Nous disposons aujourd’hui de tous les arguments du monde pour défaire le mythe de l’État hébreux comme un havre de paix pour les identités LGBT+ et pourtant sa pratique du pinkwashing continue d’être défendue comme une fin à réaliser au détriment du sort des Palestiniens. A travers l’analyse de la circulation dans les médias de la photo du soldat israélien qui a déployé le rainbow flag au milieu des décombres, Hussein Omar nous pose cette fatidique question : quelles sont les questions auxquelles le pinkwashing semble apporter une réponse ? Un "sionisme gay", comme un rêve homosexuel sécuritaire occidental, semble être au cœur d’un malaise civilisationnel dont la possibilité d’un génocide ne contrarie pas sa réalisation.
Nous remercions la revue Parapraxis et Hussein Omar qui ont accordé l’autorisation de traduction et de publication de ce texte.
L’extermination du peuple de Palestine, accélérée une nouvelle fois après le 7 octobre 2023, a produit certaines des images les plus effrayantes du XXIème siècle. Au milieu de cet embarras d’obscénités photographiques, l’une d’entre elles se distingue : un soldat israélien, Yoav Atzmoni, tenant un drapeau arc-en-ciel avec l’inscription « Au nom de l’amour » en anglais, en arabe et en hébreu, au milieu des décombres de maisons détruites par les bombardements. L’image est légendée : « Le tout premier drapeau de la fierté hissé à Gaza. Yoav Atzmoni, membre de la communauté LGBTQ+, a voulu envoyer un message d’espoir à la population de Gaza qui vit sous la brutalité du Hamas. Son intention était de hisser le premier drapeau de la fierté à Gaza comme un appel à la paix et à la liberté ».
Atzmoni a affirmé plus tard qu’il avait eu l’intention de faire apparaître sur le drapeau les paroles d’une chanson préférée de U2, que son partenaire lui avait envoyé pour l’emmener sur le champ de bataille, lorsqu’il s’est retrouvé cerné par le bismillah musulman (’Au nom de Dieu, le Miséricordieux, le Compatissant’) à Gaza [1]. Le mot arabe Allah sonnait pour Atzmoni (un arabophone) comme l’hébreu Ahav. Il a remplacé le nom particulièrement rebutant pour lui que les musulmans donnent à leur Dieu par un signifiant prétendument universel (et, ironiquement, paulinien) : l’amour. Atzmoni a affirmé que son message était un message de paix et d’espoir pour le peuple que lui et ses compagnons de combat prétendaient libérer de la domination théocratique et diabolique du Hamas.
Dans les centaines et les milliers de commentaires qui ont suivi la publication de la photo par @Israel, un compte officiel des réseaux sociaux de l’État, les critiques ont tourné la photo en dérision, la qualifiant de dernier avatar du pinkwashing, nom désormais donné à la campagne de relations publiques cynique adoptée par l’État israélien depuis 2005 pour présenter le pays comme un havre de paix pour les homosexuels. Initialement lancée pour promouvoir la Tel Aviv Pride, le pinkwashing – qui a coûté à l’État 90 millions de dollars en frais de communication pour la seule année 2010 – est devenu une arme centrale de la hasbara [2] israélienne. De nombreux détracteurs de la photo ont souligné à juste titre que le mariage gay n’est pas autorisé en Israël. D’autres ont rappelé qu’Avi Maoz – représentant à la Knesset du parti d’extrême droite Noam et vice-ministre chargé de l’« identité juive » – a cherché à plusieurs reprises à interdire la Pride de Jérusalem et à imposer des règles juridiques qui réaffirment le statut de la famille conjugale et hétéronormative. Certains ont souligné que le ministre des finances Bezalel Smotrich (qui s’identifie lui-même, de manière sarcastique, à un « homophobe fasciste ») a encouragé la lapidation des homosexuels, des trans et des personnes qui ne se conforment pas à l’identité de genre. En outre, certains ont rappelé qu’Itamar Ben-Gvir, ministre de la sécurité nationale, avait l’habitude d’organiser des « défilés de bêtes » anti-Pride. Ils affirment que les dirigeants israéliens sont profondément homophobes dans leur pays, même s’ils prétendent être gayfriendly à l’étranger. Pour les sionistes libéraux, la photo d’Atzmoni est la preuve de la tolérance inhérente de la société israélienne, qui a été mise en péril par la droite, le populisme et le fanatisme de Netanyahou.
Pourtant, s’il est incontestable que la photo est hypocrite au vu des opinions des dirigeants politiques israéliens, la compréhension de la fonction de l’image exige que nous allions au-delà de ces accusations exactes factuellement, mais politiquement inefficaces. Si cette hypocrisie peut nous aider à comprendre comment la photo était destinée à attirer l’attention des gays blancs métropolitains de New York comme de Berlin, elle n’aborde pas la question de savoir qui d’autre cherchait-elle à convaincre : une élite politique israélienne fondamentaliste juive pour qui le pinkwashing israélien était devenu un poids de plus en plus embarrassant, au sens propre comme au sens figuré. L’insistance d’Atzmoni à se présenter comme un homme gay au combat témoigne de fissures au sein de la société israélienne qui remontent à sa fondation. Comme l’a démontré de manière convaincante Daniel Boyarin, le sionisme était un projet colonialiste destiné non pas à redresser les populations arabes qu’il allait dominer et déplacer, mais plutôt à améliorer les « Juifs de l’Est » (Ostjuden) prétendument arriérés. À cet égard, le « sionisme herzlien », dont Atzmoni est l’incarnation, avait une « mission civilisatrice, d’abord et avant tout dirigée par des Juifs vers d’autres Juifs ». Les seuls indigènes auxquels Herzl envisageait de confier sa mission civilisatrice étaient les « Hottentot Ostjuden, qu’il considérait comme une autre race ». En tant que tel, nous pourrions comprendre le pinkwashing comme un projet visant à améliorer les homophobes juifs rétrogrades au niveau de leurs élites cosmopolites « occidentalisées », qui entretiennent des liens matériels et affectifs avec les centres métropolitains des États-Unis. La séance photo triomphale d’Atzmoni montre également aux fondamentalistes rétrogrades du gouvernement qu’il s’imagine élever l’État à une norme universelle et progressiste pour lui-même et ses alliés laïques.
