TROU NOIR

Voyage dans la dissidence sexuelle

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« Judson aime les transsexuel·les » : une généalogie des relations entre danse et identité

À l’occasion de la sortie d’un numéro spécial dédié au « corps transbiologique » de la revue Women & Performance, le chorégraphe new-yorkais Yve Laris Cohen présente la création Performance for Women & Performance (2011) durant laquelle il active l’un des vitraux de la Judson Memorial Church, une église qui fut non seulement le site d’une importante avant-garde artistique dans les années 1960, mais aussi un centre d’accueil d’urgence pour les travailleureuses du sexe, une clinique qui pratiquait l’avortement avant sa légalisation aux États-Unis et un dortoir multiracial.
En sollicitant l’épaisseur de cette histoire, la théoricienne culturelle Jeanne Vaccaro s’interroge sur les relations entre danse et identités de genre. Elle se demande : quels gestes peut-on faire pour participer à une histoire, même quand elle ne nous inclut pas nécessairement ? Quelle fugitivité peut-on imaginer pour se désidentifier des catégories de dissidence de genre, même quand elles peuvent nous convenir ?
Posant la question de ce que cela fait à « danse » et à « trans » d’être placées l’une à côté de l’autre, Vaccaro interroge les attentes et les présupposés des catégories à partir desquelles la société multiculturelle désire et consomme la différence, et montre comment les corps ainsi identifiés savent déjouer les attentes et manifester la mobilité par laquelle leurs existences excèdent les cadres de lecture identitaires.

« Yve Laris Cohen fait des performances, des objets et occasionnellement des vidéos. Tout cela est de la danse.
Yve Laris Cohen est un artiste interdisciplinaire dont les performances et les sculptures se confrontent aux subjectivités changeantes et aux relations de pouvoir qui traversent les objets et les corps humains. Influencé par le Judson Theater et par sa formation en danse classique, les pièces chorégraphiques de Cohen envisagent le ballet comme une forme de travail manuel plutôt que comme un spectacle pour les élites.
Yve est diplômé en danse et en études de la performance de l’Université de Californie à Berkeley et en arts visuels de l’Université Columbia.
L’artiste multidisciplinaire Yve Laris Cohen cherche à alimenter une compréhension plus riche des questions transgenres au travers de ses processus de création.
Yve Laris Cohen fait en sorte que des choses se produisent dans le temps – choses qui, presque à chaque coup, impliquent des corps.
Yve Laris Cohen est né le 9 décembre 1985 à San Diego en Californie. Envoyé depuis mon iPhone [1]. »

La biographie transgenre est toujours une performance, elle est l’articulation d’un récit qui aplatit la différence pour la rendre compréhensible. Dans les bios de l’artiste chorégraphique new-yorkais Yve Laris Cohen (YLC) telles qu’elles sont écrites par les critiques d’art et par les institutions artistiques, au service de quelle force explicative les notes de programme sont-elles mises quand il est question de l’identité de genre ? Quand il se présente, YLC parle parfois de sa formation en danse classique, parfois de son identité de genre, et parfois des esthétiques avec lesquelles il est en dialogue. Mais quand d’autres que lui le présentent, iels semblent tenir à employer la catégorie du biographique pour diriger notre rencontre avec YLC et confirmer une relation narrative entre son corps et sa pratique artistique. YLC, pendant ce temps-là, s’efforce de court-circuiter le lien entre le désir et la capacité de savoir. Le laconique « Yve Laris Cohen est né le 9 décembre 1985 à San Diego en Californie. Envoyé depuis mon iPhone » fait ainsi écho à une formule convenue, mais dans sa formulation, YLC ajoute à la certitude du temps (« le 9 décembre 1985 ») et de l’espace (« San Diego, en Californie »), une part d’inconnaissable. Il performe ainsi une biographie à la fois frivole et fugitive (« envoyé depuis mon iPhone » : il pourrait être n’importe où, n’importe quand). Si « transgenre » a pour effet de modifier la catégorie « danse », ce n’est pas parce que la danse en question est faite par une personne trans ou parce qu’elle concerne un objet transgenre. Il n’y a pas de preuve ni de garantie dans le fait de regarder une danse faite par une personne qui s’identifie comme trans. Dans cet essai, je cherche à positionner ensemble les catégories conceptuelles et esthétiques de « trans » et de « danse », dans l’espoir de générer des formes de connaissances différentes des phénomènes qui s’y rattachent.

