Initialement publié sous la forme d’un fanzine en 2019, Du salaire pour nos transitions est un manifeste transféministe qui pense les conditions d’émancipation révolutionnaires des personnes trans au sein du système capitaliste qui nous traverse. Il a été traduit en français par Qamille, traductrice et militante faisant partie du collectif de traduction et d’auto-support TRANSGRRRLS, et a été publié aux éditions Burn Août en avril 2023.
Harry Josephine Giles est écrivaine, performeuse et militante, elle a vécu sur quatre îles, chacune plus grande que la dernière. Aujourd’hui elle habite à Leith, un quartier portuaire d’Édimbourg. Son travail est principalement reconnu pour sa production de poésie et de textes de science-fiction. En 2019, suite à une invitation à participer à une exposition autour du roman de science-fiction féministe d’Ursula Le Guin, La Main gauche de la nuit, elle décide de se saisir de ses honoraires pour financer la production d’un texte politique qu’elle intitule Wages for transition. Sa proposition s’inscrit dans une perspective matérialiste et s’appuie sur deux références principales : le mouvement Wages for Housework, campagne féministe marxiste des années 70 pour la reconnaissance du travail reproductif (tâches ménagères, travail affectif, gestation, etc). Et le manifeste du collectif socialiste des patients (SPK, Sozialistiches Patientenkollektiv), Faire de la maladie une arme, qui soutient que la maladie est un fait politique, produit par le capitalisme en tant que contradiction interne au capitalisme lui-même.
Harry Josephine Giles part du postulat que le système capitaliste dans lequel nous vivons produit le genre tel que nous le connaissons : une catégorie sociale permettant l’exploitation et l’extraction de la valeur. Par conséquent, les divisions genrées dont le capital a besoin pour se développer produisent les personnes trans, en tant qu’ « externalité de genre non chiffrée ». Pour l’autrice, exister en tant que personne trans dans ce contexte s’apparente à un travail, un travail de survie en milieu capitaliste. Le manifeste repose donc sur la nécessité immédiate de revendiquer un salaire pour ce travail, une compensation économique qui permet de récupérer une partie de la valeur produite par ce même travail. « Nous exigeons notre part ». Revendiquer un salaire pour les transitions telles qu’elles existent sous le capitalisme libéral permet de construire des solidarités de classe, des espaces de lutte et de partage communistes au sein de cette sphère économique. Mettre en œuvre ces solidarités est alors essentiel pour pouvoir construire le cadre économique de l’approche révolutionnaire proposée, c’est-à-dire pour pouvoir dépasser le salariat en tant qu’appartenance au système capitaliste. Pour Giles, une rémunération de la transition n’est pas une fin en soi mais un moyen par lequel il est possible de s’organiser. C’est un outil pour attaquer le capital en le contraignant à restructurer les relations sociales et économiques en des termes plus favorables aux personnes trans et aux personnes exploitées.
Dans la version française, le texte est suivi d’un entretien entre l’autrice et la traductrice, dont nous vous proposons un extrait ici.
ENTRETIEN
Qamille : Je voudrais maintenant clarifier la question du travail trans. Parlons-nous du travail que tout le monde fait en relation avec le genre, ou du travail que l’on doit faire seulement quand on est trans et que notre genre n’est pas aussi bien soutenu par la structure que celui des personnes cis : obtenir des hormones, les badges à pronoms, être dans le cabinet d’un.e docteur.e et devoir parler, performer d’une certaine manière, etc ?
