TROU NOIR

Voyage dans la dissidence sexuelle

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Transitionner dans un monde haineux

L’écrivain* Kev Lambert (Que notre joue demeure, Querelle) nous emmène en voyage, ou plutôt dans une traversée des eaux noires, entre deux grandes villes, Paris et Montréal, et deux manifs réacs. Entre les deux, l’éveil au désir avec un grand blond, mais aussi la haine qui envahit le monde et à l’intérieur de laquelle on essaye de s’exprimer. Ille nous dit : "Être « gai », c’est une affaire de genre, qui implique le genre et défait le genre tel qu’il se construit traditionnellement et étroitement." Ille nous dit l’inattendue métamorphose, les trouées lumineuses, et les heures sombres qui vont avec.
Ce texte a été publié initialement dans la Revue Liberté.

Image : SMITH, "Sans titre" in "Dami (endocosmic travelogue)", 2024 @traumsmith.


J’ai eu mes premières relations amoureuses avec des garçons réels, des garçons qui existaient bel et bien et qui n’étaient pas des créatures sorties des terriers creusés dans mes romans, pas des guitaristes célèbres jouant torse nu ou des garçons que je côtoyais, qui aimaient les filles, mais à qui je prêtais des désirs secrets, des garçons hétéros et confiants qui montraient leur bite dans les vestiaires et qui, dans mes rêves, me faisaient tout ce qu’ils devaient bien faire à ces filles qu’ils enchaînaient comme des bières, j’ai eu ma première relation avec des garçons véritables, des garçons à peau, à cheveux, des garçons à langue, des garçons qui croyaient que j’étais moi aussi un garçon, autour de l’âge de vingt ans.

Pendant que j’embrassais un grand blond angélique, le frère d’une amie, plus jeune et plus expérimenté que moi, pendant que nous nous enroulions, jambes croisées, dans les sables salés des berges du Saguenay, que je goûtais les algues noires, amères, sous-marines, des milliers de personnes manifestaient dans les rues contre les gens comme moi.

Depuis des mois, des coulées immenses d’hommes et de femmes, sourires fendus, la plupart blanc·hes, de tous âges, souvent accompagné·es de leurs enfants, chantaient joyeusement dans Paris. On pouvait les entendre claironner : « On aime les homos ». Mais aussi : « Un papa, une maman : tout ce qu’il faut pour un enfant », « Touche pas au mariage, occupe-toi du chômage » ou « Pas besoin de se marier pour se faire enculer ». Des pancartes argumentaient : « Nos différences ne se gomment pas », « Il est vaniteux de légiférer des lois naturelles, bientôt les lois météo : beau temps gratis », « À la niche, ils n’ont pas d’hormones ».

J’étais dans une période de métamorphose, de transformation, de transition. Des repères fixes étaient levés, des clous retirés et la toile qu’ils retenaient, déplacée par le vent. On voyait toujours les trous dans le cadre, mais il était impossible de rattraper la toile, de la ramener et de la remettre en place. Lentement, avec une obstination douce, des pétrifications tombaient, les possibles s’élargissaient, des cristaux se dissolvaient. Une enfance maudite se rejouait et tentait de se guérir d’une drôle de manière, en s’écrasant sur le sexe des garçons. Je me délivrais de parties de moi désuètes, de rôles que je ne désirais pas jouer, de voix qui s’acharnaient à répéter des vérités qui ne me convenaient plus, et que je devais cesser d’entendre pour arriver à tenir.

« I want the world to know »

Le « coming-out » est une notion inexacte pour parler de cette époque de ma vie. « Sortir du placard » m’apparaît comme une réduction, un rapetissement de l’expérience qui, comme l’écrit Henry James, n’est « jamais limitée et jamais complète ». L’expérience, poursuit-il, « est une immense sensibilité, une sorte d’énorme toile d’araignée faite de fils de soie les plus ténus, suspendus dans la chambre de la conscience, et qui retient dans sa trame tous les atomes flottants dans l’air » (L’art de la fiction).

