TROU NOIR

Voyage dans la dissidence sexuelle

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ENFANCE TRANS - ENTRETIEN AVEC JULES GILL-PETERSON

Les 19 mars et 11 avril 2024, le Parlement français a enregistré deux propositions de loi venant respectivement de LR et du RN qui visent à interdire, sous peine d’amende, la prise en charge médicale des personnes mineures en questionnement de genre. Ces attaques législatives paraissent dans un contexte d’accélération de la transphobie dans l’espace public, où les militant.es anti-trans français.es s’allient avec la presse et les maisons d’édition d’extrême-droite. Ces alignements nous donnent une importante lumière sur les orientations politiques de la transphobie : alliées des fascistes et fémonationalistes, les attaques transphobes sont les partisanes objectives du statu quo sexiste et du capitalisme racial qu’il sous-tend.

Ne rien lâcher sur les vies trans, et sur les vies des enfants trans, est une urgence en ces temps de montée des extrêmes-droites.

C’est dans ce contexte que la collective t4t a traduit cet entretien avec l’historienne Jules Gill-Peterson, l’autrice de Histories of the Transgender Child [histoires de l’enfant transgenre] (University of Minnesota Press, 2018). Interrogée par Lena Mattheis pour le podcast Queer Lit en octobre 2021, Gill-Peterson y rappelle la longue histoire des enfants trans au XXe siècle, celle de leur invisibilisation (comme s’il s’agissait d’une nouveauté ou d’une invention des médecins du XXIe) et celle des existences qu’iels inventent au bord du système genre/genre. Une histoire d’actes de défiance, de courage et de solidarité face aux politiques de mort menées contre l’enfance et contre la variance de genre. Une histoire qui nous dit que la résistance s’organise depuis longtemps, et qu’elle n’est pas prête de s’arrêter.

Pour lire et signer la pétition contre les propositions de lois transphobes, on peut se rendre ici.
Et pour lire et signer l’appel à manifester le dimanche 5 mai contre la transphobie, on peut se rendre là.

Trou Noir remercie la collective t4t.

Lena Mattheis : Bonjour et bienvenu‧es sur Queer Lit, un podcast qui parle des littératures et des cultures lgbtqia+. Je m’appelle Lena Mattheis et mes pronoms sont she/her (elle). […] J’ai le plaisir d’accueillir Jules Gill-Peterson aujourd’hui pour parler des enfants trans. Jules, tu es Associate Professor [maîtresse de conférence] en études anglophones, en études sur la sexualité et en études féministes à l’Université de Pittsburgh et l’une des raisons pour lesquelles nous parlons ensemble aujourd’hui, c’est que tu as écrit un livre sur les enfants trans, Histories of the Transgender Child. Je t’ai déjà entendu en parler et tu as un tel humour, tu as une telle passion pour ton sujet, c’est un tel plaisir de t’entendre que je suis très impatiente de parler avec toi aujourd’hui. Merci beaucoup d’avoir accepté l’invitation.

Jules Gill-Peterson : Oh, merci de dire ça et merci de m’accueillir. Et je crois que c’est un bon rappel : nous parlons de sujets qui sont si lourdement politisés qu’un regard extérieur peut en venir à croire qu’il y a nécessairement quelque chose de tragique dans le travail que nous menons. Mais la réalité c’est qu’il peut aussi y avoir beaucoup de joie à travailler sur ces sujets et qu’il peut même nous arriver de rire ; l’histoire n’est pas uniquement déprimante.

LM : Oui ! Tout à fait ! Alors pour être honnête, je dois dire que je n’ai malheureusement pas encore fini de lire Histories of the Trangender Child, mais j’étais tellement heureuse de parler avec toi des questions que tu amènes dans ce livre – et notamment la manière dont tu montres que ni trans, ni l’enfance trans ne sont des notions nouvelles – que je n’ai pas pu attendre. Mais avant qu’on se pose ces questions ensemble, est-ce que tu pourrais te présenter un peu, et nous indiquer tes pronoms, si tu le souhaites ?

JGP : Oui bien sûr. Alors j’utilise she/her (elle). Et concernant mon parcours, [...] j’ai fait une licence en histoire et c’est en partie ce qui m’a donné envie de poursuivre dans cette discipline. J’avais toutefois le sentiment de manquer de théorie, et en particulier de théorie queer – et j’ai la chance d’avoir eu un mentor qui m’a encouragée à venir aux États-Unis pour recevoir le genre de formation que je cherchais –, avec la conséquence bizarre que je me retrouve à être une historienne qui n’a pas de doctorat en histoire, mais en « études américaines ». Ce qui, je pense, a fini par tourner à mon avantage, parce que le travail que je fais consiste à poser des questions pour lesquelles aucune réponse ne préexiste.

Quand j’en suis venue à travailler sur les enfants trans, c’était un peu par accident. De fait mon doctorat n’a pas grand-chose à voir avec Histories of the Transgender Child, et la plupart des recherches que j’ai menées pour le livre, je les ai menées après avoir soutenu ma thèse, qui portait sur l’histoire de la médecine trans. Le lien avec la thèse c’est qu’à force d’éplucher les archives médicales, j’ai commencé à repérer tout un ensemble de bruits de couloir, de références à peine esquissées, qui mentionnaient l’existence d’enfants et d’ados trans. C’était là, dans des textes d’historiennes professionnelles comme Joanne Meyerowitz ou Susan Stryker, mais c’était des notes de bas de pages, des recoins d’articles. Du genre, comme si de rien n’était, quelqu’un parle d’un enfant de quatorze ans qui se présente à une clinique [pour changer de sexe].

Et je me souviens avoir lu ça il y a dix ans et m’être dit : attendez une minute, qu’est-ce que c’est que cette histoire ? des ados trans ? dans les années 1960 ? Et bien sûr, il faut remettre cela dans le contexte qui était alors le mien et se rappeler la manière dont la sphère médiatique a évolué ces cinq dernières années. Le rythme qu’a pris la visibilité trans culturellement dans le Nord global au cours des dernières années a de quoi faire tourner la tête, notamment en raison du contrecoup politique brutal qu’on est en train de vivre, mais il faut se rappeler qu’[au milieu des années 2010] l’idée même qu’il puisse y avoir des ados trans était relativement nouvelle dans l’espace public.

