Les fragments à suivre sont issus du livre à venir de Maylis Castet, dominatrice professionnelle et sexologue. Nous faisions sa connaissance en avril dernier, lorsqu’elle nous présentait son travail de recherche autour des différentes formes que prend la privation sexuelle consentie et érotisée dans l’article : "Hommes mis en cage ou femmes entravées ?". Le livre décrit, à travers le récit de son expérience de Dominatrice professionnelle, le vécu d’une jeune femme hétérosexuelle qui tente de démêler les fils de sa biographie sexuelle et amoureuse : d’un côté ce qui peut être expliqué par son histoire de vie ; de l’autre, les tristes effets d’un patriarcat encore bien présent dans les rapports entre les femmes et les hommes, notamment dans la sphère sexuelle et affective. L’autrice y alterne de courtes vignettes crues et sans complaisance dépeignant des séances de domination ou des épisodes de vie, et des chapitres plus réflexifs, qui explorent de façon tout aussi franche ce qui se joue dans le sexe et dans le couple aujourd’hui.
Tout au long de ce témoignage résonne le vieux slogan féministe : "le privé est politique".
Règlement
Je suis dominatrice professionnelle. Les hommes qui achètent une heure de mon temps m’appellent Madame, et quoi qu’ils se racontent, ce sont des clients. Quand je les rencontre pour la première fois, et après les avoir dépouillés de leurs fringues et de leurs billets, je me juche sur mon bureau, et les somme de ramper nus dessous. Ils y trouvent le règlement intérieur des lieux, qu’ils doivent lire à voix haute, nonobstant le bâillon dont je les ai affublés.
1/ Madame ne me doit rien. Être à ses pieds est un privilège.
2/ La satisfaction de Madame passe avant celle de mon petit plaisir égoïste.
3/ J’obéis aux consignes que me donne Madame sans y réfléchir. Je ne la contredis jamais, même en pensée.
4/ Madame a toujours raison. Elle sait ce qui est bon pour moi mieux que moi.
5/ L’attention de Madame ne m’est pas due. Je ne mérite pas mieux que ce qu’elle daigne m’accorder.
Handicapés qui par son astigmatie, qui par sa rigidité cervicale, et chacun par le foulard qui leur barre la bouche et les fait baver de façon très inélégante, ils sont pathétiques. Alors j’enfonce mes talons dans la chair de leur dos. Histoire de donner le ton.
2) Où l’on se demande si la dominatrice est une prostituée
Ne dites plus “péripatéticienne” : faites comme tout le monde, dites “escort”. Par quel tour de passe-passe une société réussit-elle à renommer la vile prostitution en un terme propret, voire positivement connoté ? À ravaler la façade de l’activité rémunérée à la fois la plus sale et la plus demandée ? La Congolaise sans papiers prisonnière des réseaux est la seule à être encore prostituée. Toutes les autres font de l’escorting, c’est classe, c’est léger. Ça gomme la frontière entre celles qui paradent au bras d’un vieux riche et qui sucent seulement si affinité, et les autres, qui reçoivent dans leur lit, sans champagne, avec leurs enfants à côté, et sont clairement là pour se faire baiser. Sont-ce les hommes que cette arnaque langagière rassure le plus, parce qu’en bannissant le terme de leur vocabulaire ils espèrent tenir à distance les IST et la culpabilité ? Ou les femmes concernées elles-mêmes, parce qu’elles en ont marre d’être l’opprobre de leur sexe et de la société, alors qu’elles rendent service à la nation en faisant office de trou ou de psy à la moitié de l’autre moitié de l’humanité ?
Sinon, dites “travailleuse du sexe”, TDS si vous voulez avoir l’air intégré·e. Ça ne dit rien de rien de la réalité, mais ça laisse entendre qu’on s’est renseigné·e sur le sujet. Camgirl*, bar à strip-tease, vendstaculotte.com, actrices, girlfriend-experience*, domination, trottoir, passes en camionnette. Pour s’acheter des fringues chères ou arrondir les fins de mois, plutôt que de faire des ménages, parce qu’autant le faire pour de l’argent, pour ne pas crever la dalle, pour se venger des mecs, parce qu’on a pitié d’eux, pour se sentir désirée. Alors dire “travail du sexe”, c’est moins pire.
