TROU NOIR

Voyage dans la dissidence sexuelle

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Pour l’amour d’Emma - par Ellen Willis

Ellen Willis (1941-2006) est une essayiste et militante féministe américaine. Elle fut membre du groupe New York Radical Women et cofondatrice avec Shulamith Firestone du groupe féministe radical Redstockings. Elle considérait l’autoritarisme politique et la répression sexuelle comme étroitement liés, une idée développée par Wilhelm Reich. Une grande partie de l’écriture de Willis présente une analyse reichienne ou freudienne radicale de ces phénomènes.
"Pour l’amour d’Emma" est un pamphlet qui interroge notre peur de la sexualité des enfants à partir d’une réflexion sur les liens entre désir et révolution.

Texte publié par l’excellente maison d’édition AUDIMAT dans lerecueil d’Ellen Willis Sexe et liberté et traduit par Fanny Quément.

***Crédit Photo : Pierre Acobas

La tyrannie n’apporte aucune joie. La liberté procure du plaisir. S’affranchir de la tyrannie procure un sentiment d’extase. Le plaisir, la joie et l’extase relèvent tous de l’érotique, c’est-à-dire de la volupté que l’être corporel ou sensoriel éprouve dans la liberté de s’avancer vers le monde, de s’y engouffrer et de l’engloutir. La liberté dans le plaisir, le plaisir dans la liberté — danser et baiser (oui, Emma [1]), et avoir des révélations (sous l’influence de substances, ou non), et travailler sur ce qui nous stimule et nous semble crucial, et vivre dans la coopération, l’amitié et l’amour entre personnes libres qui se respectent, et avoir la possibilité d’être véritablement responsables de nos propres vies, de mettre nos idées en pratique… cette liberté et ce plaisir sont au cœur de toute vraie révolution.

En ce moment même l’Europe de l’Est revendique des libertés dont les Américain∙es jouissent déjà, en théorie du moins, mais ces histoires de démocratie ont le chic pour dégénérer. Où est-ce que ça va, tout ça, et quel sera le nouveau point de départ ? À l’heure où les Tchèques et les Est-Allemand∙es descendent dans les rues, emportant dans leur libre mouvement leurs états bureaucratiques, qui ne sont que stase et chagrin, mes propres terminaisons nerveuses en sont parcourues de frissons. « Pourquoi pas moi ? Pourquoi pas nous ? », me dis-je. Pas étonnant que nos bureaucrates s’inquiètent aussi. La révolution est contagieuse : elle suscite une attente subversive du plaisir.

En effet, l’un des principes fondamentaux de notre révolution était la poursuite du bonheur comme droit inaliénable. Mais de nos jours, cette quête est régulièrement calomniée, dite irresponsable, égoïste et narcissique. Le mépris et la terreur que le plaisir inspire (ainsi que les désirs contrariés et refoulés dont il fait l’objet) alimentent cet embrouillamini d’hystéries collectives autour des drogues et du sexe [2]. La réticence des gauchistes et des féministes à l’idée de défendre pleinement le plaisir a faussé le débat sur l’avortement, et les « pro-choix » se sont retrouvé∙es sur la défensive, car le fond du problème, c’est bien la liberté sexuelle des femmes, qui fait partie intégrante de la liberté elle-même. Il s’agit moins d’avoir « le droit de contrôler nous-mêmes nos corps » que d’être libres d’accepter nos corps et de nous en délecter, d’explorer notre capacité à prendre du plaisir. Sans cette liberté nous sommes des êtres divisés, mutilés, empêchés dans notre avancée vers le monde, pris au piège de la stase à laquelle les femmes ont toujours été condamnées.