Et donc, probablement comme tout le monde, j’étais surprise de voir que cinquante voire soixante ans plus tôt, il y avait ces gosses qui se percevaient elleux-mêmes comme trans et qui parvenaient à s’enrôler dans des cliniques spécialisées dans le changement de genre. Je n’en revenais pas. Et c’est devenu une sorte de fascination, comme c’est souvent le cas pour les universitaires geek comme moi. Une fascination dont la résonance personnelle n’était pas encore complètement claire pour moi à l’époque. Mais quoi qu’il en soit, je ne pouvais plus penser qu’à ça, à cette question : Pourquoi est-ce qu’on ne connaît pas cette histoire ? Pourquoi est-ce qu’elle est cachée comme cela, en plein jour, dans les notes de bas de page d’une revue de psychologie ? Et pourquoi aucune des personnes qui ont traversé l’histoire des cliniques de genre, ni les historien‧nes, ni les clinicien‧nes, ni les adultes qui sont passé‧es par ces cliniques, n’ont pris la peine de remarquer ces jeunes trans ? Qu’est-ce qui se passe ici ? Et bien sûr, ce qui m’a aidée à voir cela, c’est qu’au même moment, les jeunesses trans étaient de plus en plus politisées dans l’espace public, tantôt envisagées comme une sorte de futur utopique de la diversité de genre (où chacun‧e pourrait vivre sa transition dès le plus jeune âge et pourrait vivre heureuxse jusqu’à la fin de ses jours, soi-disant contrairement à ce qui se passait tragiquement jusqu’à un passé récent), tantôt envisagées à l’intérieur de paniques morales dystopiques qui voyaient dans les enfances trans une emblème des problèmes du contemporain.

Le fait est que la grande majorité des paniques morales depuis au moins un siècle en Occident se focalisent sur l’enfance. Et c’est assez embarrassant de constater qu’elles ne cessent de retomber dans les mêmes pièges, du genre : « oh, c’est juste une histoire de technologie » ou « vous savez, c’est les réseaux sociaux qui rendent les enfants trans » ou « c’est l’influence de l’école, vous savez, on va à l’école et tout le monde est trans alors voilà… » Bref, tout un tas de fantasmes selon lesquels les enfants diffèrent tellement des adultes qu’il faut les protéger d’une manière spécifique de l’influence qu’ols ont les un‧es sur les autres.
Je reconnaissais là un axe de recherche intéressant pour lequel on avait à l’époque quasiment aucune source, universitaire ou pas. Et j’avais le pressentiment que ça n’allait pas finir de si tôt, cette obsession pour les enfants trans, et ça me rendait malade rien que d’y penser. Malheureusement, j’avais raison et je sens combien cela a du sens de creuser pour raconter cette histoire si l’on veut interrompre le cercle vicieux des attaques qui continuent de nous tomber dessus. De ce point de vue, je suis heureuse d’avoir mené cette recherche sur l’histoire des enfances trans, et d’avoir découvert en chemin et pu partager dans le livre une complexité qu’on était loin de s’imaginer.

LM : Oh, merci pour tout ça. Alors, j’ai plein de questions ! Et la première serait peut-être liée à un article que je me souviens avoir lu de toi, qui porte sur la « dissociation comme méthode ». Le point de départ de cet article, c’est une photo de toi enfant sur laquelle tu tombes. Tu vois cette petite fille et tu racontes comment elle est complètement différente de ce que tu t’attendais à voir. Et je me demandais : est-ce que c’est quelque chose que l’écriture du livre a rendu possible ? de voir cette image de cette manière ?

JGP : Oui, absolument, c’est une histoire intéressante. Et soit dit en passant, à propos de dissociation, à chaque fois que des collègues me demandent : mais comment as-tu fait pour finir ton premier livre aussi vite ? est-ce que tu aurais des conseils ? Je leur réponds : non pas vraiment, enfin disons que je vous déconseille fortement de faire comme moi. Et je pense que c’est important de parler de cela quand on parle de la production des savoirs universitaires, et comment elle est liée, pas forcément à nos névroses ou à nos traumas, mais à nos mécanismes de compensation pour vivre dans le monde. Et ce n’est pas nécessairement quelque chose de négatif, mais pour ma part, en tant qu’enfant précoce dont la vie psychique s’est rapidement développée, en partie pour construire le refuge qui me permettrait de survivre aux cruautés structurelles du monde, le doctorat avait un petit peu le goût d’un exercice d’externalisation de mes problèmes. L’enjeu était aussi de me prouver quelque chose à moi-même. Je me disais : « si je peux maîtriser un truc aussi abstrait et difficile, alors c’est que j’ai de la valeur ». Et je pouvais ainsi consolider mon estime de moi à partir d’un argument irréfutable. Du genre : « bon, on m’a donné ce diplôme, c’est que je dois être une vraie personne ».

J’ai vécu de nombreux moments de dissociation lorsque j’étais plus jeune, et le temps de finir mes études supérieures, j’avais tellement rempli ma propre vie que c’était difficile pour moi d’avoir la moindre perspective. Et donc quand j’en suis arrivée à ce projet de livre, c’était un peu le dernier sauve-qui-peut pour essayer d’éviter la transition. Je croyais vraiment vraiment fort, implicitement du moins, que si j’étais capable d’écrire un livre avec le mot transgenre dans le titre, si j’étais capable de rendre justice à des personnes trans bien réelles en écrivant leurs histoires d’une manière complexe, rigoureuse et politiquement engagée, alors j’aurais fait ma part du travail et je ne serais pas obligée de transitionner moi-même. Il y avait une certaine dose d’ironie au fait d’écrire ce livre sur des enfants trans qui n’avaient rien de commun avec moi : les jeunes genxtes dont je parle dans le livre sont un groupe vraiment fascinant de personnes qui se comprennent elleux-mêmes très tôt comme trans (ou quelque soit l’idiome de l’époque) et qui en font quelque chose – ce qui n’est vraiment pas ce que j’ai fait.

J’ai écrit ce livre dans une espèce de fièvre qui a duré presque deux ans. C’était une expérience très étrange. Et puis j’en suis arrivée aux toutes dernières pages qui correspondaient en l’occurrence à la préface. Et au moment de l’écrire, j’ai fini par me rendre compte, littéralement par accident, au milieu d’une phrase que j’étais en train d’écrire, que j’étais, que je suis trans – même si j’avais eu une enfance trans différente de celle des enfants dont je parle dans le livre. C’est l’acte d’écrire cette phrase qui est parvenu à faire tomber le mur qui s’était érigé à l’intérieur de moi et qui m’a fait comprendre que cette tâche herculéenne que je m’étais donnée, celle d’écrire un livre pour prendre mes distances à l’égard de ce mot, à l’égard de ce signe, trans, avait été une sorte de période de grâce momentanée, qui m’a finalement donné la permission d’embrasser ce mot pleinement. [...]

Et donc, tout cela pour dire que j’ai effectivement écrit là-dessus : sur le fait que l’intensité de ma dissociation a aussi fini par me donner une sorte de méthodologie de lecture des archives historiques, parce qu’une des choses que la dissociation me permettait, c’était de minimiser (auto-réflexivement) mes attachements envers certaines figures historiques sur lesquelles j’écrivais. Et cela m’a permis de développer cette méthodologie par laquelle le livre s’efforce d’écouter l’archive sans la surinterpréter. Ce qui veut dire que je ne pratique pas la lecture rapprochée des sources archivistiques qui parlent des enfants trans ou écrites par elleux.