En tant que genre littéraire, la biographie peut s’efforcer de révéler, de totaliser ou de consolider la différence ; la biographie est, en ce sens, un genre plus facile que la politique ou la théorie, dans la mesure où elle peut naturaliser ou masquer le normatif. Les descriptions que les critiques de danse font d’YLC, servent souvent à signaler la différence comme telle. Une critique parue dans Modern Painters parle ainsi avec emphase d’une scène où YLC se déshabille, une action qui dévoile sa poitrine nue et qui rend visibles les cicatrices de sa mastectomie, preuve optique à la fois de son identité, de sa masculinité et de leur caractère censément partiel et construit. YLC, dit cette critique, « rend scandaleusement visibles les cicatrices de sa mastectomie », produisant ainsi une « remise en cause dialectique des rôles de genre [2] ». Certaines critiques parlent aussi d’YLC comme d’un « homme de petite taille », ou bien « une femme de petite taille sans poitrine… ou bien était-ce simplement censé être un homme pas très grand ? », et parfois, elles parlent d’un « artiste multidisciplinaire s’identifiant comme transgenre, montrant sa poitrine nue, révélant sans détour les cicatrices chirurgicales derrière de ce qui fut, autrefois, féminin ». Une cicatrice a des choses à dire, mais au lieu d’y voir la preuve d’une différence (elle-même comprise comme trauma, action chirurgicale ou objet de honte), pourrait-on apprendre à lire, dans les cicatrices, les notations d’un mouvement ? La cicatrice intervient dans une chorégraphie de réalignement cellulaire, elle organise et fait partie d’un processus de guérison corporelle : elle est un signe de capacité et de dimensionnalité corporelles. Les critiques interprètent mal les cicatrices d’YLC quand elles y voient une marque de fixité, de signification sociale ou un signe de ponctuation dans la grammaire du corps dansant. Une cicatrice peut aussi faire signe vers des tissus en train de changer, ou être lue comme une forme de danse ou de chorégraphie à l’échelle du cellulaire. Et puis, nous qui sommes dans le public pouvons lire la cicatrice aussi comme une preuve sensible d’une chose que nous partageons collectivement, d’une chose que nous sentons et que nous pouvons faire circuler, dans la danse, en tant que travail corporel de transformation.

Plutôt que de faire de la danse une forme d’exposition biographique, comme certaines critiques semblent le faire, YLC fait de son expérience un matériau. Il lui arrive ainsi de mentionner « transsexuel » dans la fiche du spectacle, une manière de performer le cliché de la demande faite aux corps vulnérables d’être toujours prêts à s’exposer. YLC interrompt la cohérence narrative du biographique par des actions de refus. Ses interruptions dans la chaîne signifiante de la danse transgenre formulent une critique du désir de connaître la danse transgenre comme transgenre, un désir qui démontre une certaine incapacité à penser le genre autrement qu’à partir des marques « M » ou « F » qui signent les documents administratifs, les noms, les pronoms, les hormones et les interventions chirurgicales. L’artiste chorégraphique Ishmael Houston-Jones a mis en scène une intervention généalogiquement liée à cette relation entre identité et danse quand il a lancé sa question/provocation : « qu’est-ce que la danse noire ? » à Danspace, à New York City, en 1982. Avec Parallels, un programme de spectacles chorégraphiques conçu aux côtés d’une « nouvelle génération d’artistes noir·es qui existent dans les mondes parallèles des danses noires américaines et de la nouvelle danse », Ishmael Houston-Jones a contribué à l’élaboration d’une histoire de la danse noire différente de celle ouverte par Alvin Ailey, une histoire qui cite la Nouvelle Vague, le punk et le drag comme ses interlocuteurices privilégiées [3]. Houston-Jones cite les registres publics, collectifs et vécus de l’identification et de l’appartenance, se souvenant : « Bien sûr, voir Judith Jamison danser dans Cry d’Alvin Ailey a été l’un des événements qui m’ont donné envie de danser ». Houston-Jones se désidentifie de l’identité en tant que genre artistique. L’intervention que représente sa proposition en tant que commissaire du festival consiste dans la construction parallèle d’une histoire de la remise en cause de l’identité. Avec Parallels, la « danse noire » devient une enquête sur l’identité et la danse identitaire en tant que genre [4]. À l’occasion d’une recréation du festival Parallels pour son trentième anniversaire (en 2012), l’artiste et performeuse Ann Liv Young, une femme blanche, a déclaré : « Je suis blanche. Mais je suis noire ce soir », prolongeant l’interrogation sur les généalogies de l’identité et de la danse [5]. Les identités et les danses composites comme la « danse noire » ou la « danse trans » peuvent être déployées de différentes manières, dont certaines cherchent à interroger les parallèles entre mouvements du corps et mouvements esthétiques, tandis que d’autres satisfont une fonction historique de type successive ou additive et échouent à interroger les relations historiques analogiques qui peuvent être faites entre « noir·e » et Ailey et entre « trans » et Judson. La manière dont ces formes corporelles intersectent entre elles reste impossible à comprendre tant que « noir·e » et « trans » ne sont susceptibles de modifier qu’une seule catégorie esthétique à la fois.