Ce que les unes et les autres font n’a parfois rien de commun, et pourtant on les met toutes dans le même grand sac de travail du sexe. On ne parle pas de travail de la santé, de travail de l’éducation ou du bâtiment, parce que l’incommensurabilité entre les compétences d’une aide-soignante, celle d’une sage-femme ou celle d’un orthoptiste nous semble évidente. Non, on parle des “métiers du soin”. Mais on ne parle pas de “métiers du sexe”. Il y a bien les gynécos, urologues, gastro-entérologues et autres sexologues auxquel·les on reconnaît le statut de métiers. Mais pas en tant que “professionnel·les du sexe”, tout au plus comme spécialité. Parce que, eux, c’est différent, ils ont une formation. Et surtout, ils s’occupent du sexe propre, ils s’intéressent à “la sexualité”. Pas au cul qui coule et qui jouit. Ils ne touchent à rien, ou alors seulement avec une main gantée et un air affecté. Les compétences nécessaires au TDS sont un impensé, et la frontière entre les mondes est une affaire de bouches et de vagins remplis ou désirés.
On parle aussi du “corps” médical et du “corps” enseignant. Alors pourquoi ne pas être le “corps du sexe”, comme le corps du Christ, et squatter les églises pour faire des célébrations du sacrifice fait aux hommes par les putes ? On serait plein de meufs assises sur l’autel, les clients dévots avanceraient silencieusement en file indienne devant nous, et à chacun on ferait lécher nos doigts couverts du sang des règles après les avoir plongés en nous, en disant “ceci est mon corps, le corps du sexe”.
Mais les clients ne veulent pas connaître les coulisses du sacrifice. Les miens se braquent lorsque je parle de moi comme d’une pute. Aller voir une dominatrice, c’est encore plus absolvant que d’aller chez une escort. Ils ne supportent pas l’idée que je sois de la même engeance, ils sont convaincus et contents d’eux de ne pas se souiller en venant chez moi. Et ça m’énerve de devoir admettre qu’ils ont un peu raison. J’écrase ma chatte sur leurs visages, je m’empale sur des godes sous leurs yeux, je malmène leur queue à longueur de séance. Mais c’est vrai que je n’ai pas eu à tapiner, que j’ai pu choisir la niche où les mecs sont là pour s’en tenir à désirer, où ils viennent justement pour ne pas baiser. Et je ne peux m’empêcher d’observer que la frontière entre la prostitution et la domination tient dans les esprits, le mien compris, à l’injonction à la pénétration. À trois orifices offerts à des queues qui se sentent légitimes à y entrer.
Le syndicat du travail sexuel en France, le STRASS, est taxé par certaines féministes de minimiser l’horreur du “phénomène prostitutionnel”. Ses militant·es œuvreraient à banaliser une réalité à abolir, en revendiquant l’accès à des droits fondamentaux pour les personnes que les pouvoirs publics préfèrent appeler “en situation de prostitution”. Gommant en quelque sorte la différence entre les personnes prostituées, et les personnes se prostituant. Ce n’est pas aussi simple, cependant le STRASS n’est porté que par 1 % des personnes qui sucent et qui baisent, et ce n’est pas par les plus vulnérables que la cause est défendue. Moi je fais partie de ce 1 %. Pourtant je me sens désormais infiniment plus proche de toutes les putes que des femmes qui, dans leur couple, ont mille fois fait semblant “gratuitement”, en comptant plus ou moins clairement sur les avantages associés à cette gratuité.
Hormones
Dans ma carrière de trou entouré d’une fille potable, il m’est arrivé d’être “baisée” par de gros musclés. Celui-là est basketteur professionnel. Sa vie semble n’être qu’un bain de stéroïdes anabolisants, puisque, non content d’être gonflé au Nutrimuscle, il fait partie d’une filière de vente de “produits vitaminés”, où on est payé au nombre de gens qu’on recrute pour recruter des gens qui vont recruter d’autres gens. Genre de témoins de Jéhovah des produits dopants.
Il me “baise” donc lourdement, gigantesque masse de chair brûlante sur mes cinquante kilos. La sueur qui goutte me pique les yeux. Sur ses bras obèses et turgescents, les vaisseaux qui serpentent sont si saillants qu’on les croirait posés sur la peau. Généreux et impliqué, mon bienfaiteur a tenté comme il se doit et de son plein gré de me faire un cunni pour commencer. Mais le vaillant aventurier a dû rebrousser chemin lorsqu’il est tombé nez à nez avec… des poils pubiens. Comme il avait oublié sa machette, il a déclaré forfait sans même prendre le temps d’embrasser vaguement la jungle de mon sexe intolérablement mal élagué. "Non mais c’est hors de question, j’ai l’impression de lécher un mec". Ça l’a coupé dans son élan, le pauvre, alors il est parti s’acheter un Mac Do pour se remettre de sa déception manifeste de se taper une féministe touffue. Un hamburger après et une fois la case fellation cochée, il ne reste plus à son répertoire d’activités sexuelles que de me besogner, ce qu’il fait avec ferveur et abnégation, principalement tout de même pour son propre intérêt. Il bourrine ; il a manifestement des choses à se prouver. Lorsqu’il jouit il se retire immédiatement, et scande un : “Je suis sûr que vu comment je t’ai défoncée tu vas plus pouvoir marcher”. En disant cela, il enfourne le reste de frites froides qui traîne à même le lit.