En effet, quelle que soit l’intention réelle d’Atzmoni – qu’elle soit naïve ou malhonnête – à l’égard des personnes qu’il prétendait libérer, il faut le prendre au mot, notamment parce que la photo fait état de développements qui sont historiquement nouveaux et donc déterminants. Les accusations d’hypocrisie semblent passer à côté d’un autre élément important : cette photo malvenue reflète, et inscrit, un nouveau sens de la mission historique mondiale d’Israël. Cette mission ne consiste plus à sauver une tribu particulière ou un ensemble de tribus, les Juifs, mais à sauver le projet universel de la civilisation elle-même. Comme l’a répété le président israélien Isaac Herzog quelques semaines plus tard, « cette guerre [...] est destinée, vraiment, véritablement, à sauver le projet universel de civilisation ». Mais comment les « droits des homosexuels » sont-ils devenus l’étendard d’une telle universalité ? Comment la liberté sexuelle en est-elle venue à apparaître comme la force motrice et l’objet convoité de l’accouchement violent de l’universel ? Sauver les femmes brunes des hommes bruns a longtemps animé ces mésaventures impériales, mais depuis quand l’homosexuel brun est-il au centre d’un tel projet ? Si, comme l’a soutenu Uday Mehta il y a longtemps, l’universalité définissait et était au cœur de chaque mission libérale impériale, depuis la colonisation britannique du Bengale au début du XIXe siècle jusqu’à la guerre contre le terrorisme au début du XXIe siècle, la fixation sur les « droits des homosexuels » en tant que force motrice d’un tel projet était en soi quelque chose de relativement nouveau [3].
Atzmoni suggère – en substituant le terme Allah à un amour universel – que les Palestiniens, et en particulier les musulmans palestiniens, nourrissent la même haine pour les homosexuels que celle qu’il observe au sein de sa propre société, dans une instanciation bien trop prévisible du fantasme projectif. Il imagine que le « retard » homophobe déplorable et indésirable de la société religieuse israélienne est également présent chez les ennemis perçus de cette société, les Palestiniens. Par un tour de passe-passe qui reconnaît et reflète les fondements ethno-religieux de l’État juif, l’« arriération » palestinienne est déplacée sur l’« islam » et les « musulmans ». Pourtant, les lois anti-sodomie en Palestine ne sont pas issues de l’Islam ou des efforts des législateurs musulmans ; elles ont été imposées par des fonctionnaires coloniaux britanniques pudibonds qui ont importé en bloc les idées victoriennes anti-sodomie du Raj en Inde. Ironiquement, ces fonctionnaires britanniques pensaient qu’ils passaient outre une « institution nationale » et qu’ils ramenaient de force la Palestine dans le giron d’une civilisation universellement libérale. Ainsi, en liant l’homophobie à l’islam, Atzmoni, comme beaucoup d’autres pinkwashers, occulte les origines britanniques des réglementations anti-sodomie, peut-être sans le savoir. Au lieu de cela, ils imaginent les lois homophobes comme des produits du caractère religieux des musulmans, contre lesquels les Israéliens se définissent de plus en plus – même si ces mêmes lois ont été abrogées dans une grande partie de la Palestine en 1951, plus de trente-cinq ans avant qu’elles ne soient abrogées en Israël, en 1988.
Comment la sodomie est-elle passée du statut de symbole d’arriération, il y a près de cent ans, à celui de symbole de progrès ? Comment la sodomie a-t-elle été réinscrite comme un signe de liberté alors qu’elle était à l’origine un objet de répression ? Comment pouvons-nous donner un sens à ce renversement des rôles – des croisés impérialistes contre la sodomie aux croisés génocidaires pour la sodomie ?
Il y a environ un siècle, les fonctionnaires impériaux britanniques, installés pour gouverner le nouveau mandat de la Société des Nations en Palestine, ne cherchaient pas à libérer les sodomites indigènes, mais plutôt à éradiquer leurs pratiques rétrogrades. Ils ont débattu de la nécessité d’imposer de telles mesures dès le début du mandat, même s’il leur a fallu une décennie et demie pour imposer des lois anti-sodomie en 1936, largement importées du code pénal indien de 1861. Dans une note détaillée rédigée en mai 1925, Sir Gerald Leslie Makins Clauson, fonctionnaire du ministère des colonies et philologue turc, a exprimé ses préoccupations quant à la modification du code pénal ottoman en matière de (mauvaise) conduite sexuelle. Il écrit :
« C’est davantage au Haut Commissaire qu’à nous de dire si la sodomie est une institution nationale d’une telle ampleur qu’elle doit être autorisée à continuer, mais personnellement, j’aurais pensé que la voie à suivre était de la rendre illégale et de sevrer progressivement la population pour qu’elle adopte des pratiques moins contraires à la nature. Si cette mesure est jugée trop radicale, il est clair que ce que l’on pourrait appeler, faute d’un meilleur terme, les ’bordels masculins’ doivent être soumis aux mêmes sanctions que les bordels ordinaires, faute de quoi les tenanciers de bordels mécontents se tourneront vers des activités encore moins recommandables.
Par ailleurs, la zoophilie n’est même pas abordée, bien que dans certaines classes de la société musulmane (en particulier les tribus nomades) elle soit presque autant une institution nationale que la sodomie. Il est possible qu’elle ait été laissée de côté parce qu’il serait pratiquement impossible de la supprimer. C’est probablement le cas. »
Dans la Palestine sous mandat britannique, c’est la sodomie (et non sa suppression) qui était considérée comme la prérogative nationale des Palestiniens. En revanche, les fonctionnaires impériaux qui cherchaient à l’éradiquer considéraient que leur mission était motivée par le désir de réformer les mœurs sexuelles musulmanes en faveur de ce qu’ils appelaient la ’copulation ordinaire’. Pour faire entrer la Palestine dans la civilisation mondiale, il fallait transcender les pratiques particulières des habitants et adopter celles, universellement acceptables, de la « copulation ordinaire ».