Mais cette révolution, la révolution érotique, la vraie, pas les petites lapines de chez Playboy, doit commencer avec les enfants. Nous vivons une époque où la peur de la sexualité des enfants est projetée sur un certain nombre de cas d’abus sexuels très médiatisés dans lesquelles on constate des allégations bizarres, une atmosphère de chasse aux sorcières et un manque de preuves [3] ; une époque où les « spécialistes » peuvent sérieusement affirmer que si des enfants partagent des jeux sexuels entre elleux, c’est qu’iels ont subi des abus, et que leur laver le cerveau jusqu’à ce qu’iels « confessent » les faits, c’est les protéger [4] ; où (comme toujours) empêcher les enfants dans l’exploration de leur sexualité n’est pas considéré comme un abus, mais comme le travail d’un bon directeur de conscience ; où des lois qui obligent les adolescentes à signaler toute grossesse à leurs parents avant d’avorter sont présentées par des hypocrites comme une façon de donner aux parents une chance d’aider leur enfant à un moment critique, alors qu’elles sont en réalité motivées par une haine de la sexualité adolescente, et par le désir de restaurer la colère parentale comme arme dissuasive et punitive. Oserons-nous formuler cette revendication radicale, que la sexualité des enfants soit reconnue et protégée aussi bien de son exploitation que de son inhibition par les adultes ? Que les adolescent∙es n’aient pas seulement le droit à la contraception et à l’avortement, mais à tout ce dont ils∙elles ont besoin en matière d’information, de conseil et de soutien social, émotionnel et médical pour exprimer leur sexualité de façon responsable, avec le sentiment d’être en sécurité ?

Il est grandement ironique qu’être prolife signifie désormais qu’on s’oppose à l’avortement. À l’origine, l’expression vient du radicalisme sexuel et de penseurs tels que Wilhelm Reich et A. S. Neill, qui l’employaient pour signifier prosexe, proliberté, proplaisir. Bien sûr, pour eux, la vie est synonyme d’éros, le but comme l’essence de la vie étant de se réjouir activement d’être en vie. Pour le mouvement contre l’avortement, la vie est un absolu, un fétichisme de l’existence biologique en elle-même.

Et dans un autre contexte, il ne faudrait pas confondre vivre et survivre. Ce qu’il y a de plus terrible avec le SIDA, c’est qu’en plus de prendre des vies, il menace de tuer le désir ; et cette menace fait partie de ce que nous devons combattre. Si nous désespérons de la liberté et du plaisir, abandonnant ainsi la révolution, il n’y aura plus lieu d’avoir peur de mourir du SIDA : nous serons déjà mort∙es.

Ellen Willis
Village Voice, décembre 1989
Traduit de l’anglais américain par Fanny Quément

[1Référence à Emma Goldman, qui affirmait que l’être humain est une créature intrinsèquement sexuelle et artificiellement morale, et qui refusait que la cause anarchiste soit un cloître où le simple fait de danser serait trop frivole. C’est pourquoi on lui attribue la phrase « Si je ne peux pas danser, votre révolution n’est pas la mienne ! ».

[2(N.d.É) Aux États-Unis, le conservatisme sexuel s’est en effet doublé d’une guerre ouverte aux drogues, contre laquelle Willis a par ailleurs beaucoup écrit.

[3(N.d.É) L’atmosphère de chasse aux sorcières dont parle Willis rejoint en partie les propos de Joan Nestle dans « My history with censorship » (A Restricted Country, 1987), où elle affirme que « Le mouvement antipornographie a contribué à créer une nouvelle période maccarthyste dans la communauté lesbienne ». Cornelia Möser rappelle aussi que les intervenantes du colloque « Towards a Politics of Sexuality », organisé en 1982 par le Barnard College for Women, furent « comparées à des pédophiles ou accusées de frapper ou violer des enfants (child abusers) » dans off our backs, la plus influente revue féministe de l’époque (Cornelia Möser, Libérations sexuelles, La Découverte, 2022, p. 127). Par ailleurs, il est possible que Willis fasse allusion à des cas juridiques et médiatisés impliquant des enfants qui jouaient et exploraient leur sexualité entre elleux.

[4L’emprunt au vocabulaire religieux fait probablement allusion à la façon dont ces « spécialistes » ont pu projeter la morale chrétienne sur des comportements d’enfants qui exploraient leur sexualité entre elleux. Si l’argument de la défense des droits sexuels des enfants, central chez Willis et dans la lutte pour la libération sexuelle depuis les années 1960, a malheureusement aussi été exploité et détourné par certaines personnes du milieu pédophile, les propos de Willis ne constituent aucunement une apologie de la pédophilie. Willis affirme d’ailleurs, quelques lignes plus bas, que cette défense de leur sexualité doit les protéger aussi bien de sa répression que de son exploitation. Nous remercions Cornelia Möser pour son éclairage sur ces questions (email du 12/09/2022).

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