Ainsi, je refuse la logique qui voudrait que les enfants trans n’aient d’importance que dans le discours que les adultes produisent sur elleux, que dans les symboles qu’ols en viennent à représenter pour les adultes. Et c’est un problème majeur : les enfants trans en viennent à représenter l’idéologie de genre en général. Du genre : « Grâce à elleux, nous allons enfin savoir d’où vient la transitude. » Ou encore : « Par elleux, nous allons enfin résoudre telle ou telle question théorique, ou médicale, ou psychologique » ! Mais dans ces histoires, les enfants trans ne sont jamais des agent·es à part entière. Ce que les enfants trans disent sur elleux-mêmes n’est jamais pris au sérieux.

En tant qu’universitaire, je voulais éviter cet exercice de la violence épistémique. Et ironiquement, la dissociation est ce qui m’a permis de faire cela. Donc maintenant, bien sûr, j’essaye de trouver des manières de faire sans, je veux dire sans me faire du mal. Et d’ailleurs, ça me permet de faire le lien avec une expérience intéressante, et c’est ce à quoi tu fais allusion en citant cet article paru sur mon substack où je parle d’une vidéo de moi enfant, vers l’âge de 7 ans. Je n’ai pas vraiment de souvenirs de cette époque, alors j’étais vraiment choquée de voir cette jeune enfant qui est en tous points comme moi aujourd’hui : qui parle de la même manière, qui (on est à la radio là, mais si les auditeurices pouvaient me voir, iels le verraient bien) fait constamment des gestes, qui prend sans cesse des poses fèms… Et donc j’étais devant ces images à penser : bon, c’est clair, c’était déjà là quand j’avais sept ans. Et tout d’un coup, me voilà confrontée à l’idée que je suis peut-être bien plus cohérente que je ne le pensais avec l’enfant que j’ai été. Et en tant qu’universitaire spécialiste de l’enfance trans, j’ai commencé à me poser la question : quelle sorte d’enfance trans est-ce que je regarde là ? Sans aucun doute, la Jules que je vois dans la vidéo est une petite fille, mais personne ne sait trop quoi en faire. Cela m’a donné le sentiment étrange d’observer une sorte d’enfant impossible, qui est à la fois réelle et impossible : impossible dans le langage peut-être, mais pas pour autant impossible dans la chair. Et voilà, ça me semblait former une très belle coda au livre que j’ai écrit.

LM : Oh je suis désolée d’entendre à quel point cette expérience a été difficile à traverser, mais c’est aussi beau d’entendre comment tu t’en es sortie. J’aurais une question concernant une chose que tu as dite sur la mémoire, sur le fait que tu n’avais pas de souvenirs de toi enfant, ou sur le fait qu’il y avait des parties de toi enfant dont tu n’étais pas consciente contrairement aux enfants dont tu parles dans le livre.

Ma question porte en fait sur deux choses à la fois. La première, c’est l’idée que tu défends dans le livre selon laquelle les enfants trans sont rendu‧es inconnaissables, et je me demande : comment est-ce que notre culture s’y prend pour rendre quelque chose non seulement invisible mais aussi inconnaissable et quels dommages sont produits en conséquence ? La deuxième est l’envers de celle-là : comment se fait-il d’après toi qu’on puisse trouver ces enfants qui ont une telle clarté sur elleux-mêmes ? Ou pour le dire autrement : est-ce que tu aurais des exemples particulièrement intéressants de ces enfants ? Bref : est-ce que tu as un‧e enfant préféré‧e ? Je sais qu’on n’est pas censé‧es le dire, mais...

JGP : […] Merci pour ces deux questions parce qu’elles me mènent directement au cœur de ce qui m’intéresse le plus, à savoir la part du sujet sur lequel je travaille qui n’a pas de réponse, la part qu’il faut continuellement travailler et préciser. C’est une des raisons pour lesquelles c’est si intéressant, et difficile, de travailler sur l’enfance d’un point de vue historique : les sciences attachées à l’enfance – sciences sociales, psychologie ou biologie – finissent par apparaître comme insuffisantes, et tu en viens à abandonner les arguments universalisants.

En Occident, les enfants sont produit·es comme des sujets inconnaissables pour toutes sortes de raisons liées aux hiérarchies politiques, sociales et économiques de la société moderne capitaliste. Mais toutes ces choses n’ont vraiment commencé à émerger qu’à la fin du XIXe siècle et une des choses que je dois constamment rappeler aux étudianz à qui j’enseigne l’histoire de l’enfance, c’est la quantité astronomique de travail qui a dû être fournie pour rendre les enfants dépendanz des adultes, pour les transformer en ces êtres si faibles et si vulnérables et si inconnaissables qu’on peut projeter et produire sur leurs corps toutes sortes de fantasmes culturels. C’est vraiment troublant. Et c’est sans doute lié au fait que l’enfance est la seule catégorie socialement stigmatisée ou minorisée au travers de laquelle tout le monde passe.

Quand on parle de race, de genre ou de classe, on parle de catégories minorisées aussi au sens où elles correspondent à une certaine strate, dite minoritaire, de la société ou de la population. Alors que tout le monde a été enfant. Simplement, dans la culture occidentale, nous avons créé ce phénomène incroyable : l’amnésie de l’enfance. C’est-à-dire que nous n’arrivons pas à nous souvenir de ce que c’était que d’être enfant et que nous attachons à l’enfance tout un ensemble de mystères et d’images d’innocence qui nous permettent de faire aux enfants un tas de choses qui seraient vraiment difficile à justifier autrement.
Les personnes avant 18 ans ou 21 ans sont toujours traitées comme un petit peu moins qu’humaines : on contrôle leurs corps, on les tire dans tous les sens, on leur retire leurs droits économiques, politiques et civiques et on les place de force dans ces institutions para-carcérales qu’on appelle des « écoles »… Ce sont des choses qui seraient extrêmement perturbantes si on les faisait à des adultes. De fait, il arrive qu’on les fasse aussi parfois à des adultes, simplement on a beaucoup plus de mal à le justifier, ou alors on le justifie en s’appuyant sur des analogies avec l’enfance : ainsi le colonialisme et l’esclavage décrivent les personnes esclavisées ou colonisées comme « infantiles », une infantilité qui exige et justifie la gouvernance des Européen‧nes blanc‧hes.