Mais ces réformes étaient provisoires. Il a fallu une décennie et demie pour faire appliquer cette législation, ce qui témoigne de l’extrême prudence avec laquelle les fonctionnaires britanniques abordaient l’altération d’institutions perçues comme étant sanctionnées par la loi ou la coutume religieuse. Les convictions concernant l’intransigeance religieuse des sujets musulmans s’étaient développées au cours de plusieurs décennies d’occupation en Égypte, où Lord Cromer avait estimé que la longévité de la domination britannique pouvait être garantie tant que l’occupation n’interférait pas avec la législation, l’autorité et les institutions religieuses locales. En évitant de telles interférences, on espérait permettre aux fonctionnaires impériaux d’éradiquer toute résistance à leur autorité, car ils pensaient que les indigènes étaient avant tout préoccupés par la religion et non par la politique.
Et pourtant, de manière assez ironique, c’est face aux premiers signes d’agitation palestinienne en 1936, qui allaient se transformer en soulèvement massif au cours de l’été de cette année-là, que les lois anti-sodomie furent instituées après une décennie et demie d’hésitation. Le fait qu’il ait fallu attendre les nouvelles formes de sociabilité instituées par une révolution anticoloniale naissante pour mettre en place de telles réglementations illustre l’intuition contre-intuitive de Foucault : « ce qui dérange le plus ceux qui ne sont pas gays à propos de l’homosexualité, c’est le style de vie gay, et non les actes sexuels eux-mêmes... C’est la perspective que les gays créent des types de relations encore imprévus que beaucoup de gens ne peuvent pas tolérer ». Face à la menace d’une révolution anticoloniale, les autorités britanniques ne pouvaient tolérer la sodomie – un avatar d’un monde de sociabilité aussi étranger que dégoûtant – et l’ont donc interdite.
La révolte arabe de 1936 allait donner lieu à la conception, à l’expérimentation et à la mise en œuvre de certaines des mesures les plus violentes utilisées jusqu’alors dans les territoires coloniaux. Les boucliers humains, les châtiments collectifs et l’utilisation de camps de concentration sont des techniques de contre-insurrection importées d’ailleurs dans l’Empire britannique et perfectionnées au cours des trois années de la révolte arabe. Cette période a servi de modèle à la résistance palestinienne – une combinaison de boycott et de lutte armée – pour les décennies à venir. Ces techniques de contre-insurrection seront transmises à l’État sioniste qui remplacera le mandat britannique, et l’utilisation de boucliers humains et les punitions collectives seront généreusement déployées dans les moments de mobilisation massive des Palestiniens. Bien que les tribunaux militaires israéliens se soient prononcés contre l’utilisation de ces mesures, elles ont été largement utilisées au cours de la seconde Intifada. En revanche, ni Human Rights Watch ni Amnesty International n’ont trouvé de preuves à l’appui de l’affirmation maintes fois répétée selon laquelle les Palestiniens de Gaza ou d’ailleurs auraient eu recours à ces méthodes. Tout comme l’homophobie que l’on imagine propre à l’ennemi palestinien, l’utilisation de « boucliers humains » est considérée comme une preuve du peu de valeur que les insurgés barbares accordent à leurs « femmes et enfants ». Comme le veut la sagesse freudienne vernaculaire des activistes actuels, toute accusation est un aveu [4].
En 1936, comme en 2024, le désir de remodeler les pratiques sexuelles et les inclinations des Palestiniens semble lié à des moments de violence spectaculaire, sans précédent dans leur propre contexte. On est frappé par l’abondance des fantasmes et des pratiques masochistes et, dans certains cas, nécrophiles, liés aux organes génitaux et à la génitalité : de la pratique attestée de l’extraction du sperme du tissu testiculaire des militants sionistes tués au combat pour le cryogéniser dans les hôpitaux, à la demande du ministre des communications Shlomo Karhi d’enlever le prépuce des combattants du Hamas (en dépit du fait que tous les musulmans adultes sont circoncis) pour se venger, comme David l’aurait fait pour les Philistins.
Il apparaît que, loin d’être une force motrice, la réforme des penchants sexuels des indigènes – que ce soit par le biais de réglementations anti-sodomie ou en les forçant à hisser des drapeaux arc-en-ciel au-dessus de leurs maisons démolies – n’est en fait qu’un objet trompeur. Il ne déclenche pas la violence, mais agit comme un fantasme pour la possibilité de la satisfaire. Comme le montre la violence génocidaire du 7 octobre, cette violence impérialiste – même celle qui vise à réformer les pratiques sexuelles des indigènes – ne peut être comprise à travers les modèles rationnels habituels de la stratégie ou même de la seule économie politique. Cette violence a une pulsion libidinale inextinguible et insatiable. Elle ne peut jamais être satisfaite. Comme le mirage, métaphore chère aux nombreuses générations de colonisateurs de la Palestine, il s’efface à mesure que l’on s’en approche.
Malgré le fait que ces histoires contredisent un récit très différent de celui qu’Israël et ses partisans aiment raconter, ce correctif à l’identification massive des queers avec Israël semble changer très peu de choses. Pour comprendre pourquoi, il faut se tourner vers l’époque de la crise du sida, lorsqu’un modèle spécial de sécurisation a été développé par les métropolitains bourgeois, cis et blancs aux États-Unis, au moins deux décennies avant l’adoption du pinkwashing comme politique officielle de l’État par Israël. Au cours des décennies qui ont suivi la crise du sida, les États-Unis ont établi une relation de propriété avec l’histoire de la libération des homosexuels, ainsi qu’un modèle d’autoprotection militarisée contre les classes défavorisées. Et ce, en dépit du fait très clair que c’est la violence de l’État, et non le « gay bashing », qui a été le principal responsable de la destruction des vies homosexuelles.
