Ihsane Jarfi est un jeune homme belge de 32 ans, homosexuel, il disparaît le soir du 22 avril 2012, devant un bar gay de Liège. Il est emmené dans une voiture par quatre hommes qui le tortureront et le laisseront pour mort dans un terrain vague. Le corps d’Ihsane ne sera retrouvé que 9 jours plus tard.
"Animals" est un film de Nabil Ben Yadir sorti le 15 février au cinéma inspiré de cette sordide histoire. Il reprend la plupart des éléments de l’affaire et fait le choix de les présenter de manière ultra-réaliste, jusqu’à l’insoutenable. La critique qui suit s’interroge sur la pertinence des choix esthétiques faits par l’auteur et sur les arguments mobilisés en sa faveur pour la promotion du film.
La fiction s’ouvre par un carton : inspiré de faits réels. Elle se clôt par un autre : à la mémoire de Ihsane Jarfi. La fiction choisit de créer un personnage, Brahim, inspiration d’Ihsane. Elle est composée de trois parties. Dans la première on suit Brahim à l’anniversaire de sa mère où toute la maison est en fête. Lui, qui n’a pas encore fait son coming out, attend son mec qu’il présentera comme son « collègue ». Son frère et sa belle-sœur qui ont découvert son homosexualité lui ordonnent de la taire. Malgré ce rejet de quelques personnes, le film présente une famille aimante et cultivée. Cette partie est filmée en plans-séquences, caméra à l’épaule, suivant le visage de Brahim qui se détache de l’arrière-fond familial laissé dans le flou. Dans la seconde partie, il cherche en vain son mec dans un bar gay, à la sortie de ce bar, quatre hommes dans une voiture veulent « de la chatte » et emmerdent une fille lesbienne sur un trottoir ; pour les faire partir Brahim monte avec eux dans la voiture en disant qu’il connaît un bar où ils trouveront « de la chatte ». Puis ça bascule, dans la voiture les mecs comprennent que Brahim est pédé, ils l’embarquent hors de la ville pour le lyncher à mort. Tabassage dans la gueule, insertion d’un bâton dans l’anus, coups de pierre dans la cage thoracique, broyage de main, tout est montré par le point de vue des assassins à travers un smartphone, façon snuff movie. Plusieurs spectateurs quittent la salle. La troisième et dernière partie délaisse Brahim agonisant pour suivre Loïc, l’un des bourreaux qui rentre chez lui juste après l’assassinat. Il ne prend pas le temps de se poser ni de se laver du sang sur lui, il se change et revêt un costume de soirée. Il se retrouve ensuite brièvement confronté à sa famille brutale et alcoolique qui veut l’empêcher de se rendre au remariage de leur père. À ce mariage, il feint une attitude normale et aide à la préparation de la cérémonie. Comme dans la première partie, la caméra suit le visage du personnage en le détachant de l’arrière-plan familial. Et je me permets de révéler l’ultime plan : son père se marie avec un homme.
Le film est sorti dans très peu de salles, plusieurs programmateurs auraient fait part au distributeur JHR Films (dont la tâche est de vendre le film aux salles de cinéma) de la trop grande démonstration de violence dans le film. En cause donc, la longue séquence de mise à mort filmée de manière ultra-réaliste avec un smartphone. JHR Films se fend d’une tribune publiée dans Têtu pour dénoncer l’absence du droit des spectateurs d’avoir accès à ce film : « Animals propose l’image manquante de ce qu’est un crime homophobe. Force est de constater qu’en France en 2023, cette image manquante n’est pas bienvenue dans les salles de cinéma, sous prétexte qu’elle serait trop violente… Nous voulions montrer cette image manquante tout en proposant un grand film de cinéma, qui questionne aussi la part de responsabilité des images et de la nouvelle culture narcissique des lives, reels et autres selfies. »
L’image manquante
La question de l’image manquante est importante dans le cinéma documentaire lorsqu’il s’agit de témoigner, à partir d’archives inexistantes ou détruites, d’un moment de violence absolue. Comment documenter les génocides, les tortures coloniales, les camps de concentration, les violences policières, quand les preuves visuelles manquent ? Je pense par exemple au film Sud de Chantal Akerman qui relate un horrible fait-divers où en 1998 un Noir, James Byrd Jr., qui après s’être vu proposer d’être déposé en voiture sur son trajet, a été enchaîné à un camion et traîné sur quatre kilomètres sur une route jusqu’à la mort, par trois suprémacistes Blancs. Akerman fait le choix du documentaire et de mettre ce lynchage en perspective avec le passé esclavagiste des États-Unis à travers quelques témoignages, des silences lourds de sens et une nature (champs, arbres) témoin des pires assassinats racistes. Elle dira : « Je n’ai pas l’intention de faire l’autopsie d’un meurtre mais plutôt de l’inscrire dans le paysage mental et physique de ce Sud (des États-Unis) ». Puis le film se clôt sur l’image manquante, celle du fait-divers, une image impossible car elle n’existe pas et serait insoutenable à regarder. Plutôt qu’une reconstitution fictive, Akerman met en place un long travelling depuis l’arrière d’un véhicule, reproduisant le trajet subi par la victime : pas besoin de représenter l’horreur par son miroir fictif, juste un paysage mémoriel.