Une des choses importantes que j’aime rappeler, c’est que dans le cas des enfants trans, le mot important ce n’est pas « trans », c’est « enfants ». Si les enfants trans sont constitué‧es comme inconnaissables, ce n’est pas parce qu’ols sont trans, mais parce que ce sont des enfants. Les enfants sont définiz comme ces créatures au développement inachevé, en attente d’être formées. Et les adultes entretiennent beaucoup d’intérêt et d’excitation à l’égard de ce que ces créatures vont devenir. Mais aussi énormément d’inquiétudes. Alors toutes ces choses qui sont pensées comme naturelles, telles que le genre et la sexualité, sont imposées et contrôlées chez les enfants, de peur que les enfants ne se plient pas aux exigences des normes sociales sans ces interventions agressives.

Un bon nombre des torts qui sont faits aux enfants trans n’ont pas grand-chose à voir avec le genre, ou plutôt n’ont à voir qu’avec ce genre bien spécifique qu’est « l’enfance ». Un genre qui permet de catégoriser les corps, les esprits et les âmes des enfants de telle sorte qu’ols appartiennent aux adultes, de telle sorte que nous les adultes avons naturellement le droit de forcer un certain itinéraire développemental sur elleux. Les enfants sont comme une espèce à part entière, un genre d’êtres incapables de se donner à elleux-mêmes leurs propres fins. Pensons aux implications horribles que cela a pour les enfants trans, ces enfants incroyablement courageux‧ses qui se retrouvent dans le monde et regardent les adultes droit dans les yeux et osent leur dire : hé, vous voyez ce truc fondamental que vous pensiez vrai à propos de moi ? Eh bien : vous aviez tout faux. Sur mon certificat de naissance : tout faux. Sur chacun des formulaires que vous avez rempli depuis : tout faux. Tous les jours, quand vous m’habillez : tout faux. Ces enfants débarquent et remettent en cause tout le système hiérarchique et tout le système de pouvoir entre enfants et adultes. Imaginez l’incroyable vulnérabilité qui est la leur dans le système occidental de l’enfance où ols sont né‧es. Et tout ça sans même tenir compte des facteurs aggravants que peuvent être la race ou la classe par exemple, et qui façonnent de manière significative l’expérience de l’enfance.

Une des choses qui m’intéressent le plus c’est justement le fait qu’il n’y a donc pas de raison de penser les enfants trans comme des personnes mystérieuses, déroutantes ou rebelles. On pourrait même décider de les voir comme des forces antagonistes pour d’autres raisons sans que cela nous empêche de respecter et accueillir les enfants trans avec amour, tendresse, enthousiasme et curiosité. La raison pour laquelle nous ne le faisons pas, ce n’est pas parce que ces enfants sont trans. Le problème, c’est plutôt l’enfance et le fait que nous n’aimons pas être surpriz par les enfants. Et même, nous détestons cela. Il n’y a qu’à voir la cruauté indicible avec laquelle nous traitons les enfants en prétendant agir dans leur intérêt, jusqu’à des points d’absurdité incroyable, le tout au nom d’une prétendue défense des Lumières, de la culture, de l’Occident.

Et d’ailleurs, l’Émile de Jean-Jacques Rousseau ne cesse de le répéter : « Oh le bel enfant à l’état de nature ! Quelle chose admirable... Mais aussi quelle chose vraiment méprisable... » La leçon de l’Émile, c’est quoi ? Il nous faut élever l’enfant de manière à ce qu’il obéisse à nos normes sociales – ce qu’Émile ne ferait jamais de son propre gré, bien sûr, s’il n’y était pas forcé – sinon, il deviendrait une bête sauvage. Mais nous devons procéder avec précaution car si nous lui enseignons la langue et la culture au point qu’il les maîtrise mieux que nous et qu’il nous surpasse, ce serait tout aussi terrible. Le parfait paradoxe, n’est-ce pas ? Et on sait combien les paradoxes et les contradictions peuvent être utiles quand il s’agit de justifier des choses dépourvues de logique ou de quelque fondement éthique que ce soit, et qui seraient démasquées en une seconde en prenant un peu de recul sur la situation.

Tout cela pour dire que, quand on parle des enfances trans, à mon avis, il est plus intéressant de s’intéresser à enfant qu’à trans. C’est la raison pour laquelle mon livre refuse de donner la moindre définition du mot trans. Il me semble qu’on demande depuis bien trop longtemps aux enfants de fournir le chaînon manquant pour la définition de trans. Or trans n’a pas de définition ou bien je dirais que c’est inutile de définir ce terme, d’autant qu’on l’utilise souvent pour mettre dans le même sac des choses variées et ainsi effacer les différences. Si les enfants trans font l’objet d’une telle obsession et d’une telle surveillance, c’est parce qu’on les considère comme des êtres inachevés et qu’on espère, en les étudiant ainsi, finir par comprendre d’où vient la transitude, avec le fantasme parfois de pouvoir ensuite l’éradiquer.

Voilà pour la première question [sur l’enfance comme catégorie invisibilisée].

Quant à la deuxième [sur les vies des enfants trans], je trouve très intéressant d’observer comment beaucoup d’enfants, bien plus malin·es que ce contexte historique qui les place dans le domaine de l’inconnaissable, parviennent à dépasser cette situation. C’est même fascinant pour moi, car ce n’est pas le cas de toustes les enfants. À commencer par moi !, qui n’ai compris que très récemment, en regardant ma propre archive vidéo, que je n’avais jamais eu de telle prise de conscience. Enfant, je ne me disais pas : bon, je suis une fille mais les adultes pensent que je suis un garçon, il faudrait peut-être que je les prévienne. Non, cette pensée ne m’a pas traversée. Et ce n’était pas par manque d’opportunités : je suis née à la fin du XXe siècle, suffisamment tard pour que des mots comme trans arrivent jusqu’à mes oreilles. À ma naissance, le mot transgenre était juste au coin de la rue, et malgré tout, je ne l’ai pas employé pour me dire.

À ce propos, il y a aujourd’hui un récit, que je crois erroné, qui veut que ce soit l’accès à certains mots pour parler de soi qui rend les transitions possibles. Ce n’est pas sans lien avec les « bonnes pratiques » actuelles encourageant un langage inclusif queer et qui ont tendance à surestimer le pouvoir des signifiants. Ce qui a de quoi rendre malade la post-structuraliste en moi. Comme si l’accès à un mot, à un signifiant, devait nécessairement permettre une meilleure connaissance de soi ! Et c’est aussi complètement lié à la notion peu rigoureuse, et de plus en plus dominante, d’identité de genre « intérieure ». En dépit du fait qu’il n’y ait pas la moindre preuve qu’une telle chose existe et alors même que les études queers sont plutôt généralement opposées à l’idée d’identité, cette idée semble se retrouver constamment mobilisée dans la grammaire dominante, y compris à l’université.

Or le problème, c’est que si on suit cette logique, les enfants trans du passé, n’ayant pas accès à ces signifiants, n’auraient pas pu savoir qu’ols étaient trans ; alors qu’au contraire, les enfants d’aujourd’hui, ayant la télé et internet, auraient l’occasion de rencontrer les mots leur permettant de parler d’elleux-mêmes et donc d’aller bien. Mais ce n’est pas le cas. Et j’estime que c’est mon rôle en tant qu’historienne, ou plus exactement en tant que spécialiste en littérature, de simplement dire que non, ce n’est pas ainsi que le langage et la production de sens fonctionnent.