L’établissement d’un récit canonique sur l’histoire de la libération des homosexuels dans ce pays – accompagné d’une fétichisation des « paradis gays » comme le New York post-Stonewall et le San Francisco – a renforcé dans l’imaginaire mondial une association essentielle entre les politiques de libération des homosexuels et l’histoire américaine en tant qu’événement exceptionnel. Avec le temps, les « droits des homosexuels » ont fini par être perçus comme une réalisation civilisationnelle exclusivement américaine – ce qui est confirmé par le fait que la Pride est célébrée en juin pour commémorer les émeutes de Stonewall, par exemple – et, dans les années 2000, ils ont été adoptés dans la politique impériale américaine. Une histoire particulière de libération homosexuelle américaine (blanche et bourgeoise) serait exportée en tant qu’étalon universel auquel toutes les autres histoires, et en particulier celles du tiers-monde, seraient comparées et pour la plupart jugées déficientes, et donc jugées « arriérées ». La femme musulmane ne serait plus le seul sujet digne d’être sauvé ; désormais, l’homosexuel musulman émergerait comme un nouveau sujet imaginaire sur lequel s’inscriraient les fantasmes impériaux de transformation.
Cela explique pourquoi les États-Unis en sont venus à instrumentaliser leur histoire particulière de libération des homosexuels et à la soutenir comme une mesure à laquelle le reste du monde devrait être comparé. Cependant, cela n’explique pas pourquoi Israël en viendrait également à entrer dans le champ de cette réalisation civilisationnelle mondiale. Pour comprendre comment la revendication du statut unique d’Israël a pu trouver une certaine plausibilité dans l’imaginaire métropolitain américain et ouest-européen, il faut se tourner vers les écrits de l’un des tristement célèbres membres fondateurs d’ACT-UP, Larry Kramer, qui a insisté sur le fait que le sionisme pouvait, et devait, être un modèle pour la libération des homosexuels. Pour Kramer, comme pour beaucoup de ceux qui évoluent dans son sillage intellectuel – y compris les transphobes pour qui le sionisme représente un bastion contre la fluidité et l’ambiguïté – Israël était un modèle de sécurité permanente. Il représentait le fantasme selon lequel les frontières, réelles et métaphoriques, pouvaient être sécurisées et qu’un peuple au bord de l’anéantissement – qu’il s’agisse de Juifs fuyant l’antisémitisme européen ou de personnes atteintes du sida mises en difficulté par l’État américain – devait et pouvait non seulement prendre les armes, mais aussi créer des États pour eux seuls.
Le fantasme d’Israël comme havre homosexuel s’inspire d’un engagement intellectuel queer antérieur avec le sionisme remontant à l’apogée de la crise du sida, lorsque beaucoup ont affirmé que la négligence de l’État à l’égard des hommes gays diagnostiqués séropositifs ressemblait à l’holocauste nazi. De manière particulièrement poignante, les activistes d’ACT-UP ont choisi comme symbole le triangle rose (bien que renversé) pour rappeler l’insigne que les hommes homosexuels étaient contraints de porter dans les camps de concentration nazis. Pour Larry Kramer – activiste, romancier et dramaturge à la rage vertueuse – la décision de l’État de laisser mourir des homosexuels à une échelle sans précédent rappelait la Shoah et en était la meilleure métaphore. Selon lui, les deux événements découlent de haines profondément ressenties et plus ou moins équivalentes : l’antisémitisme et l’homophobie. Cette dernière, cependant, était une haine d’un genre inhabituel et se caractérisait par une « horrible singularité » : la haine des parents pour leurs enfants homosexuels. « Les Juifs, écrit-il, peuvent-ils imaginer être haïs par leurs parents pour leur judéité ? » Dans Reports from the Holocaust, publié en 1989, Kramer utilise les termes de « génocide » et de « chambres à gaz » pour décrire l’effort concerté de l’État américain « pour nous éliminer et nous détruire complètement ».
Selon Kramer, l’antisémitisme n’était pas seulement une métaphore de l’homophobie, mais avait en fait produit cette dernière par inadvertance. Selon lui, ce sont les victimes de l’antisémitisme qui ont officiellement instauré l’homophobie aux États-Unis. Les psychanalystes juifs européens (qu’il appelle « les enfants de Freud »), qui ont fui leur pays à partir de 1930, sont responsables de la perversion de la doctrine de Freud en Amérique en développant une homophobie médicalisée, institutionnalisée et scientiste. Ces réfugiés avaient besoin de « boucs émissaires » et, en raison de leur « insécurité, ils ont éprouvé le besoin de prouver au Nouveau Monde qu’ils s’y intégreraient complètement ». Ils l’ont fait en formulant, puis en instituant, la notion d’« homosexualité en tant que maladie ». Kramer écrit à propos de cette génération de psychanalystes que « les persécutés sont devenus des persécuteurs ». Bien que la logique de la critique de Kramer – les persécutés se transformant en persécuteurs – semble présager de nombreuses critiques actuelles du sionisme, telles que celle développée par Daniel Boyarin, elle a conduit Kramer à défendre plutôt le projet ethnonationaliste juif.
Pour Kramer, le sionisme n’était pas un échec à rejeter, mais plutôt un exemple à suivre pour les militants homosexuels. Le plaidoyer de Kramer en faveur d’un sionisme gay est né de trois observations. Premièrement, l’adoption de tenues et de comportements machos n’avait pas réussi à endurcir les hommes homosexuels contre leurs détracteurs homophobes et hétérosexuels. Deuxièmement, les homosexuels devaient être tenus pour responsables de leurs propres souffrances parce qu’ils n’avaient pas réussi à s’organiser politiquement, tout comme Hannah Arendt avait blâmé, dans sa lecture, les Juifs pour leur quiétisme politique au cours de deux mille ans de persécution. Enfin, parce que le « Israël des gays », c’est ainsi qu’il appelait San Francisco, n’était plus un endroit où les hommes homosexuels avaient un quelconque pouvoir politique, après l’avoir atteint brièvement dans les années 1970 [5] ;Kramer en a conclu que rien de moins qu’une « armée terroriste du SIDA, comme l’Irgun qui a mené à la création d’Israël » ne sauverait les homosexuels américains des projets visant à les anéantir. La solution à l’Holocauste gay ne pouvait être qu’un sionisme gay.