Dans sa Performance for Women & Performance, Yve Laris Cohen fait cette déclaration enthousiaste : « Judson aime les transsexuel·les. Judson déteste la guerre. Judson a donné naissance à la danse postmoderne. J’aime Judson [6]. » Performance for Women & Performance est une danse qui consiste à performer une construction. Le travail impliqué dans la construction est à la fois matériel et conceptuel, physique et généalogique. Il consiste à assembler puis à déconstruire une réplique de la Rose Window, le vitrail orienté vers le sud de la Judson Memorial Church, une église située au 55 Wahsington Square South, dans le Greenwich Village [à New York] [7]. Comme bon nombre des œuvres de YLC, Performance for Women & Performance met en jeu la construction d’objets matériels aussi bien que de corps, interrogeant leurs circulations et leurs valeurs. En juxtaposant des formes ordinaires et virtuoses, l’œuvre coupe au travers des actions les plus utilitaires en y intégrant le travail de l’identité, travail qui est idéologique et fictif en un sens, mais qui est aussi matériel et « vécu ». Dans les parties qui suivent, je m’efforce de penser entre et avec ce corps matériel, objet partagé par les catégories de « transgenre » et de « danse », afin d’explorer ce que ces catégories impliquent en termes de politiques du mouvement. « Transgenre » et « danse » partagent un certain arrangement corporel. Toutes deux reposent sur un entraînement du corps, sur la création de formes et de formations alternatives du quotidien – comment marcher, se tenir debout et être en lien avec d’autres corps. Toutes deux partagent des techniques de mouvement normatives, et toutes deux s’efforcent d’interrompre ces mouvements. Le corps au travail que « transgenre » et « danse » partagent est composé de gestes d’alignements, d’ajustements, de rotations, de coupes éditoriales, de motifs, d’habitudes et de répétitions occasionnelles, qui s’efforcent de contourner les espaces normatifs et/ou esthétiques par des gestes ordinaires, de résistance consciente ou inconsciente. Transgenre peut être le nom d’une pratique chorégraphique si la question que l’on se pose est de savoir comment nous nous déplaçons à l’intérieur du social, comment nous nous tenons dans le monde.