LM : Excuse-moi, je me permets de t’interrompre un instant car je trouve très intéressant le mécanisme que tu décris ici. Parce qu’en effet, il ne suffit pas d’avoir un langage disponible pour l’utiliser afin de décrire sa propre expérience. Tant de personnes queers ont des histoires qui en attestent. Par exemple, ce n’est pas parce que j’étais dans une relation avec une personne du même sexe que je me disais pour autant que j’étais gaie ou lesbienne. Et il y a beaucoup des exemples comme celui-ci. Parce que ce n’est pas qu’une histoire d’accès aux mots, il s’agit de tout un processus, qui passe par des chemins bien différents de celui du langage pour en parler. Mais il est effectivement intéressant de voir comment utiliser tel langage spécifique pour se décrire devient parfois un devoir assigné aux personnes trans, ou une sorte de marqueur de maturité. Mais je te laisse continuer, pardon de t’avoir interrompue.

JGP : Non, je t’en prie. Je suis d’accord, c’est à la fois fascinant et perturbant. Il s’agit vraiment d’un impératif sexologique. Je suis d’ailleurs passionnée, ou plutôt obsédée, par cette soi-disant « culture occidentale intellectuelle queer et trans radicale » qui n’est guère autre chose, en réalité, qu’une version non-interrogée de la sexologie des années 1910. Et c’est logique, comment pourrait-on savoir ? Ce n’est pas comme si on nous enseignait l’histoire de la sexologie à l’école primaire. Et donc on reste avec cet impératif posé sur la personne déviante de se connaître elle-même et d’être en mesure d’expliquer et de rendre compte de sa déviance ; une injonction d’abord imposée par les cliniques psy et maintenant reprise par le néolibéralisme sous prétexte de promouvoir la liberté et la vérité et de libérer notre moi authentique. Comme s’il te suffisait de regarder en toi, d’y reconnaître ton genre et de le dire à haute voix, et comme si l’obligation éthique des autres se limitait à prendre connaissance de cet énoncé et à le suivre. Bref, le point de vue occidental le plus ethnocentrique que j’aie jamais entendu et qui prétend se faire passer pour un universalisme radical.

Mais cela n’a rien de très radical. On est en fait face à un discours impérialiste et il existe de nombreux travaux très intéressants de chercheur·ses trans du Sud global qui observent la manière dont les peuples de différents pays, avec leurs différentes généalogies de ce que nous appelons trans dans l’Occident, réagissent et remettent en question ce sujet occidental radicalement appauvri, dont la seule missions semble être de regarder à l’intérieur d’ellui-même pour y trouver le terme juste, qu’il s’agisse de non binaire, transgenre, demisexuel·le, etc. Et si le ton avec lequel j’en parle paraît quelque peu insolent, c’est que j’ai l’impression qu’on se retrouve à revenir à la sexologie de Magnus Hirschfeld, ce médecin allemand qui avait recensé 23 genres et combinatoires d’expressions de genre différentes.

J’aimerais rappeler ici que positivisme et politique radicale sont deux choses bien différentes. Et je crois que si on veut se débarrasser de cette confusion, les spécialistes en théorie littéraire devons clarifier plusieurs choses. La première c’est que le sens n’est pas produit d’une manière logique et prévisible. Et que parfois, avoir une certaine proximité ou intimité avec un langage peut produire l’opposé d’une connaissance sur soi. C’est l’exemple que j’ai donné en évoquant l’écriture de mon livre : j’ai consommé, pris, lu, avalé des centaines, si ce n’est des milliers, de répétitions du mot trans durant ma recherche, et comme je l’ai dit, j’ai précisément avalé tous ces mots parce que je cherchais à éviter l’implication et la signification que ce mot avait pour moi.

En parlant de mots « avalés », je fais allusion à Making Out [Se rouler des pelles], un livre magnifique d’une de mes mentors, Catherine Bond Stockton. Pour elle, nous embrassons nos idées, nous couchons avec elles et nous emplissons nos corps des signes qu’elles produisent – une sorte d’explication matérielle libidinale de la production de sens, de la lecture et de l’écriture. Et j’adore cette idée. Catherine dit que les mots sont des petits dildos qui nous pénètrent. Et c’est effectivement ce qu’ils font : les mots entrent et grandissent en nous, dans notre inconscient. On ne peut pas se protéger de cela quand on lit, ni des significations qu’ils apportent avec eux. Nous avons très peu de contrôle sur les effets qu’ils produisent sur nous. Et c’est génial. Mais c’est aussi terrifiant. Et donc dans le livre, elle parle beaucoup de la manière dont certaines personnes tentent de développer des stratégies prophylactiques de lecture, en enfilant des préservatifs mentaux qui les protégeraient de l’inconfort qu’engendre l’instabilité du sens des mots. Et nous sommes dans une époque où cette posture est valorisée culturellement, et cela inclut probablement aussi les cercles queers et trans.

Mais il me semble intéressant de nous pencher sur les situations où cette logique est inversée, c’est-à-dire sur les situations où les personnes ne maîtrisent pas la langue avec ce type de virtuosité [qu’on connaît dans certains cercles queers et trans]. Que se passe-t-il quand ton rapport au langage est plutôt de l’ordre du reçu que du produit ? C’est une question importante, parce que c’est souvent ce qui se passe dans le cas des enfants, puisqu’ols naissent dans une langue dont ols ne sont pas les auteur·ices. Et cela leur donne cette approche spécifique du langage et de la pensée, une approche « enfantine » si l’on veut, où l’imagination et la pensée magique tiennent une place importante, et que de nombreuxses enseignanz tentent d’ailleurs de leur retirer à coup d’éducation formelle. Les enfants peuvent faire des choses que certaines d’entre nous ne sommes plus capables de faire, en tant qu’adultes fatigué·es par l’ordre symbolique auquel nous avons succombé.