Harry Josephine : Tout à la fois. Je pense qu’il y a de multiples sphères dans lesquelles le travail de transition est produit. Il y a le travail de base de la reproduction sociale, qui est analogue à la « seconde journée » du féminisme marxiste : nous faisons ce travail exploité de produire nos propres corps, les corps des un.e.s, des autres. Comme tout travail genré, c’est un travail particulièrement marqué, vulnérable, précaire, sous-payé : c’est la première zone dans laquelle il y a de l’exploitation du travail trans. Ensuite, la seconde sphère. Elle me vient de Faire de la maladie une arme et de l’analyse marxiste du handicap. Une analyse marxiste du handicap consiste à dire que le capitalisme épuise les corps puis les jette. Mais le capitalisme produit aussi le handicap par sa logique de travail : une personne handicapée en contexte capitaliste est une personne qui n’est pas capable de travailler et de produire selon les termes capitalistes. Le capitalisme produit le handicap en blessant les corps et par sa contradiction dialectique essentielle — par sa logique autant que par sa pratique. La situation est similaire dans la transition : la transition est l’extérieur constitutif du genre capitaliste. Si, comme l’a écrit Engels, la famille nucléaire, bourgeoise, est essentielle au fonctionnement du capitalisme (ce qui est aussi un fondement du féminisme socialiste), les personnes trans sont par définition celleux qui sont en dehors de ce système, par définition celleux qui ne fonctionnent pas dans ce système du genre capitaliste, même si nous sommes produit.e.s par ce système. Il y a ensuite la troisième sphère, qui me vient aussi du SPK. Elle regarde la manière dont le.a patient.e est exploité.e, au sens strict du terme, dans le cadre psychiatrique et dans le système de soin capitaliste en général. Quand un.e patient.e a besoin d’un.e docteur.e, iels travaillent ensemble pour produire une personne saine (aux yeux du capitalisme), mais un.e seul.e des deux est payé.e. Dans un système de soin privatisé, la valeur, au sens le plus strict du terme, est extraite de la personne malade, et même dans un système de soin public (il faut se souvenir qu’avec l’expansion de l’État-providence, nous avons besoin de réviser Marx), la valeur est ex- traite et redistribuée à partir du.e le.a patient.e. Cela de- vient particulièrement clair quand une personne trans rencontre un.e psychiatre cis, parce que le plus souvent, c’est nous qui faisons le travail d’expliquer nos transitions à nos propres docteur.e.s. Iels ne savent pas vrai- ment ce qui se passe, mais c’est elleux qui sont payé.e.s, et parfois c’est nous qui les payons. On peut donc voir la santé comme une sphère dans laquelle de la valeur est extraite des vies trans. Voilà les trois sphères : la reproduction sociale, le travail constitutif consistant à créer le système du genre (dont la définition repose presque entièrement sur le fait que nous en sommes exclu.e.s), et l’exploitation au sein même du système de soin.
Q : Je suis contente que tu en parles, parce que c’est un des aspects du texte que je trouve le plus difficile à saisir. Tu dis que la transitude est une externalité du système de genre capitaliste, et j’aimerais avoir plus de détails sur ce que tu veux dire quand tu écris que le capitalisme produit les personnes trans différemment des personnes cis.
H. J : Oui, je pense que tu as raison de mettre le doigt sur ce problème. Le texte est un manifeste, un feu d’artifice théorique, et j’aimerais vraiment que d’autres personnes continuent de construire à partir de cette base. Je pense que l’on peut considérer la famille comme une forme de technologie industrielle qui permet la production et l’extraction de la valeur et où les travailleur.se.s sont exploité.e.s. C’est une technologie qui a été pro- duite par le système capitaliste. La famille telle que nous la connaissons aujourd’hui trouve son origine à un moment précis de l’histoire de l’industrialisation européenne et la nucléarisation progressive de la famille se produit en même temps que l’expansion capitaliste. Elle existe pour que certains corps travaillent à l’usine, tandis que d’autres corps reproduisent ces corps qui travaillent à l’usine : c’est ainsi que marche le système pour trouver la manière la plus efficace de tirer de la valeur de tous ces corps qui travaillent.
À notre époque, qui est celle du capitalisme tardif, avec toutes les avancées du féminisme capitaliste que nous avons connues, on observe une situation très étrange : tous les corps de la famille travaillent à l’usine, et personne ne les reproduit. Le travail consistant à reproduire ces corps est donc placé ailleurs : sur les épaules des livreurs et des femmes de ménage, dont on extrait encore plus de valeur. Le capitalisme le plus récent a donc trouvé des moyens plus directs d’extraire de la valeur de tous ces corps — et même d’en extraire encore plus de valeur, en faisant en sorte que ces corps payent d’autres corps pour les entre- tenir. Une plus grande quantité de valeur est extraite d’une plus grande partie de la sphère de la reproduction qu’avant, ce qui est vraiment intéressant — je parle de valeur monétaire.
Donc on impose cette technologie sur le corps humain : inévitablement, il va y avoir des corps, des esprits, des désirs qui ne peuvent entrer dans cette machine, et donc il va falloir des formes de discipline pour les y faire entrer, des formes de punition pour maintenir les gens dans cette machine. Malgré tout, il va y avoir des corps qui s’échapperont par les fissures de la machine, et ces corps sont ceux des personnes trans. C’est vrai de toutes les personnes queer, mais je me concentre sur la transitude, et plus précisément la transmisogynie.
Nous vivons au moment où le capitalisme a trouvé des moyens d’extraire de la valeur monétaire des femmes directement, grâce aux innovations dans le fonctionnement de la famille et de la reproduction sociale dont je parlais. De la même manière, le capitalisme a fait ça à beaucoup de personnes queer au cours des dernières cinquante années : il a trouvé des moyens de former des familles queers de manière à pouvoir en extraire de la valeur directement. Finalement, il trouve aussi des moyens de faire ça aux personnes trans. Mais nous sommes encore dans ce moment liminal où les personnes trans sortent de la sphère de reproduction sociale purement non-monétaire et entrent tout juste dans la sphère de production marchande.