Transgenre peut être le nom d’une figuration matérielle à l’intérieur d’une danse. En dialogue avec la danse et les pratiques d’YLC où sont performées tout à la fois le travail, la capacité, l’incapacité et quantité de formes matérielles d’altération et de construction, nous pouvons voir comment un corps dansant performe quelque chose d’apparence transgenre, d’apparence identitaire, sans pour autant capituler face à l’exigence de preuve dans la représentation. Notre rencontre se fait avec des processus matériels et corporels, marqués par la construction, le geste et la valeur du travail. Dans l’interprétation que je vais en faire, je m’efforcerai d’orienter ma réflexion vers des pratiques de la physicalité et du travail, et de conceptualiser une politique trans du mouvement qui excède les temporalités narratives et chrono-normatives des subjectivités trans. Pour comprendre quelque chose à la sorte de travail spécifiquement impliqué dans la danse et dans l’identité, nous avons besoin d’apprécier la manière dont la substance qu’YLC marque pour nous comme « transsexuelle » est transformée, à nouveau, par la danse. De même que les corps protestataires investissent la rue pour interrompre certains processus politiques, les corps dansants peuvent désorganiser l’intégrité corporelle et, en ce sens, ces deux formes de politiques du mouvement contribuent à informer la manière dont « transgenre » travaille l’expérience en reposant sur des pratiques durationnelles d’auto-chorégraphie et des efforts non-représentationnels de se déplacer dans le monde. Pour écrire de manière transversale à propos de « danse » et de « transgenre », il faut examiner ce que chacune de ces formes de mouvement implique et la manière dont chacune est susceptible de modifier la possibilité de connaître l’autre. En m’investissant conceptuellement dans les corporéités partagées et parallèles entre trans et danse, je me positionne à l’encontre des notions identitaires qui voudraient faire de trans un additif accolé au mot danse, et faire place à des manières queer d’interruption, de menace, d’innovation, d’impertinence, de politisation. Je me demande : « Est-ce la danse, le danseur, ou la chorégraphie qui constituent la chose modifiée par la catégorie de transgenre, ou est-ce la catégorie de transgenre qui est modifiée par le processus ? » Si nous faisons du mot « transgenre » un modificateur du mot « danse », alors nous devons nous demander si les corps trans se meuvent différemment des corps cis, et si tel est le cas, nous devons nous demander si la différence appartient à la qualité trans du corps ou aux yeux des personnes qui l’observent. Si nous posons la question « les danseureuses transgenres font-iels des danses transgenres ? », alors il nous faut interroger le désir de connaître telle ou telle chose – une personne, une sexualité, un mouvement, une danse – comme trans, et nous confronter à la grammaire stabilisante de ces catégories. En questionnant la forme de la question, il se pourrait bien que nous arrivions à la conclusion que c’est la danse, pas le corps, qui peut être dite transgenre.

Dans Performance for Women & Performance, YLC récite la liste des objets dont il a besoin pour construire la Rose Window, qu’il décrit comme une sculpture, une boîte à lumière et une fenêtre, peinte en jaune comme le soleil qui brille et illumine l’intérieur de l’église : quatre panneaux de contreplaqué épaisseur 2 centimètres, deux panneaux de contreplaqué épaisseur 1 centimètre, environ quarante mètres carrés de toile, 2 litres de peinture latex, 104 vis de 75mm et 32 vis de 40mm, le tout pour un total de 315 dollars et cinquante-huit centimes.

Il nous dit que cela a pris « vingt-huit heures pour construire la structure » et « douze heures pour écrire le texte », même si ce n’est pas la voix d’YLC qu’on entend, puisqu’il a assigné la performance de son texte à un·e volontaire qui le lit pour nous. Cette situation donne au récit une forme désincarnée, ou plus exactement, une incarnation fluide et multi-genrée – qui a également des implications pratiques, puisqu’elle laisse les mains d’YLC libres pour travailler, danser et construire le vitrail. Une femme prend la parole : « Et je n’ai même pas encore comptabilisé le temps que j’ai dévoué à penser et à développer les idées », dit-elle, alors qu’YLC l’invite à continuer et délègue davantage de travail encore à des volontaires qui filment la performance et prennent des photographies. « Women & Performance me paye trois cents dollars pour faire ce que je suis en train de faire. » Nous apprenons que le coût de la performance – le coût du contreplaqué, du beurre de cacahuètes, du camion de déménagement, et « dix-huit dollars en capsules de faux sang » – excède de très loin le budget. Le coût du travail effectué par YLC « en vue de la performance, c’est-à-dire de ce qui est en train de se passer maintenant » reste encore à calculer. Son endettement s’élève à 14’052,70 dollars. Et nous le regardons, alors que sa dette s’accumule.

À côté du travail de construction et du travail moteur effectués, Performance for Women & Performance fait également signe vers le transgenre en tant que travail de dispersion et de prolifération. YLC s’habille, lui et ses volontaires, de casquettes de baseball vertes avec des bords aux couleurs vives. Le collectif ainsi uniformisé travaille tandis qu’YLC survole la situation, interrompt, donne ses instructions en criant : « Lisez plus vite, ou plus lentement, ou avec moins d’émotion ; mettez-moi les capsules de faux sang dans la bouche ; allongez-vous sur moi ; soulevez ou déplacez le contreplaqué ». Il externalise son travail à des corps masculins comme féminins. On peut imaginer une lecture cursive de la performance qui l’interpréterait comme une synthèse du masculin et du féminin, une déconstruction de l’idéal et du singulier, un « remplissez-la-case-vide » cyborg muni de casquettes de baseball vertes. Et pourtant, le travail exécuté par les corps volontaires à la place de YLC n’est pas un travail identitaire, c’est une distribution de la physicalité, de l’action et de la capacité, qui sert une fonction précise et qui correspond à l’incapacité d’YLC de lire son texte, de filmer son travail, de prendre des photos et de construire une fenêtre à lui tout seul. Ses remplaçant·es [8] viennent remédier aux limites de ses capacités et du temps dont il dispose et les formes de travail – économiques, incarnées et matérielles – qui permettent à la danse d’exister manifestent l’identité comme un faire, l’essence de la performativité de genre. En tant que performance durationnelle impliquant une multiplicité d’identités, la danse propose une critique de la manière dont certaines échelles et certaines correspondances fonctionnent au service de la consolidation d’identités (multiples) en une Identité (catégorique). Pour le dire autrement, il s’agit d’une performance du concept d’identité. En construisant l’identité sous la forme d’un vitrail, la danse évacue et rend transparent le cadre qu’elle construit ce faisant.

