesure où la femellité est considérée comme universelle. Si le genre est d’ordinaire entendu comme une construction sociale, alors il prend ici le sens d’une tentative consciente et inconsciente de conjurer sa propre femellité au travers de mécanismes sociaux. Le genre est la forme sociale exprimée par la haine de soi, celle de son être-femelle.
Pour étayer son principe de femellité, Andrea cite une spécialiste de la vaginoplastie dont les propos contribuent à la reconnaissance de la femellité, pas uniquement comme sexe, mais comme sexe par défaut : « Dans la mesure où tout le monde possède des parties génitales féminines aux premiers stades de la gestation, l’objet de la procédure est de faire régresser l’anatomie actuelle jusqu’à sa structure initiale ».
Animée d’un gout très prononcé pour les contrastes, Andrea puise ses exemples dans l’actualité. Les red pillers, se référant à Matrix pour signifier être dans une quête de vérité, sont des communautés virtuelles regroupant incels [1], masculinistes [2] et phobiques de l’autre sexe. Elle montre la manière dont leur masculinité doit en fait être comprise comme une dysphorie de genre. Regardés sous cet angle, ils prennent l’allure de moutons séquestrés dans le corps de loups, rongés par leur désir obsessivement contenu de devenir femelles. Leur entourage les tient pour des meneurs, des présidents, des bienfaiteurs ; mais leur plus grande angoisse est que cette image flatteuse soit une chimère. L’homme est cet être qui refoule son envie d’être femme et dont le refoulement résulte de la peur qu’ayant été castré, il jouisse de son émasculation.
Notre auteure en repère les signes à travers une série d’exemples. Citons les vidéos de dragues masculinistes dans lesquelles les hommes construisent un discours qui veut que pour qu’une femme soit certaine qu’un homme en vaille bien la peine, qu’elle se soumette à lui, elle doit d’abord lui résister, le dominer. Aussi les hommes appellent-ils à endurer ces épreuves, et à les aimer. Prêt à n’importe quoi pour prouver qu’il n’est pas une femme, il en devient une provisoirement. Citons également la pornographie qui se charge de faire advenir le désir à notre place. Situation de passivité, d’abandon. La pornographie féminise, c’est ce que vous ressentez quand vous penser posséder un objet, mais qu’en réalité c’est lui qui vous possède.
À la manière de Valerie, Andrea Long Chu se raconte, se met en scène et pousse son désir jusqu’au bout, jusqu’à la limite. Le trou du cul est un vagin universel accessible en toute circonstance faisant de tout un chacun des femelles, la plupart des désirs ne sont pas désirés comme celui d’être une femelle. Elle vient ainsi recoudre l’accroc du 3 juin 1968 [3] et permettre à Valerie de finir le travail. Car maintenant, c’est une femelle qui git devant elle et tous les hommes ont disparu.
DIVA
A lire sur Trou Noir un texte de Andrea Long Chu :
Andrea Long Chu est autrice, critique et essayiste largement reconnue comme la pionnière de la « deuxième vague » des études sur la transidentité. Andrea Long Chu prépare actuellement sa thèse en littérature comparée à l’Université de New York. Ses publications sur le genre lui ont valu un large écho dans la recherche et dans la presse américaine.
[1] La sous-culture incel (néologisme signifiant célibataire involontaire en français) est la culture de communautés en ligne dont les membres, presque exclusivement masculins, se définissent comme incels, c’est-à-dire comme étant incapables de trouver une partenaire amoureuse ou sexuelle, état qu’ils décrivent comme un célibat forcé. Leurs discours se caractérisent par un fort ressentiment, l’apitoiement, la misogynie, la misanthropie, la promotion de la violence contre les femmes et le sentiment que le sexe est un dû.
[2] Le masculinisme est une identité contemporaine construite sur l’idée que la masculinité est en crise à cause d’un monde devenu intégralement féminin. Cette identité vise à donner un fondement historique à la suprématie masculine sur les femmes, à ériger la misogynie, le racisme et l’homophobie en valeurs ancestrales, en bon sens populaire qu’il est urgent de refaire émerger devant l’imminence de la catastrophe (féminisation, métissage et homosexualisation, transexualisation).
[3] Le 3 juin 1968 Valérie Solanas se rend à la Factory, et tire sur Andy Warhol. Celui-ci est touché grièvement. Warhol aurait acquis une telle emprise sur elle, possédant sa pièce Up you ass, qu’elle qualifia son geste de « nécessaire », c’est-à-dire qu’elle ne pouvait pas, ne pas tirer.
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