Le coming-out a été avant tout une obligation, le fruit d’une attente extérieure posée sur moi par d’autres. On attend toujours des personnes qui ne se conforment pas à la norme genrée ou sexuelle qu’elles dictent bien clairement qui elles sont. Je n’ai jamais ressenti le besoin (ni même eu la capacité) de me définir avec un concept en usage dans le discours social – ce qui ne veut pas dire que je ne l’ai jamais fait. Mais chaque fois, c’était avec l’impression de simplifier, de trahir le tracé de la toile d’araignée infinie, fragile et solide à la fois. À mes parents, je n’ai jamais dit « je suis gai », bien que j’aie prononcé mille fois cette phrase par la suite, m’enroulant dans la toile collante que je désirais pourtant vaste et étendue.

Le coming-out comme scène d’annonce, de révélation, est une performance identitaire d’autodéfinition. Il nous demande de produire « notre » identité à partir des catégories en place. Je suis ceci ou cela, et je le cachais jusqu’à ce moment de dévoilement. En retour, en développant cette identification, on nous autorise à cultiver des affinités esthétiques, psychologiques et politiques avec « notre » groupe social, cette « communauté » dont on aura la grâce de faire partie, qu’on le veuille ou non. Ce faisant, le coming-out table sur le modèle le plus répandu de l’être humain : un « individu » aux contours définis, qui se distingue des animaux, de la pluie, de la boue, qui possède sa propre histoire et, si on a de la chance, une « personnalité » à peu près singulière. Quand je frenchais à marée basse et que l’eau montait, j’étais pourtant la montagne autant que la mouette autant que la moule qui s’enfonçait dans le sable et que l’araignée qui nous observait au sommet du peuplier. Le coming-out s’accommode parfaitement du modèle néolibéral de l’identité, où chacun·e aurait une étiquette précise pouvant être revendiquée (et monétisée) et qui le·la rattacherait à une « communauté » (homogène) qui a la charge de faire valoir ses « droits » dans l’État patriarcal et colonial (qu’il faudrait, se dit-on parfois, rénover).

Que les minorités dictent clairement qui elles sont ! Qu’elles nomment enfin leur différence, la singularité de leur désir. Sans cela, elles demeurent essentiellement inintelligibles pour l’ordre social – ou pire : prises pour cis ou hétéros. N’empêche que, pour plusieurs, le coming-out est une manière de rompre avec une image, avec une histoire, avec une « identité » imposée plutôt que choisie. Il suppose le dévoilement d’une vérité auparavant cachée, un « soi » qu’on n’osait pas affirmer ni montrer au grand jour. Moment de cristallisation identitaire, il écrase des processus fourmillants, éclaire des zones ombragées. Et c’est d’obscurité que j’avais besoin.

Pour être capable de comprendre quelque chose de l’expérience queer, il faudrait enfin revoir notre conception psychique et accepter une fois pour toutes que les êtres soient clivés, illogiques, nombreux, que leur intériorité n’est pas mathématique et que les contraires, les oppositions, les incohérences, les identifications complexes, concurrentes, sont une forêt dense peuplée d’oiseaux nocturnes, de souris apeurées, de bêtes inconnues des biologistes, d’arbres faisant ombrage au parterre, de champignons tantôt hallucinogènes tantôt délicieusement mortels.

Le coming-out générait du reconnaissable là où je m’expérimentais comme étrangère à « moi », là où je me découvrais « plus d’un·e » (voix, attirance, genre) et où, surtout, je ne savais rien de manière claire. Je n’ai pas fait de coming-out, mais j’ai frenché au bon moment, au bon endroit, pour que le mot se passe. Ce que j’étais, je l’avais toujours été et pourtant, je ne l’étais pas, pas vraiment ; et ne le deviendrais jamais, jamais tout à fait, parce que j’étais saisi·e dans un processus qui ne connaissait pas la chronologie, ni la logique des lignes tracées.

On a toujours un geste qui trahit qui l’on est

Cette période houleuse, où les vagues du Saguenay frappaient la rive au rythme de la langue du grand blond dans ma bouche, et où une marée rose coulait dans les rues de Paris pour nous avertir contre les dangers de la « théorie du genre », ce moment de changement dans ma vie n’a pourtant rien défini. Il n’a fait que « hâter la métamorphose et l’apparition d’un être qu’on porte en soi et qui, sans cette crise qui fait brûler les étapes et sauter d’un seul coup des périodes, ne fût survenu que plus lentement » (Proust, Sodome et Gomorrhe). Ce que j’ignorais vouloir être, j’allais pouvoir le devenir – sans jamais y arriver parce que, de toute manière, il n’y avait pas, il n’y avait plus, il n’y avait jamais eu de chemin.