Comme l’affirme Christina Hanhardt, les fantasmes de Kramer concernant la création d’un sionisme gay se sont effectivement concrétisés sur le sol américain lorsque, dans les années 1980, les homosexuels de la classe moyenne supérieure ont commencé à désigner le gay bashing comme la principale source de leurs souffrances. Le gay bashing allait remplacer la violence policière, la pauvreté, l’incarcération et le sans-abrisme en tant qu’objet d’activisme, car les homosexuels blancs, cisgenres et aisés ont commencé à exiger la protection de l’État et à diriger la violence de l’État contre ceux qui ne jouissaient pas des mêmes privilèges. Comme l’affirme Patrick Dedauw, les façons particulières « d’encadrer la vulnérabilité et la protection des personnes homosexuelles et transgenres présentent une profonde symétrie avec l’idéologie sioniste ». Et ce n’est pas une coïncidence si les deux organisations vers lesquelles les personnes queer se sont tournées pour faire adopter une législation sur les crimes de haine étaient l’Anti-Defamation League et le National Gay and Lesbian Task Force’s Anti-Violence Project (Projet anti-violence de la Task Force nationale des gays et lesbiennes). La première, en particulier, comme l’a souligné Emmaia Gelman, est une organisation de défense sioniste qui se fait passer pour une organisation protégeant les Juifs de l’antisémitisme. Au moment même où elle était mobilisée pour réhabiliter le gay bashing en tant que principal danger pour les Américains homosexuels, l’ADL s’est efforcée d’étouffer l’opposition à la première guerre du Golfe sur les campus universitaires, en soutenant que cette dernière était assimilable à de l’antisémitisme. Ces accusations étaient principalement dirigées contre les étudiants de couleur – contre le « politiquement correct », les « études ethniques » et la « diversité » – ce qui était tout à fait conforme à l’histoire antérieure de l’ADL : elle avait organisé une campagne contre l’affirmation de la National Education Association selon laquelle le Ku Klux Klan n’était pas une aberration par rapport au problème du racisme structurel de l’Amérique, mais une manifestation de ce racisme. En signant un pacte faustien avec l’ADL pour institutionnaliser le « gay bashing » en tant que crime de haine, les Queer Americans ont également codifié une vision particulière (raciste) de l’exceptionnalisme américain, qui serait mise au service de la promotion des intérêts impériaux américains.
Les bourgeois gays et lesbiennes américains s’imaginaient être une population minoritaire dont le seul espoir d’être à l’abri de la violence extérieure se trouvait dans des territoires prétendument souverains, sur des terres nettoyées de leurs habitants d’origine – désormais considérés comme une menace dangereuse – par une force militarisée et soutenue par l’État. Mais la notion d’un « espace safe » national, d’une sécurité permanente, hier comme aujourd’hui, est une illusion, et elle l’est encore plus lorsqu’elle repose sur la destruction et la dépossession des autres – l’occupation et la colonisation dans le cas d’Israël, l’embourgeoisement et la création de « quartiers gays » dans les capitales métropolitaines. Les espaces, pour les personnes homosexuelles ou pour toute autre personne, ne peuvent jamais être sûrs sans justice, et leur rêve de « sécurité » n’est pas réalisable sans restitution.
En tant que tels, les efforts visant à réfuter les affirmations du sionisme selon lesquelles il est un havre pour les homosexuels n’ont eu qu’un succès très marginal. En considérant le pinkwashing comme un coup de communication cynique, ces efforts continuent d’ignorer l’identification psychique que les queers, qu’ils soient ou non en Israël, ressentent avec son modèle de sécurisation. Pour être clair, ces échecs à renverser les revendications du pinkwashing persistent, qu’ils entreprennent la tâche minutieuse de contester les « vérités » historiques fondamentales des attitudes israéliennes envers l’homosexualité ou qu’ils s’engagent dans une argumentation logique. Ce dernier mode, généralement articulé au subjonctif, soutient que même si les Palestiniens n’ont pas les mêmes droits homosexuels que nous, nous ne devrions pas pour autant approuver leur génocide. Cette approche est particulièrement troublante. Elle maintient la Palestine dans le mystère, semblant dissimuler un secret dont les anti-sionistes auraient honte : que c’est effectivement un endroit brutal, mais que nous ne devrions pas le bombarder pour autant.
Si nous ne prenons pas au sérieux le fait que les personnes queers bourgeoises, blanches, cis et métropolitaines trouvent en Israël un modèle convaincant pour leurs propres fantasmes de sécurité, nous ne sommes pas en mesure de comprendre pourquoi les personnes queers ont été promptes à adopter la propagande israélienne, malgré l’abondance de preuves et l’insistance répétée des activistes antisionistes sur le fait qu’il ne s’agit que de propagande. Parallèlement, nous devons comprendre comment ce processus d’identification a rendu possible la formulation d’une liberté queer dans un programme de droits (légalement articulés, encodés et protégés) en tant qu’archétype auquel toutes les sociétés « civilisées » devraient se conformer, et l’étalon à l’aune duquel leurs réalisations civilisationnelles doivent être mesurées.
C’est précisément ce fantasme qu’Atzmoni a perpétué avec son palimpseste photographique des rêves non réalisés du sionisme, inscrit sur les décombres de vies, de maisons, d’écoles et d’hôpitaux palestiniens détruits. Ce document sur la barbarie, déguisée en civilisation, nous rappelle que la violence que l’acte apparemment innocent d’Atzmoni semblait autoriser ne peut être comprise à l’aide des modèles conventionnels de la science politique, de la stratégie ou de l’économie politique. La violence commise « au nom de l’amour » - qu’elle prétende chercher à détruire le Hamas ou à réformer véritablement les penchants sexuels des autochtones – est animée par un désir impossible de détruire quelque chose qui ne peut pas être détruit. Comment expliquer autrement cette violence apparemment donquichottesque qui semble dépasser l’intérêt ou l’utilité ?