La même année, Matthew Shepard avait été torturé et assassiné pour son homosexualité. Ces deux lynchages, l’un raciste et l’autre homophobe, avaient donné lieu à la mise en place du « Matthew Shepard and James Byrd Jr. Hate Crimes Prevention Act », une loi contre les crimes de haine portant le nom des deux victimes.
Parler d’une image manquante n’est pas innocent pour un distributeur. C’est aussi le titre et le sujet d’un film important que le monde du cinéma d’archives documentaire et de fiction connaît bien : celui de Rithy Panh. Le cinéaste se demandait comment représenter une image traumatique et obsédante qu’il a vécue enfant au Cambodge en 1975. Il se trouvait dans un des camps de ré-éducation où les Khmers rouges exploitaient, torturaient et conduisaient à la mort des centaines de milliers de personnes accusées d’appartenir au « nouveau peuple » (notion paranoïaque définissant ceux qui sont contaminés par « l’esprit et l’impérialisme bourgeois »). Lui, devait s’occuper d’enterrer les cadavres, avec sa pelle qui heurte les os et les crânes. Pour partir à la rencontre de cette image manquante, il choisit également le documentaire, alternant images d’archives de propagande des Khmers rouges et reconstitution de ce qui manque par des figurines fabriquées en argile. « Je l’ai cherchée en vain dans les archives, dans les papiers, dans les campagnes de mon pays. Maintenant je sais : cette image doit manquer ; et je ne la cherchais pas – ne serait-elle pas obscène et sans signification ? Alors je la fabrique. Ce que je vous donne aujourd’hui n’est pas une image ou la quête d’une seule image, mais l’image d’une quête : celle que permet le cinéma. »
Animals : bienvenue au Futuroscope de l’homophobie
« Oui, on a fait le choix de montrer la violence telle quelle. J’ai vu le résultat de ce qu’ils ont fait du corps d’Ihsane, c’est horrible. Après, on va vous dire que le cinéma, c’est la suggestion. Mais ça c’est une sorte de cinéma. Je pense que si j’avais suggéré la violence, on serait passé à côté du sujet, et on n’en aurait jamais débattu. Ce n’est pas le film qui est violence, c’est la société ! Et d’ailleurs, on ne voulait pas mentir, dans le film comme dans la bande-annonce. On voulait que chaque spectateur ait conscience de ce qu’il allait voir. Pour nous, le fait qu’aller voir le film soit un acte conscient, que cela témoigne de l’intérêt qu’on porte au sujet, est très important. Car vous trouverez toujours des personnes qui ne lisent pas de livres, mais vous n’en verrez jamais qui n’ont jamais vu de film, donc le médium du cinéma est hyper important. Et cette idée que les mots ont plus d’impact que les images, c’est un truc de bourgeois : arrêtez, ce n’est pas vrai. »
(Nabil Ben Yadir, réalisateur du film Animals, dans Têtu).
Nabil Ben Yadir, a choisi de refilmer la mise à mort sur le mode de la fiction en changeant le format du reste du film (caméra à l’épaule) pour utiliser celui d’un smartphone (plans subjectifs des assassins). Les quelques défenseurs du film justifient ce procédé ultra-réaliste et dérangeant comme une « nécessité » pour s’approcher au plus près de la réalité d’un crime homophobe. C’est le même genre d’argument utilisé pour justifier les campagnes de sensibilisation aux accidents de la route ou aux risques du tabagisme mobilisant des images trash : créer un état de sidération pour faire réfléchir. Dans une interview pour le magazine Tribu Move, le cinéaste explique qu’« avec le téléphone portable, on a l’impression que le réalisateur vous abandonne. Cela donne des images brutes et sans concessions, et provoque une réaction car on n’a plus personne à qui se raccrocher. (…) J’ai utilisé le téléphone portable car c’est leur manière (aux assassins) de se mettre aujourd’hui en scène ». La proposition cinématographique est donc celle d’une immersion la plus réaliste possible dans la violence, où le réel ne serait atteignable que par une reproduction fidèle de la jouissance morbide qui fut à l’œuvre dans le massacre représenté : la jouissance de l’anéantissement. Spectateurs, prenez place aux premières loges de la machine homophobe, sensations fortes garanties !, les images qu’on vous propose sont des images « vraies » nous priant de croire à la pseudo-évidence du sens qui s’en dégagerait.