Les Manifs pour tous firent descendre des dizaines de milliers de personnes dans les rues de Paris. Quelque chose se jouait dans le dessin des têtes et des corps sur les pavés, une force aqueuse et mobile, arrêtée d’un côté et se déversant de l’autre, un corps se scindant, contenant des éléments sombres, des blocs masqués, cagoulés, rappelant des périodes absurdes, à peine oubliées de l’histoire. Ces manifestations trouvaient en moi un écho étrange. Elles ressemblaient, dans leurs formes plastiques, aux dispositifs de contrôle et de surveillance qui avaient capté un geste, une manière, un accent ou un ton qu’un petit garçon comme moi (croyait-on) n’était pas censé adopter. La coulée était l’incarnation vive des voix répressives, des déclarations violentes que j’avais entendues toute ma jeunesse contre les tapettes, les fifs, les femmes qui se déguisent en hommes, les travestis qui enlèvent des enfants et qui les violent dans un bloc-appartements de la rue Racine – il faudrait les pendre par les couilles, légaliser la peine de mort.

C’était en 2013. Quelques mois plus tôt défilaient encore dans les rues de Montréal de grandes foules peintes en rouge, des foules donnant corps et forme à la colère inarticulée qui jaillissait en moi depuis la prime enfance. Le Printemps étudiant. Des pancartes aux déclarations poétiques et enivrantes paradaient contre la bêtise néolibérale, la marchandisation de l’éducation, le capitalisme appliqué aux établissements de savoir. Les carrés rouges d’ici, ceux qui avaient fait entrer des idées socialistes, marxistes et anarchistes dans le sous-sol pourtant bien isolé de mes parents, s’étaient, par quelque alchimie transatlantique, changés en défenseurs de la famille traditionnelle et de l’institution sacrée du mariage sur les boulevards haussmanniens.

Prochain épisode

C’était il y a dix ans, c’était hier, c’est aujourd’hui. Cette époque, il me semble que je la revis intégralement. J’ai peut-être cru un temps qu’on arrêtait la métamorphose, que j’étais arrivé quelque part, mais l’atmosphère s’était déjà mise à changer, prise par d’autres fils de soie suspendus dans d’autres chambres de mes consciences troubles. Chantés par d’autres gorges nouées de terreur. La toile s’est mise à attraper des questions renouvelées et je me suis vue emportée, de nouveau, dans une « transition à de nouveaux désirs, comme un accord qui prépare des changements d’harmonie » (Proust, Albertine disparue).

Céline Dion a raison, au fond. On ne change pas. Je me retrouve dans une sorte de permanence paradoxale de la métamorphose, où tout semble en perpétuel changement et où, pourtant, un nœud fixe de transfiguration persiste à se dire « moi ». On ne change pas parce qu’on reste la même personne. On ne change pas parce qu’on n’a jamais été tout à fait une « personne », selon les définitions et les sous-entendus communs. On met des costumes d’autres sur soi, on attrape des airs et des poses de combat. On croit que l’on fait des choix, mais ce sont les choix qui nous font.

Ce qui me frappe, c’est la proximité des processus que je vis autour de 2013 et de 2023, à dix ans d’écart. Être « gai » n’était pas, n’a jamais été une « orientation sexuelle », c’est une affaire de genre, qui implique le genre et défait le genre tel qu’il se construit traditionnellement et étroitement. Il y avait déjà dans cette transition première des canaux ouverts. Autre chose. Je ne fais pas de coming-out, je poursuis une longue et incertaine sortie du genre, une démission infinie, une désidentification studieuse des catégories « femme » ou « homme ».

Les manifestations de la 1 Million March 4 Children de 2023 prétendent, comme leurs ancêtres de la Manif pour tous, vouloir protéger les enfants contre la dangereuse « idéologie du genre » qui les endoctrinerait à l’école (où on enseigne à peine, on le sait, la sexualité). Par « idéologie de genre », les réactionnaires visent l’ensemble des savoirs remettant en question l’ordre patriarcal, hétéro et cisnormé, qu’ils dénichent dans le moindre soin, dans la moindre attention sympathique apportée aux enfants « pas comme les autres ». De la Manif pour tous à la 1 Million March se tresse une suite amère, prochain épisode d’une mauvaise série qui démarre trop vite, sans nous laisser la chance de skipper le générique. Cette fois, il n’y a pas d’élément déclencheur législatif, mais l’organisation d’une internationale réactionnaire, vague de fond qui perroquète les mêmes idées creuses, véhicule les mêmes craintes et s’engage à défaire les (maigres) acquis progressistes qui ont permis aux membres de ces mouvements conservateurs eux-mêmes d’étudier, d’être soignés, de grandir dans une société à peu près vivable.