Peut-être la sexualité est-elle en effet au cœur de son fonctionnement, mais pas de la manière dont Atzmoni ou ceux qui l’ont encouragé pourraient l’entendre. Si, comme l’a dit Paolo Freire, « les opprimés trouvent dans les oppresseurs leur modèle de virilité », alors le modèle particulier de la violence sioniste pourrait trouver une certaine lisibilité dans celui de l’Allemagne nazie. De la même manière que le spectre de la défaite allemande lors de la Première Guerre mondiale a hanté la Seconde, la Nakba constitue une revendication de la quasi-extermination des populations juives d’Europe. Dans les deux cas, les victimes ont cherché à surmonter un moment de défaite antérieur en s’identifiant à leurs vainqueurs.
Alors que les incursions sionistes à Gaza se sont intensifiées à partir du 9 octobre 2023, je n’ai pu m’empêcher de penser au travail de Klaus Theweleit, sociologue et critique culturel allemand ayant des affinités idéologiques avec la « nouvelle gauche allemande » de l’après-1968. Dans son ouvrage magistral intitulé Fantasmâlgories, Theweleit a cherché à comprendre la violence proto-nazie et nazie à travers un énorme corpus vernaculaire de rêves, de journaux intimes et d’autres formes fragmentaires d’écriture de la génération des Freikorps (Corps francs allemands), à partir de laquelle le projet nazi a vu le jour. Insatisfait des histoires qui traitent le nazisme comme un phénomène purement idéologique – en se concentrant sur l’origine des idées, mais pas sur la manière dont elles deviennent plausibles et sur les raisons pour lesquelles elles sont devenues crédibles pour un grand nombre d’« Allemands ordinaires » – Theweleit a cherché à déterrer les formations psychiques profondes qui ont conduit des personnes (principalement des hommes) à cibler d’autres personnes qu’elles soupçonnaient ou croyaient être « moins que des hommes » : les femmes, les homosexuels, les juifs et les communistes en particulier.
S’appuyant sur les travaux de la pédiatre et psychanalyste autrichienne Margaret Mahler, Theweleit a conclu que la génération des Freikorps était composée de personnes pathologiquement non développées, dont le corps n’était ni ordonné ni normalisé, et qui n’avaient pas réussi, dans leur enfance, à développer les défenses érotiques nécessaires pour écarter les dangers extérieurs. Le résultat de ce développement, ou de cette absence de développement, est une sorte de fantasme projectif ou d’hallucination, dans lequel la propre perception de son corps en tant que masse indifférenciée et désordonnée est projetée sur des étrangers qui pourraient, pour quelque raison que ce soit, provoquer sa dissolution finale. Pour ces êtres perturbés (que Theweleit appelle les ’dévivifiés’ et les ’indifférenciés’), la violence est exercée de manière préventive sur ceux qui sont perçus comme des menaces. Cette violence semble libératrice pour les auteurs, qui expulsent leur propre peur de la dissolution en la provoquant chez d’autres, ce qui leur permet vraisemblablement d’exercer un certain contrôle.
Mais pourquoi certaines personnes développent-elles de telles pathologies ? Et pourquoi cette pathologie en est-elle venue à affecter toute une génération d’hommes allemands ? Theweleit affirme que ces sujets défectueux deviennent ainsi à la suite de punitions sévères subies pendant l’enfance. Le processus d’apprentissage de la propreté, en particulier, contraint l’enfant à renoncer au plaisir dans sa propre périphérie. L’apprentissage de la propreté les oblige à dénoncer les sujets liquides et leur inspire des sentiments de culpabilité lorsqu’ils n’y parviennent pas. Ainsi, ces petits garçons ne sont « pas encore tout à fait nés ». Ils n’entrent jamais dans certaines étapes de la relation d’objet ou du complexe d’Œdipe. Ils ne développent pas d’ego corporel, ni de sens des limites. Ils ne peuvent acquérir le sentiment d’être autonomes, délimités et entiers qu’en tuant préventivement l’ennemi qui menace de les dissoudre. Leurs ennemis sont souvent associés à des liquides – boue, eau, sperme, urine, crachat, sang, sueur. Leur propre fuite perçue menace de dissoudre les frontières des hommes qui ne sont pas encore nés et qui commencent à établir des parallèles entre leurs corps non conformes et la nation non conforme elle-même ; le contrôle de cette dernière sert de fantasme pour dépathologiser le premier. Le fascisme, conclut Theweleit, n’est pas mieux compris en tant qu’idéologie, mais plutôt à travers les actes collectifs de violence par lesquels les hommes non encore nés tentent d’arrêter leurs corps qui fuient.
L’œuvre de Theweleit est traversée par une tension non résolue : d’une part, sa conviction que ses sujets ne sont pas essentiellement exceptionnels (ou "psychotiques", comme il le dit) et, d’autre part, l’impulsion opposée de rejeter toute prétention à l’universalisation de la nature agressive des hommes sur lesquels il a écrit. Il a pris soin d’affirmer que le fait de réduire les origines de la violence nazie à une agressivité universelle n’était qu’un exercice de disculpation visant à normaliser et à rendre non exceptionnelle leur violence. À cette fin, il a noté comment Hermann Göring avait cherché à faire exactement cela lorsque, depuis sa cellule de prison à Nüremberg en 1946, il a déclaré au psychologue américain G. M. Gilbert qu’« il y a une malédiction sur l’humanité. Elle est dominée par la soif de pouvoir et le plaisir de l’agression ».