La performance de l’identité en danse ouvre à des questions d’histoire de la danse, notamment dans la mesure où Performance for Women & Performance fait du matériel architectonique de la Judson Memorial Church un site clef pour la théorisation de la danse. « Judson a vu naître la danse postmoderne », nous dit YLC tout en rebricolant l’architecture de l’église – en la changeant de taille et d’échelle, en la dupliquant, en la construisant et en la déconstruisant –, l’occasion d’un réarrangement parallèle de la position conceptuelle du Judson. En réorientant l’environnement architectural, YLC construit aussi un dialogue corporel avec les composants structurels du sanctuaire de l’église, qui opère comme un médiateur entre différentes périodes de l’histoire de la danse. Ainsi la danse intitulée Dog House, dans laquelle YLC performe avec sa sculpture de la Rose Window dans le sanctuaire de la Judson Memorial Church, plaçant sa réplique sous l’original, considère le dogme et l’autoritarisme de l’avant-garde esthétique. La danse, récite-t-il au cours de la performance, « espérait suggérer, sinon créer, un régime de danse postmoderne fasciste. Suivi par un assassinat. Ce qui, ostensiblement, devait ouvrir à la possibilité d’un changement de régime ». Si à un premier niveau, le dédoublement du vitrail performe une intervention dans l’environnement architectural de l’église, à un second niveau, il fonctionne également de sorte à multiplier matériellement ses versions et à offrir une archive de la durée. Dans la danse, YLC insiste sur l’héritage continué du Judson, disant : « Mon corps est subordonné au régime que j’ai construit ». Il élève ainsi la valeur du matériau dans la danse en réduisant sa performance à un travail : « Je ne suis que le gars qu’on a embauché pour installer le podium, déployer les bannières et dérouler le tapis ».

Performance for Women & Performance prend le Judson et le déplace hors de l’église. La danse se déroule dans le studio du département des études de la performance de l’Université de New York, à quelques pas de la Judson Memorial Church. Au cours de la danse, YLC nous dit qu’il conteste :« la codification de la danse postmoderne, la fétichisation du Judson Church Movement de la fin des années 1960 et la récente et étourdissante consommation de la danse de cette époque par le monde des arts visuels – consommation due, en grande partie, à l’émergence du champ des études de la performance ». Cette objection, il l’a fait tout en offrant une sculpture/vitrail/boîte lumineuse miniature de la Rose Window au directeur du département, José Esteban Muñoz [photographie ci-dessus]. À mesure que l’architecture matérielle de l’église est construite puis détruite, le Judson se constitue en duplicata, la danse devenant une agitation spatiale de l’environnement architectural et de son héritage durable.

La chorégraphie peut générer la forme d’une généalogie alternative. En imaginant l’histoire de la danse comme une performance sur la durée, YLC revisite la dette relationnelle que nous devons au Judson en déplaçant la figure reproductive liée à la naissance – « le Judson a donné naissance à la danse postmoderne » – et en la liant à la pratique du travail. Le travail est matériel et vécu, forgé au travers de performances de l’identité qui défont et réassemblent l’identité et les performances de l’identité. Peut-on évoquer l’idée d’une contre-culture sans simultanément participer au désir de trancher dans l’existant, d’entailler un territoire, de former une esthétique de la résistance et, par-là, de construire un empire ? Est-il possible de rencontrer la catégorie transgenre au-delà de l’idée de frontière ? Dans Performance for Women & Performance, YLC nous dit :