Q : J’allais justement te poser une question à ce sujet. Je pensais aux militant.e.s de la libération gay en France qui, dans les années 70, disaient : nous sommes l’extérieur constitutif de la famille, parce que nous ne nous reproduisons pas, parce que nous sommes en dehors des conventions bourgeoises de la famille nucléaire. Aujourd’hui, les plus riches d’entre elleux en tout cas ne pourraient plus dire une chose pareille. Et je trouve important de situer l’analyse précisément à ce moment où les personnes trans sont exclu.e.s du marché, alors que les autres personnes queers ne le sont plus exactement (quoique…), à ce moment où situation des personnes trans elle aussi est en train de changer, et vite.
H. J : Oui, et elle est en train de changer en suivant le rythme et le motif de l’innovation capitaliste qui, de- puis 50-100 ans, permet à certain.e.s membres des groupes exploités d’intégrer, d’une certaine manière, la sphère de la production marchande. Dans certains cas, iels deviennent les consultant.e.s de la bourgeoisie, ses partenaires secondaires. Voilà quelque chose que le capitalisme a inventé, et je ne crois pas que nous puissions encore bien expliquer comment ces classes continuent à exister : la race existe encore, le sexe existe encore, la transition existe encore et il subsiste encore une exploitation évidente sur la base de ces divisions ; et pourtant, des individu.e.s issu.e.s de ces classes sont susceptibles d’intégrer la bourgeoisie. Il y a encore beaucoup de travail à faire sur ces questions et il sera différent pour la race, la classe, le genre…
Q : Un paragraphe de ton texte traite de la marchandisation des cultures trans qui est aussi une aliénation, parce que la performance ou l’objet de culture trans est arraché à son contexte originel. Où vois-tu cette dynamique de marchandisation se perpétuer aujourd’hui ?
H. J : Je pense que RuPaul est un bon exemple : c’est un business international qui a très directement marchandisé certaines formes de culture trans. Dans l’industrie musicale, l’hyperpop et l’esthétique vaporwave se sont infiltrées dans la pop culture contemporaine, alors que ce sont des genres musicaux dont il est très facile de montrer qu’ils ont émergé de certaines cultures trans, surtout en ligne.
Ce phénomène s’observe aisément aussi à travers l’utilisation des personnes trans dans le cadre de la politique de la diversité à l’œuvre dans les arts en général : les institutions artistiques, au Royaume-Uni en tout cas, adorent être inclusives, adorent avoir quelques trucs trans dans leurs programmes. Cela se passe dans des institutions financées par des fonds publics. C’est donc un mode de production capitaliste particulier, où l’extraction de valeur n’est pas distribuée aux actionnaires ou au profit privé ; en revanche, par les voies des fondations pour les arts, cette valeur est distribuée vers le haut, vers les personnes qui organisent les arts.
Q : Penses-tu que certaines esthétiques, objets artistiques ou idées issues des cultures trans pourraient être plus difficiles à marchandiser ? Quels sont les bouts de culture trans qui résistent à cette dynamique ?
H. J : Je suis très pessimiste quant à la capacité de n’importe quelle œuvre à résister à la marchandisation. Je pense que toute l’histoire de l’art du XXe siècle consiste à essayer de créer des formes qui ne peuvent pas être marchandisées, qui résistent à l’exploitation capitaliste (toute la sphère de la performance a cette généalogie anticapitaliste), mais le capitalisme néolibéral a évidemment trouvé des moyens d’en extraire de la valeur. Il n’existe aucune preuve suggérant qu’une solution esthétique puisse être trouvée au problème de la marchandisation. Je pense qu’il est possible d’utiliser l’esthétique pour dire des choses intéressantes sur le capitalisme de manière temporaire, mais je pense que la seule forme de résistance efficace au capitalisme est l’organisation des travailleur.e.s. Cela a toujours été le cas. Du coup, la question n’est pas de savoir quels types d’esthétiques sont produits, mais comment les artistes s’organisent. C’est la seule méthode de résistance au capitalisme qui peut fonctionner. Quelle est l’esthétique trans qui ne peut pas être marchandisée ? L’esthétique trans qui est pleinement socialisée. L’esthétique trans qui sera produite exclusivement dans une sphère commune où le capitalisme ne pourra pénétrer, parce que le capitalisme aura été vaincu. Même quand nous arrivons à former des communes temporaires dans notre monde capitaliste, elles sont si facilement sapées et abattues, exploitées et marchandisées par le capitalisme, et absorbées en lui… À moins qu’elles ne s’appuient sur des formes efficaces d’organisation des travailleur.e.s.
Thelma Lauren
L’abolitionnisme de genre est lié au capitalisme néolibéral par sa manière de comprendre l’identité comme un type de propriété. Le matérialisme trans est lié au capitalisme néolibéral par sa manière de comprendre le corps genré en tant que marchandise.
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