Theweleit a résolu ses impulsions politiques conflictuelles – entre la volonté de rendre exceptionnelles les agressions des Freikorps et celle de les rendre universelles – en localisant les pathologies de la culture génocidaire allemande dans les formes troublées et troublantes d’éducation des enfants qu’il a décrites. Malgré les précautions qu’il a prises pour souligner que ses sujets n’étaient pas, en fait, psychotiques, Fastasmâlgories penche en fin de compte vers l’exceptionnalisation du milieu culturel allemand dont le livre, ainsi que ses sujets, sont issus.
Si cet argument a pu paraître convaincant dans les années 1970, en particulier parmi les enfants de nazis supposés repentis lors de la première parution du livre, il l’est beaucoup moins après le 7 octobre. L’élan d’exceptionnalisation auquel Theweleit cède apparaît aujourd’hui non seulement inexact, mais dangereux. L’État allemand déploie son expertise supposée, en ce qui concerne la mise en œuvre du génocide paradigmatique, pour interdire ceux qui cherchent à en empêcher un autre. À cet égard, l’opus magnum de Theweleit apparaît maintenant comme un autre des nombreux textes qui rendent l’Holocauste exceptionnel, le dépeignant comme le pire de tous les crimes possibles. Comme l’a souligné avec force Dirk Moses, cette perspective permet à l’Holocauste d’éclipser les exemples antérieurs et postérieurs de violence génocidaire. En se concentrant sur les caractéristiques les plus particulières de l’Holocauste, on a établi un critère qui rend de plus en plus difficile non seulement l’identification, mais aussi la prise au sérieux des schémas répétitifs de violence exterminatrice. Pourtant, tant la réaction au 7 octobre que l’histoire plus longue des XXe et XXIe siècles, avant et après l’Holocauste, révèlent que les projets génocidaires sont loin d’être exceptionnels, mais qu’ils sont au contraire un élément constitutif du système de l’État-nation dans la modernité.
Leo Bersani s’est attaché à souligner que l’imbrication entre sexualité et violence est au cœur de la constitution de chaque sujet, quel que soit le lieu et le mode de son éducation. Il s’agit simplement d’une caractéristique de l’aliénation dont tout individu fait l’expérience lorsqu’il entre dans la culture ou la société. Pour Bersani, la violence est constitutionnelle, normative et « normale » pour tous les humains. La pulsion de violence impériale n’est pas une aberration, mais au contraire une caractéristique endémique et habituelle de la socialisation. Elle est inhérente à tous les sujets. Si, pour Theweleit, la violence permet aux hommes de se sentir « entiers », pour Bersani, l’attrait de la violence est déterminé précisément par la potentialité opposée – elle permet aux hommes de faire l’expérience de l’éclatement égoïque qu’ils désirent tous (inconsciemment). Pour Theweleit, la violence permet aux hommes de prendre préventivement le contrôle des frontières du moi qu’ils sentent constamment menacées de dissolution, tandis que pour Bersani, la mise en œuvre de la violence est le principal moyen par lequel les hommes peuvent faire l’expérience d’un soulagement bouleversant de l’emprise que l’ego exerce sur la psyché. Pour Theweleit, le sadisme de la violence fasciste est passionnant précisément parce qu’il permet à ceux qui l’exercent d’éprouver l’illusion d’être souverains, alors que pour Bersani, le désir sadique de détruire les autres est attirant précisément parce qu’il promet de détrôner la souveraineté de l’ego. Si, pour Theweleit, la violence est l’outil qui permet à l’individu pathologiquement « mal né » de se sentir entier pour la première fois, pour Bersani, la violence est un outil de libération des illusions d’intégrité qui nous étouffent.
Bersani soutient donc que les pulsions de violence génocidaire ne doivent pas être localisées dans une génération particulière d’hommes allemands, mais qu’elles peuvent être activées chez n’importe quel sujet humain. En critiquant implicitement des penseurs comme Theweleit, Bersani affirme que la découverte freudienne de la pulsion de mort transforme notre compréhension de la violence humaine, qui n’est plus exclusivement orientée vers la destruction d’autrui, mais qui vise avant tout à nous détruire nous-mêmes. Le sadisme est donc toujours un masochisme et c’est dans la destruction de soi que le sujet éprouve une certaine forme de libération. Peut-être suis-je attiré par la version universaliste de Bersani parce qu’elle semble offrir un certain réconfort : le sionisme s’autodétruira précisément au moment où il apparaît le plus puissant.
Même si le sionisme peut contenir en lui le noyau d’un désir inconscient de son propre démantèlement, il incombe aux personnes queers qui rêvent de la libération de la Palestine de ne pas se contenter de fouiller leur propre histoire et les choix qu’elles ont faits mais qu’elles ont maintenant oubliés, et de critiquer ainsi leurs propres investissements psychiques dans ce projet. Nous devons réorienter nos efforts pour ne plus tenter de contrer le pinkwashing au niveau de la recherche de faits alternatifs, mais plutôt nous demander : quelles sont les questions auxquelles le pinkwashing semble apporter une réponse ? Il nous incombe également de nous souvenir des nombreuses personnes qui se sont opposées au pacte que nous avons conclu en échange de la protection militarisée de l’État.