Sur ce point, l’une des histoires que j’adore partager provient du témoignage d’une femme trans plus âgée que moi au moment où je l’interroge et qui était une jeune ado trans de 13/14 ans vivant dans la banlieue de Los Angeles au début des années 1960. Comme une bonne partie de la jeunesse trans de cette époque, elle a commencé à se travestir vers l’âge de 12/13 ans. Elle n’avait alors aucun mot spécifique pour en parler, tout ce qu’elle savait, c’est qu’elle adorait mettre les vêtements de sa mère. Progressivement, elle s’est mise à gagner en confiance et en courage, jusqu’à sortir hors de chez elle (quand il n’y avait personne à la maison), et se promener dans son quartier avec les vêtements de sa mère. Et puis un jour, elle a décidé de prendre un bus pour se rendre à Hollywood. À l’époque, Hollywood, c’était un quartier plutôt malfamé, associé à des vices de toutes sortes : des bars queers, de la drogue, ce genre de choses. Et elle le savait, elle savait que c’était là que les personnes déviantes venaient pour passer du temps ensemble. Et cela constituait une invitation suffisante pour elle, pour avoir envie d’y aller. Elle raconte comment, habillée en fille, elle prend le bus pour Hollywood et se promène là-bas, toute ado qu’elle est, quand soudain elle tombe sur un kiosque à journaux qui vend des magazines et revues porno. Là, elle voit un magazine qui s’appelle Female Mimics [Imitatrices], qui est une sorte de publication par et pour personnes qui se travestissent, mais dont le contenu n’est pas directement pornographique, dans le sens où il n’y a pas d’images explicites : on y trouve des photos un peu salaces de drag queens qu’on ne présente ni comme des personnes trans, ni comme des personnes gaies mais comme des hommes hétéros qui se trouvent être particulièrement doués pour la transformation, et qui ne font ça que dans le cadre de leur travail évidemment. (rires) Bref, elle parvient à convaincre le mec du kiosque de lui vendre le magazine. Et elle m’explique qu’elle commence alors à regarder les images du magazine de manière obsessive. Elle les regarde encore et encore. Et rappelons-nous que ces images ne sont pas décrites comme des représentations d’histoires de transition. Le mot trans n’apparaît nulle part. Leur seule qualité et fonction affichée est leur caractère licencieux. Et là, elle fait une pause dans son récit pour me regarder et s’assurer que je comprenne ce qui s’est joué pour elle alors : à ce moment-là quelque chose était en train de naître en elle. Les images et les mots de ce magazine sont entrés en elle. Ils n’étaient pas les mots explicites dont elle aurait pu avoir besoin et ça n’avait pas d’importance. Ils sont néanmoins entrés en elle et son inconscient s’en est nourri et a pris le relais. Ce n’est que dix ans plus tard qu’elle finira par rencontrer le mot transexual. Mais en un sens, elle avait déjà commencé sa transition bien avant, devenant une sorte de leader dans sa communauté dans le nord de la Californie.

Cette histoire très intéressante illustre la manière dont la jeunesse trans peut parfois produire quelque chose à partir de rien, pour ainsi dire. Et c’est sans doute à cet endroit que mes connaissances d’historienne se retrouvent dans une obscurité que je ne souhaite pas éclairer. Cela me suffit amplement de dire que certaine·s jeunes trans semblent avoir ces moments de compréhension précoce tel que celui décrit dans cette histoire, tandis que d’autres non. Et on ne saura peut-être jamais pourquoi. D’ailleurs, selon moi, ça n’a pas beaucoup d’importance de savoir pourquoi. D’autant qu’il me semble qu’au final, la recherche du pourquoi s’entremêle souvent d’un désir sous-jacent d’intervention : celleux qui cherchent à savoir pourquoi les enfants sont trans le font souvent afin de les empêcher d’apprendre et de créer quelque chose de radicalement neuf dans la culture éminemment limitée qui les a vu naître. Et une grande partie du vécu trans se manifeste dans cette expérience très bizarre qui consiste à devoir produire de A à Z la possibilité d’une existence à partir d’une culture qui non seulement ne reconnaît pas cette possibilité mais oppose de surcroît des obstacles au changement de genre. Pourtant, quelle que soit l’époque dont on parle, on trouvera toujours des personnes pour dire : « Si, c’est exactement ce que je vais faire. » Et je trouve ça tellement cool. Si seulement on pouvait accepter qu’il s’agit là d’une formidable compétence développée par ces personnes plutôt que de les remettre en question.

Et je crois qu’une des autres choses qui me fascine, c’est qu’il existe toutes sortes d’enfants trans et que ça n’a rien à voir avec l’accès à un dictionnaire ou à une éducation. Les expériences des jeunes trans sont informées et stratifiées par la race et la classe mais ce n’est pas comme si, dans les années 1950, il n’y avait eu que des enfants trans appartenant à la classe moyenne. Non, pas du tout. Et je ne sais pas si c’est une question de langue ou d’autre chose mais certain·es jeunes ont cette capacité incroyable, que je n’avais pas quant à moi lorsque j’étais enfant, de prendre dans leur culture une chose qui leur est hostile et de la transformer en fonction de leurs besoins. Cette capacité, pour ainsi dire, de créer un concept qui n’existe pas dans le monde où tu vis et de survivre avec suffisamment longtemps pour parvenir là où tu as besoin d’aller.

LM : Oh merci beaucoup pour le partage de cette superbe histoire et pour l’évocation de cette chose que je trouve vraiment très intéressante à propos des vies trans en général : le fait que nous inventons effectivement continuellement des choses pour nous-mêmes pour pouvoir vivre au quotidien et que ces inventions prennent toutes sortes de formes. Et cela me fait penser à la… euh je m’apprêtais à utiliser le mot créativité mais ce n’est pas tout à fait cela, disons plutôt que je pense à ce désir de créer quelque chose là où il y a un manque. Ou bien peut-être la volonté de créer une chose qui ne soit pas tout à fait telle qu’on l’attendrait. Je ne sais pas trop comment le dire, je crois que je n’ai pas vraiment les mots pour décrire ce que je souhaite exprimer. Ce qui nous ramène d’ailleurs à ce que tu décrivais à l’instant. (rires) Bref, je me demande comment cet élan de création peut être relié à ton travail sur le bricolage trans ou « trans DIY ». [...]

JGP : Oui alors en effet, je travaille actuellement sur un projet de livre dédié aux bricolages trans. Ce livre, c’est d’abord une sorte de contrepartie au premier livre qui retraçait une histoire traditionnelle de la clinique. Bon, je ne sais pas si à quel point on peut dire qu’elle était très traditionnelle, mais toujours est-il qu’il s’agissait d’une histoire de la médecine : j’ai passé des heures à éplucher des archives médicales très difficiles d’accès sur lesquelles il était émotionnellement très pesant de travailler. C’est à ce moment-là que j’ai commencé à penser à un deuxième livre car j’avais vraiment besoin de faire une pause. J’en avais marre de passer mon temps à lire les litanies des horreurs qui se déroulaient dans les sous-sols des hôpitaux psychiatriques. C’est alors que je me suis figuré combien il était étonnant qu’en réalité la plupart des personnes trans n’interagissons pas avec la médecine institutionnelle. Autrement dit, les expériences de transition et la médecine moderne institutionnelle ne sont pas aussi inexorablement liées qu’on le dit parfois. On pourrait même dire que c’est l’un des plus gros mensonges que l’on raconte au sujet des personnes trans, mensonge dont la version la plus exagérée prétend que nous serions une invention des médecins. Ou, autre version presque plus nuisible encore : mensonge qui voudrait que nous réclamons de la médecine qu’elle nous procure une chose qui n’est pas réelle.