« Au fait, pour information : je ne suis pas une femme. Pourriez-vous considérer le fait de changer le nom du festival en “Women and Transpeople and Performance” ? Ou alors ajouter un astérisque au mot “Women” qui pourrait correspondre à un plus petit astérisque et à une explication de ce que “Women” signifie ? »

La pratique chorégraphique d’YLC poétise la biographie en tant que forme afin d’en tirer une critique de l’identité, et ce faisant, il formalise une méthode pour l’historiographie en danse. Les critiques qui génèrent une mauvaise lecture de l’identité d’YLC comme danseur transgenre lisent les choses à l’envers. Quand il s’autodésigne comme trans, c’est une manière tactique de manœuvrer l’autorité en tant qu’historien de la danse, de tirer parti de l’identité pour intervenir sur une historiographie passivement identitaire de la danse. Et quand il danse, la danse est transgenre : une chorégraphie du travail corporel.

Jeanne Vaccaro.
traduit de l’anglais (états-unis) par emma b.


Cet essai est originellement paru sous le titre « “Judson Loves Transsexuals” : Tracing a Genealogy of Identity and Dance », in CANTOR Lou, ROCHESTER Katherine (dir.), Intersubjectivity Vol. II : Scripting the Human, Berlin, Sternberg Press, 2018, pp. 99-106. Merci à Jeanne Vaccaro pour l’autorisation à publier cette traduction. Les photographies sont de l’autrice.

[1Bios écrites pour : l’exposition des masterant·es du département art de l’Université Columbia en collaboration avec le Fisher Landau Center for Art, 2011 ; la Foundation for Contemporary Arts Grants to Artists ; la liste des collaborateur·ices de Miguel Gutierrez ; Call Home, une performance de Yve Laris Cohen dans le cadre des résidences de Movement Research à Judson Church, le 19 décembre 2011 et pour In Practice : You never look at me from the place from which I see you au Sculpture Center de Long Island City, 15 janvier-19 mars 2012.

[2HOWE David Everett, « Dance as Blood Sport : Performance Artiste Yve Laris Cohen Tackles Ballet », Modern Painters, 22 mars 2012.

[3HOUSTON-JONES Ishmael, « Curatorial Statement », in HUSSIE-TAYLOR Judy, BELL Lydia (dir.), Parallels : Danspace Project Platform 2012, New York, Danspace Project, 2012, p. 30.

[4José Esteban Muñoz décrit la désidentification comme un processus de négociation à l’égard des fictions de l’identité, une manière d’esquisser « l’ébauche de contre-publics minoritaires », un point de vue tiers qui nous permet de « comprendre les besoins sous-jacents des guerres de positions. » MUÑOZ José Esteban, Disidentifications. Queers of Color and the Performance of Identity, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1999, p. 5 ; « “The White to be Angry” : Vaginal Davis’s Terrorist Drag », Social Text, n° 52-53, Winter 1997, p. 23.

[5YOUNG Ann Liv, Parallels, Danspace, 2012.

[6Performance for Women & Performance a été performé le 8 mars 2011 dans le studio du département de Performance Studies de la Tisch School of the Arts à New York University. La danse avait été commissionnée par la collective éditoriale de Women and Performance : A Journal of Feminist Theory pour célébrer la publication d’un numéro spécial dédié aux écologies reproductives trans et queer, cfWomen and Performance : A Journal of Feminist Theory, « The Transbiological Body », n° 3, vol. 20, 2010.

[7La Judson Memorial Church est un site historique qui a contribué à la formation d’une certaine avant-garde. L’église a notamment été l’endroit où se sont développées les improvisations expérimentales d’Yvonne Rainer, de John Cage et du Judson Dance Theater (1962-1964) ; une galerie d’art où se sont produit·es Yoko Ono et Claes Oldenburg ; une clinique qui pratiquait l’avortement dans les années qui ont précédé sa légalisation aux États-Unis ; un foyer pour travailleureuses du sexe et un dortoir interracial. La Rose Window est l’un des quatorze vitraux du sanctuaire de la Judson Memorial Church. C’est John La Farge qui les a tous dessinés, à l’exception de la Rose Window, entre 1892 et 1910. Bien que ses origines exactes restent inconnues, les historien·nes de la Judson Memorial Church considèrent David Maitland Armstrong, contemporain de La Farge, comme le responsable probable de ce vitrail.

[8NdT : en anglais surrogates, qui s’utilise également pour désigner les travailleureuses gestationnelles réalisant des « gestations pour autrui » (surrogacy).

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