Bien qu’ils aient été noyés par la voix souvent forte et dominatrice de Larry Kramer, de nombreux homosexuels de l’époque de Kramer ne s’identifiaient pas aux formes musclées de pouvoir, de machisme et de souveraineté qui semblaient sous-tendre la violence sioniste. Au contraire, ils étaient inspirés par ceux que le sionisme rejetait, laissait de côté et rendait dispensables, les « victimes des victimes » palestiniennes, selon l’expression mémorable de Saïd. Julius Eastman, compositeur, pianiste et artiste noir, a également fait allusion à la nécessité de la lutte armée comme moyen de libération des homosexuels, mais il s’est inspiré de forces résolument antisionistes. Dans son célèbre Gay Guerilla, il déclare : « Je n’ai pas l’impression que la guérilla gay puisse vraiment rivaliser avec la guérilla afghane ou la guérilla de l’OLP, mais espérons qu’elle puisse le faire à l’avenir ». Jean Genet, qui a passé une grande partie des années 1970 et 1980 à défendre les Black Panthers et les Fedayins palestiniens dans les camps de réfugiés jordaniens, était tout aussi lucide sur les affinités qu’il voyait entre les queers héroïques et les Palestiniens héroïquement dépossédés de leurs biens. Pour Genet, le transsexuel est héroïque car il est « prêt à braver le scandale et à aller jusqu’au bout jusqu’à la mort ». S’ils ne meurent pas, ces transsexuels héroïques portent « une bougie allumée sur la tête pour le reste de leur vie, nuit et jour… Beaucoup de fedayins sont des héros ». Un an après avoir appris qu’il était atteint du sida en 1987, l’artiste visuel cubain Félix González-Torres a tenu à établir un parallèle entre les personnes atteintes du sida et le peuple palestinien, dont le drapeau a été interdit en Israël après la guerre de 1967. En réponse à l’interdiction en 1980 des œuvres d’art utilisant les couleurs du drapeau palestinien en Israël, qui avait conduit à l’arrestation de plusieurs artistes palestiniens, González-Torres a créé une œuvre d’art composée de quatre panneaux monochromes – vert, rouge, noir et blanc – pour souligner les affinités entre les People With Aids (à qui l’œuvre était dédiée) qui « sont discriminés parce qu’ils sont séropositifs » et ceux dont le drapeau a été interdit « par l’armée israélienne dans les territoires palestiniens occupés ».
Ainsi, lorsque les dirigeants sionistes se moquent des Palestiniens en les qualifiant d’« animaux humains » et des queers en organisant des « parades de bêtes », ils nous rappellent une époque, pas si lointaine, où nous étions nous aussi considérés comme dispensables par les États mêmes qui, nous le voyons aujourd’hui, nous offrent leur protection. Eastman, Genet et Gonzáles-Torres l’ont compris, même s’ils ont finalement « perdu » ce débat. Ces métaphores de la bête doivent nous rappeler les compromis politiques très fragiles que nous avons faits lorsque nous avons détourné notre animosité de l’État pour la reporter sur notre propre espèce, dont nous nous imaginons désormais avoir besoin d’être protégés. Alors même que l’identification entre sionisme et homosexualité reste fortement ancrée dans l’imaginaire populaire, le mouvement anti-guerre mondial, qui s’est accéléré à une vitesse stupéfiante depuis le 7 octobre, a cherché à récupérer l’attirail de la libération homosexuelle (du Silence=Mort d’ACT-UP au triangle rose désormais imaginé comme la pastèque palestinienne, en passant par l’occupation de la gare de Grand Central à New York) aux fins de la libération de la Palestine. Elles nous rappellent que les affinités entre la Palestine et l’homosexualité ne sont pas des coïncidences ou des contingences, mais qu’elles signifient quelque chose de très profond. Comme l’a dit le poète palestinien Mahmoud Darwish : « Ma liberté est d’être ce qu’ils ne veulent pas que je sois », ce qui illustre avec éloquence le puissant potentiel de subversion que recèlent la Palestine et la queerness, pour peu que nous les laissions faire.
Hussein Omar.
Traduit par Jerome Fontana.
Texte publié initialement dans Parapraxis.
[1] La chanson était peut-être encore plus appropriée qu’Atzmoni ou son public cible ne l’auraient jamais imaginé, car U2 est réputé pour avoir défendu une politique anti-anticolonialiste en Irlande.
[2] Hasbara (en hébreu : הַסְבָּרָה, littéralement « explication ») est un terme qui renvoie aux stratégies de communication et de propagande de l’État d’Israël à destination de l’étranger. Le terme est synonyme de « propagande israélienne » pour les analystes qui critiquent cette communication. [Note du traducteur]
[3] Bien que le genre, la sexualité et la régulation des deux aient joué un rôle fondamental dans l’histoire de l’impérialisme, ils étaient généralement dirigés contre les femmes autochtones. Comme l’a fait remarquer Gayatri Spivak, toute l’histoire de l’impérialisme britannique en Inde pourrait être utilement résumée comme l’histoire « d’hommes blancs sauvant des femmes brunes d’hommes bruns ». Contrairement aux femmes qui devaient être sauvées dans le passé, le souhait déclaré d’Atzmoni de sauver les gays de Gaza présentait un avantage supplémentaire : ils n’ont pas de capacités reproductives et ne menacent donc pas le projet d’ingénierie démographique sur lequel « Israël » (et en fait tout projet impérial) est fondé. Cependant, comprendre l’objectif déclaré d’Atzmoni comme une simple variation sur un vieux thème, c’est manquer quelque chose d’important.
[4] Comme l’indique clairement le manifeste de Queers in Palestine : « Les militants féministes et queers internationaux, solidaires de la Palestine, sont confrontés aux attaques et au harcèlement des sionistes qui prétendent que ceux qui soutiennent la Palestine seront "violés" et "décapités" par les Palestiniens parce qu’ils sont simplement des femmes et des queers. Pourtant, le plus souvent, c’est le viol et la mort que les sionistes souhaitent pour les femmes et les homosexuels qui se solidarisent avec la Palestine. Les fantasmes sionistes de corps brutalisés ne nous surprennent pas, car nous avons fait l’expérience de la réalité de leur manifestation sur notre peau et notre esprit. »
[5] Kramer est allé jusqu’à prôner la création d’un État séparatiste gay. Pendant un certain temps, San Francisco ’a été l’Israël des gays’, affirme-t-il. Les hommes homosexuels avaient atteint ’un grand pouvoir dans la structure politique de cette ville’ et aucune personnalité politique ne pouvait ’envisager de ne pas consulter les leaders homosexuels’. Avant les ravages du sida, ’le pouvoir des homosexuels était suffisant pour tenir en échec la plupart des oppositions hétérosexuelles locales’. Mais, tragiquement, ce n’était plus le cas.
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