Or, dans les faits, les personnes trans ne consultent généralement pas de docteur·es. Pourquoi le ferait-on ? Quel·les spécialistes ? Où aller ? À qui s’adresser ? Existe-t-il des docteur·es compétent·es ? Face à ces questions, toujours valables aujourd’hui, la plupart des personnes trans mènent leurs processus de transition en mode DIY. C’est particulièrement vrai aux États-Unis, où les soins sont difficilement accessibles et très coûteux. […] Si bien que tout le monde bricole.

Or ce bricolage généralisé doit imposer un changement de paradigme dans la manière dont nous considérons l’histoire trans. Car si nous regardons les faits historiques les plus élémentaires, nous observons tout d’abord que de manière empirique la plupart des personnes transitionnent en dehors des parcours de la médecine institutionnelle, et deuxièmement que ces bricolages sont en réalité le corpus de savoirs dans lequel puise et s’informe la médecine institutionnelle. Les docteur·es ont dû, à un moment ou un autre, se rendre dans les communautés trans à la recherche des personnes futées qui avaient élaboré leurs propres techniques pour transitionner. Et c’est auprès de ces personnes, souvent des femmes trans, que les médecins ont appris comment faire. Et ce n’est qu’après qu’ils ont ensuite donné à ces connaissances récoltées un nouvel emballage, qu’ils ont réalisé des études avec l’argent des subventions ainsi obtenues et qu’ils ont rédigé des articles sur leurs « découvertes » en omettant de citer les auteurices trans à l’origine de ces savoirs, effaçant toute trace d’elles dans le discours médical.

Il n’en reste pas moins que toutes ces pratiques do-it-yourself constituent un incroyable répertoire systématisé de savoir-faire vernaculaires, scientifiques et médicaux développés par les personnes trans depuis très longtemps. Si je me concentre sur les données depuis 1945, c’est parce qu’il s’agit de la période sur laquelle je travaille mais on parle de compétences et connaissances qui se sont transmises de générations en générations depuis bien plus longtemps. Cela ne signifie pas que tout le monde a accès à ces savoirs, mais ils existent bel et bien, en particulier dans les grandes villes, en particulier entre les mains des femmes trans racisées pauvres qui en sont les principales praticiennes et qui jouent un rôle moteur dans ce domaine.
Dans History of the Transgender Child, je parle des enfants qui ont réussi à entrer dans des cliniques, mais le fait est que la plupart d’entre elleux n’y sont pas parvenuz, notamment parce qu’un grand nombre se sont vu‧es interdit·es d’entrée, notamment pour des raisons de race ou de classe sociale. Dans le livre, je parle notamment de la manière dont le modèle médical des transitions s’est construit sur des prédicats racistes excluant par exemple les jeunes filles trans Noires, qui ne sont presque jamais acceptées dans ce système terrible - un système dont les portes bien gardées ne laissent finalement guère passer que les enfants trans blanc·hes. Alors, que font les filles trans Noires ? Vous pensez qu’elles se contentent de vivre des existences au ban de la science occidentale ? Pas du tout, elles inventent quantités d’autres manières de transitionner, qui dans certains cas dépassent de loin ce que propose la science médicale institutionnelle occidentale. C’est la raison pour laquelle je trouve très intéressante l’histoire de ces bricolages, de ces transitions faites maison. On sait que ça existe, que ça circule. Un secret de polichinelle en somme. Et je reste très prudente quand j’en parle, je tente de le faire de manière responsable, car ces méthodes qui ne passent pas par les circuits institutionnels sont souvent criminalisées, ou comprises comme des situations tragiques dont on devrait idéalement se débarrasser.

Mais je ne pense pas que ce soit là le plus important. Ce qui fait que le DIY est si important, c’est qu’il est une remise en question radicale de ce qu’est le soin. Il imagine d’une manière complètement neuve le soin, les systèmes de santé et la justice en terme d’accès au soin et de promotion de la santé. Il propose également une redéfinition de ce que sont l’autonomie et l’auto-détermination collective dans la mesure où les décisions médicales reviennent aux personnes de la communauté qui seront affectées par ces décisions, plutôt qu’aux médecin·es, conseils d’administration des hôpitaux, compagnies d’assurance et autres bureaucrates gouvernementaux. Mais ça reste une vraie question. Pour commencer, parce que le DIY est souvent la seule option disponible pour beaucoup de monde aujourd’hui. Et c’est un sérieux problème. Oui, c’est un vrai problème que le système de santé britannique ne fournisse pas de service de santé. De même aux États-Unis où tout un tas de mesures sont prises pour interdire voire criminaliser les prises en charge médicales des personnes trans. Il m’est ainsi arrivé de lire certain·es journalistes très connu·es se demander : « Mais attendez, que se passe-t-il alors si un·e jeune de 17 ans ne peut plus se procurer de testostérone sur prescription médicale parce que l’État de l’Arkansas l’interdit ? Pourra-t-ol l’obtenir ailleurs alors qu’il s’agit d’une substance réglementée ? » Et dans ces cas-là j’ai souvent envie de répondre que les médias grand public ne sont pas le lieu pour une telle question. […]

Mais quoi qu’il en soit, une chose qu’il est important de souligner, c’est qu’il existe plein de manières de transitionner, qui n’impliquent pas nécessairement des hormones. Mais oui, il y a un manque et on le sent. Un peu comme des absences présentes qui infusent toutes nos pensées. C’est là, excepté qu’on ne l’admet pas, on évite d’y penser, on ne prend pas le sujet au sérieux, car il vient questionner nos représentations de l’expertise et du fonctionnement biopolitique bureaucratique.

C’est vraiment une question intéressante. Et comme je le mentionnais plus tôt, ce livre prendra beaucoup de temps à s’écrire car il n’existe pas d’archives du DIY, de ces bricolages et de ces savoirs vernaculaires. Je peux mener ma recherche à partir de témoignages, des histoires qui me sont racontées oralement mais je dois dire que je trouve cette méthodologie très difficile personnellement. D’une part, m’asseoir des heures à écouter des gens aux vies si riches et si complexes raconter leurs histoires à la première personne m’est assez pénible. Et d’autre part, je trouve très délicate la production d’un récit à partir de ces partages, de le faire d’une manière vraiment responsable. C’est donc un plaisir pour moi d’en parler, de parler de ce projet mais je le fais avec cet avertissement : Chères personnes impatientes de lire ce livre, accrochez-vous. Car il faudra peut-être attendre un petit moment. Je suis titulaire de mon poste à l’université, j’ai le temps et je ne me sens d’humeur à faire les choses avec précipitation ou à prendre des décisions hâtives en ce moment.