Le principe d’immersion repose également sur un dispositif de cadrage et de montage qui donne l’impression d’être sans coupure, un lissage de l’enchaînement des plans, une lente descente aux enfers sans respiration possible, comme si on glissait dans un conduit d’images bien huilées, sans point de fuite (comprenez : Ihsane/Brahim aussi était sans point de fuite).
Le réalisateur fait donc le pari de se réapproprier le langage de l’ennemi, celui d’une objectification de ce qui résiste à la déshumanisation, sans le décomposer ni le décentrer. Un tel dispositif ne peut conduire qu’à une démission de la subjectivité au profit d’une idée cynique de la didactique des images : « Aujourd’hui, les mots ne peuvent pas remplacer les images, surtout dans cette société qui ne vit que par l’image et dans la représentation de soi-même. La seule façon de communiquer, notamment avec la jeune génération, c’est par l’image ». En plus de prendre les jeunes pour des cons, le réalisateur en vient à redéfinir la notion d’image en l’opposant schématiquement aux mots incapables de représentation efficace : une image n’en devient une que si elle se débarrasse de l’abstraction de la parole. Un tel argument repose sur la croyance que les images doivent servir à une « prise de conscience » d’un problème dont le réalisateur a compris l’essence et qu’il a décidé de nous inculquer. Mais qu’a t-il vu qu’on ne saurait voir ?
Le discours du maître
Une fois sorti de l’état de sidération que le film a cherché à produire, j’ai perçu ce que je considère comme le véritable projet du réalisateur : la production d’un discours simpliste sur l’homophobie décrite comme une dégradation vers la barbarie animale. Nabil Ben Yadir nous raconte que c’est en entendant l’un des assassins dire lors du procès « on est pas des animals » que le titre du film lui a été inspiré, et c’est bien cette métaphore de la bestialité qui est appliquée tout au long du film sur l’acte lui-même. Et là où se glisse la métaphore, passe avec elle le jugement moral et le travail esthétique de son auteur : une naturalisation des signes de l’homophobie. Je pense à cette scène où Loïc donne les ultimes coups de poings dans le visage de Brahim, se lève, avance vers le haut de la colline pour hurler comme un fauve enragé (cf. la photo qui illustre cet article). La cause de cette « animalité » est bien entendu attribuée à un défaut d’éducation (« des animals »). C’est à ça que servent essentiellement les première et dernière parties du film qui opposent la famille plus érudite et aimante d’où venait Brahim à celle violente et rageuse de Loïc, un des assassins. Dans le dossier de presse, le réalisateur explique : « Le psychiatre qui a parlé avec les assassins disait qu’ils n’avaient que 300 mots de vocabulaire et remplaçaient la plupart des verbes par « faire », ce qui n’est pas le cas des protagonistes dans la première partie et de la famille de Brahim. (…) On comprend que l’éducation est la clé. » Pour quelqu’un qui dévalorise l’usage de la parole pour dépeindre l’homophobie dans son film, ses choix de vocabulaire pour en discourir sont révélateurs de ce qui soutient l’architecture du film. Il n’y a pourtant rien de plus éloigné qu’un animal agissant selon ses instincts et un assassin mettant en place une logique de destruction à partir de la connaissance de son propre pouvoir. L’assassin sait que son pouvoir d’anéantissement est plus fort que celui des images, c’est la raison pour laquelle ceux qui ont torturé à mort Ihsane Jarfi ne se sentaient pas mis en danger par les vidéos qu’ils ont produites avec leur smartphone. Et le film abonde dans cette dynamique en affirmant pour son propre compte la supériorité du pouvoir des images. Pouvoir contre pouvoir, toujours une affirmation du pouvoir. Nabil Ben Yadir ne le dit pas autrement : « Pour moi, faire un film c’est faire la guerre. »
Il ne faut pas oublier que l’homophobie procède d’une histoire savante, qui passe par les travaux de sexologie des débuts du 20e siècle, par les expérimentations scientifiques nazies d’un Carl Vaernet pendant la Seconde Guerre mondiale, par les discours politiciens impérialistes passés et actuels, etc. Tous ont en commun non pas une quelconque animalité ou irrationalité mais au contraire une logique d’objectification des êtres. On dit trop peu que ce que nous avons à affronter en tant qu’homosexuels et qui est profondément terrifiant, relève d’une rationalité technique, d’une paranoïa certes, mais ordonnée et structurante. C’est ce que rate cruellement le film en abandonnant l’exigence critique de la mise en scène et du montage, au profit d’un défilement d’images sidérantes suspendant souffle et réflexion. Pour tout cela, Animals n’est que le selfie d’un discours libéral sur l’homophobie.
Mickaël Tempête.
Filmographie :
Animals, Nabil Ben Yadir, 2023.
Sud, Chantal Akerman, 1999.
L’image manquante, Rithy Panh, 2013.
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