L’extrême droite travaille plus clairement qu’autrefois à diriger la colère sociale vers des enjeux de façades et des menaces. Vampires, loups-garous. Pour protéger leur culture cannibale, pédophile et meurtrière, pour défendre « le pouvoir d’éduquer les enfants dans la norme sexuelle et de genre, comme présumés hétérosexuels », tel que l’écrit Paul B. Preciado dans Un appartement sur Uranus, pour avoir « le droit de discriminer, punir et corriger toute forme de dissidence ou déviation », les partisan·es de la droite dure s’organisent contre tout ce qui vise à défaire le genre rêvé par la culture conservatrice : binaire, clair, engagé dans une activité reproductive qui assure pouvoir politique et héritage économique sur un temps long. Illes ont raison sur un point : la pensée queer vise bel et bien à détruire le genre tel qu’illes le connaissent.

Je me demande ce que signifie cette étrange synchronicité ; se métamorphoser au moment où le monde se pétrifie. Je me demande ce que ça veut dire de moi et ce que ça veut dire du monde, de notre impossible rencontre. Je me sens dans un processus d’ouverture, de trouble paysagesque ; les nuages changent, je découvre la mer et le monde se referme, construit des barrages contre le Pacifique. Dans la rue, on s’acharne à défendre des statues, comme s’il fallait les soigner, les protéger, plus encore que nos propres enfants qui, dans dix ans, feront (comme Augustin, vingt ans, gai, sur le média PAINT) des vidéos pour dire, traumatisé·es, « Je suis rescapé·e de la 1 Million March 4 Children ».

Quitter la norme, les catégories identitaires en place, n’est pas reposant, ni facile, ni linéaire, ne se fait pas sans doutes, sans hésitations, sans moments de panique, de retour en arrière, sans tentatives échouées, infructueuses, sans malentendus, sans accès bloqué à des émotions incompréhensibles, plurivoques. Je suis un radeau sur une mer enragée, je n’ai aucune confiance en mes moyens, ma pagaie me lâche et mes cordages aussi. Je mesure à peine la distance qui me sépare de la rive. Je m’ennuie de mon araignée. Sur la berge, plus personne. Je ne mesure pas encore ce que je déclenche chez les autres (désir de contrôle, haine latente, méfiance sourde). À la moindre tempête, je m’écrase sur le sable, dans les algues amères.

Dans la traversée existent pourtant des trouées de lumière. Qu’est-ce que je serais sans un monde haineux ? En l’absence des personnes motivées pour clamer leur détestation des gens qui me ressemblent ? Je tente de comprendre ce qui les anime, ce qui les fixe. Celles et ceux qui tiennent à la permanence, qui vocifèrent leur peur de voir leur petit monde s’écouler sont effrayé·es, je pense, par une identification forte et refoulée avec l’objet de leur détestation. Ce qui les terrorise est déjà en elles, en eux. Leur obsession le prouve. Au moindre coup de vent, illes pourraient être emporté·es par une vague de transformation. Je comprends leur crainte de l’inconnu ; je la partage. Que restera-t-il si tout change, si on lève tous les écrous, si on arrache les drapeaux ? Comme elles et eux, je sais que tout démarre par une petite chose. Un trou dans un mur nous apparaît insignifiant. On finit par y plonger. Et c’est une délivrance indescriptible. Terrifiante aussi. Attirante pour cela. « Vous ne déviez pas de la majorité sans un petit détail qui va se mettre à grossir, et qui vous emporte » (Deleuze & Guattari).

Dans leur tête, l’araignée tisse sa toile. Elle pond ses œufs. Ils éclateront bientôt, donneront naissance à des créatures neuves. Criantes de vie. Je les adore. Les araignées tissent leur toile, la toile capte les atomes flottants. Les défenses ne tiennent plus. Les œufs éclatent déjà. Si on sait prêter l’oreille, on les entend, les araignées vives.

Kev Lambert.
Ce texte a été publié initialement dans la Revue Liberté.

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