On est à une période où tout le monde attend et espère de meilleures histoires sur la transitude et le genre. Car nous savons bien que celles qui nous ont été rabâchées, y compris à l’université, où trans devient un fantasme des théories queers, ce qui va venir contester la binarité du genre, et où les études trans sont cette discipline romantisée et idéalisée qui ne cesse de répéter l’importance des vies des femmes trans Noires, nous savons que ces histoires ne contribuent à aucune production significative de pensée et de savoirs et ne conduisent à aucun changement. Nous avons soif de meilleurs récits, nous voulons que nos conceptions soient mises au défit, nous en avons marre de nous sentir coincé·es dans ces éternels récits qui tournent en rond. Et j’éprouve une immense joie à l’idée de pouvoir me lancer dans l’inconnu, de prendre ce risque, pour chercher de meilleures manières de raconter des histoires qui non seulement viennent bousculer ce que nous savons et comprenons du passé mais aussi ce que nous savons et comprenons des possibilités du présent et du futur. Oui, c’est vraiment de cela qu’il s’agit.

Et c’est important de rappeler que ni la queeritude ni la transitude ne produisent cette remise en question en soi. On peut très bien s’en servir pour soutenir des projets coloniaux, racistes et impérialistes qui ont une intention terrifiante de normalisation. Et c’est d’ailleurs souvent le cas. Prenons l’exemple tout à fait actuel du discours anti-trans au sujet de l’Afghanistan et des Talibans. Dans un tel cas, trans est mobilisé par les fémonationalistes, par les féminismes blancs impérialistes. Mais de l’autre côté, les réponses apportées par la gauche ne font pas mieux et articulent souvent des raisonnements bien pauvres pour défendre les personnes trans. Bref, on ne peut pas dire que la pensée et l’action politiques soient inhérentes aux sujets queers et trans. Mais évidemment, si on prend le temps de réfléchir un peu, de penser et d’agir comme nos savoirs nous ont appris à le faire, on peut vraiment aller loin et arriver à des endroits fascinants […]

LM : Oui, je suis complètement d’accord. Et quel plaisir de t’écouter en parler. Et malheureusement, c’est déjà l’heure de la dernière question, qui est aussi ma préférée parce que je ressors toujours avec des conseils de lecture merveilleux : si tu devais me donner le nom d’un seul et unique texte, livre, film ou autre œuvre d’art, qu’il faudrait absolument que je lise ou regarde, qu’est-ce que ce serait ?

JGP : Oula, c’est un peu la pression (rires). Eh bien, il se trouve que j’ai récemment relu Transgender Warriors [guerrièr‧es transgenres] de Leslie Feinberg. Il s’agit d’un livre de 1996 qui a été réédité récemment pour les fêter les 25 ans de la première édition. Et je l’ai relu car la maison d’édition me sollicitait pour donner un commentaire qui figurerait en quatrième de couverture. Et si je le choisis aujourd’hui, c’est parce que c’est une sorte de mauvais objet. Je m’explique : c’est un récit historique qui tente de retrouver des personnes trans en balayant toutes les périodes de l’histoire et toutes les régions du monde. Et il me semble compréhensible que ce genre de tentatives puisse éveiller les soupçons. Mais ce livre retrace également une histoire marxiste de qualité. Feinberg, qui n’a pas suivi de formation en histoire à l’université, prend soin pendant tout au long du livre de formuler ses questionnements sur l’histoire et les événements passés en partant de sa position spécifique de sujet avec toutes les limitations afférentes, en raison de la langue, de la blanchité, de l’ethnocentrisme, du privilège occidental et de tout un ensemble qu’on pourrait appeler une tradition occidentale par opposition à d’autres traditions. Et en le parcourant, je pensais à combien nous avons tendance, en revenant sur le passé de cette manière, à fétichiser le présent, comme si nous étions en train de produire des savoirs particulièrement novateurs et inédits, et combien chaque année nous en savons davantage, combien nous gagnons en connaissance et sagesse. Mais pas du tout. Alors c’était très drôle de constater, quand je me suis mise à lire ce livre écrit il y a une vingtaine d’années en me disant que je n’allais sûrement pas adhérer à ce qu’il propose, c’est-à-dire un mouvement de balayage historique universalisant, et que j’ai constaté qu’il était en réalité bien plus complexe que cette simplification que je viens de décrire.

C’est à ce moment-là que je me suis rendu compte que j’étais moi aussi tombée dans le piège de croire que nous faisions mieux aujourd’hui qu’il y a vingt ans. Et force était pour moi de constater que ce livre propose une pensée bien plus élaborée sur les politiques de la race et du genre et sur la transitude que la plupart des gens ne le font aujourd’hui. [...] Leslie Feinberg est une personne si intéressante : un·e penseur·euse et activiste marxiste radical·e de la classe ouvrière envers qui nous avons une dette énorme pour avoir inventé le terme transgender [transgenre], ou en tous cas pour l’avoir popularisé et pour nous avoir montré qu’il était possible de produire des savoirs en dehors de l’université et du système académique, à partir d’expériences de lutte et de vies très engagées, sans profiter des avantages fournis par un doctorat. Ça me semble une belle recommandation à partager.

LM : Merci beaucoup pour cette superbe recommandation qui présente non seulement un livre que je considère comme très important mais aussi pour cette idée que tu développes à partir de ce livre : la possibilité de sortir de cet espace étroit qui exige de nous d’avoir quelque chose (un doctorat par exemple) pour avoir le droit de parler de quelque chose. Oui, merci beaucoup.

JGP : Avec plaisir. Merci de m’avoir invitée à participer à cette conversation si agréable, riche et pleine de surprises.

LM : C’était une réelle joie de t’avoir avec nous. Merci.

traduit de l’anglais par
la collective t4t – translators for transfeminism

texte original retranscrit de l’épisode
“Trans Childhood” with Jules Gill-Peterson
diffusé le 12 octobre 2021 sur le podcast Queer Lit.

Images : [frontispice] Grrrr par HaYoung et Sarah Netter, dans l’exposition HOT POTATOEX à SISSI Club, curatée par Elise Poitevin et Anne Vimeux. Photo © Theo Eschenauer. 2023. [corps du texte] Nemo Turbant. 2024.

Jules Gill-Peterson est Associate Professor au département d’histoire de l’Université Johns Hopkins. Elle est l’autrice de Histories of the Transgender Child (University of Minnesota Press, 2018) et d’une Short History of Transmisogyny (Verso, 2024). Elle a aussi contribué à de nombreux médias grand-public comme le New York Times, CNN, Jewish Currents, The Funambulist, etc. Elle travaille actuellement à un livre, Gender Underground : A History of Trans DIY, dédié aux pratiques de transitions bricolées, et elle contribue régulièrement des articles à son blog, sadbrowngirl.substack.com

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