5) Où je pénètre l’étrangeté
Je n’ai pas toujours été une pro des remontrances et des fessées. Je me suis intéressée au BDSM sur le tard, d’abord en chaussant des lunettes de sociologue. BDSM ça veut dire Bondage/discipline, Domination/soumission, Sado/Masochisme, mais c’est trop long à dire, et de toute façon, comme toutes les sexualités chelous n’ont rien trouvé de mieux pour s’abriter, ça ne dit plus grand chose de la réalité. La première chose que j’ai repérée chez les soumis, c’est que la grande broyeuse de la vie rend leur univers érotique plus étriqué, triste et figé au fil des années. La trentaine, ils sont intérimaires, vivant leurs inclinations comme un jeu ponctuel plutôt joyeux, conciliable avec des relations amoureuses classiques. Ils s’interrogent avec légèreté et curiosité sur ce désir qui les anime et ne correspond pas à ce qu’on leur a vendu comme étant la sexualité. Vers quarante ans, ça commence à être une souffrance de devoir négocier leur désir avec le poids du secret. La frustration est fonction de la situation maritale et du degré de résignation. À partir de cinquante ans, l’écrasante majorité mène une double vie depuis plusieurs années, de façon plus ou moins décomplexée. Du fait qu’ils aient ou non une “Maîtresse” dépend leur épanouissement ou leur désespérance.
J’ai ensuite découvert que certains soumis avaient des affinités très précises avec certaines pratiques, ce qui ne manquait pas de me heurter parfois. Pour moi, seuls des vieux pouvaient être passionnés par les lavements. Ce fétiche me semblait certes plus propice à les catapulter dans un univers d’EHPAD qu’au salon de l’érotisme. Mais c’était justement la raison pour laquelle je pouvais envisager la complicité entre les séniors et les couches sans être perturbée. Alors ce beau ténébreux, ce stéréotype de jeune connard tombeur friqué qui drague avec son alliance et baise avec son froc ?! Que celui-là veuille être langé, ça a mis du temps à connecter. Comment aurais-je pu être dispensée d’un temps de deuil après avoir réalisé qu’aussi bien, le beau gosse qui n’avait pas voulu de moi en stage de plongée m’avait éconduite non pas parce qu’il ne me trouvait pas baisable, mais parce qu’il préférait être torché et talqué ?
La domination professionnelle vaut bien un stage en psychiatrie pour comprendre intimement les chemins que prend le désir, erratiques et mystérieux. De quoi est fait le sexuel ? Une bouche, un vagin. Une bite, des menottes, un doberman, de la cire, du chocolat. Ce qui est excitant pour l’un laisse l’autre dégoûté ou indifférent. Découvrir que la sexualité de certains hommes consiste à se tartiner de purée puis à se cellophaner de la tête aux pieds, ça accroît autant la tolérance que la perplexité. Je croise des fétichistes des collants qui se sont roulés, enfants, dans les tiroirs de lingerie de leur maman. Des masos dont les premiers souvenirs d’excitation remontent au collège, lieu pour eux d’émotions intenses provoquées par l’humiliation et le harcèlement, qui ont besoin d’un flot d’insultes et d’un regard méprisant pour contacter les émois qui ont modelé leurs pulsions. Des fans de contention qui décollent dès qu’on leur recrée un placenta ou un cocon. Je refuse ceux qui paient pour se faire rouler sur les mains et les pieds par une voiture, et échangent sur des forums des techniques pour pouvoir, sans mourir, se faire écraser sur le corps tout entier. Je m’émerveille qu’il existe des films pornos avec des aliens, et d’autres se résumant à des blondes en tenue fluo des années 1980 s’asseyant, dans des salles de kiné, sur des ballons de baudruche pour les faire éclater. Qu’il y ait des noms pour qualifier ceux qui aiment servir de meuble, et qu’il y ait des paraphilies du vomi et du pet. Que les “soupeurs” déplorent la disparition des pissotières, parce qu’il devient moins aisé d’y disposer de la mie de pain et de revenir la chercher une fois que suffisamment de monde a uriné dessus.
La multiplicité des empreintes qu’a laissées chez chacun·e la collusion intime et singulière entre les événements et l’excitation du corps ne m’étonne plus, mais elle ne cesse de me fasciner. La majorité du temps, je me raconte que toutes les pratiques sont acceptables tant que tout le monde est consentant. Mon point d’achoppement reste la mise en présence, comme c’est arrivé en Allemagne dans les années 2000, de deux êtres qui consentent l’un à être mangé, l’autre à le faire revenir à la poêle avec des oignons caramélisés.
Géographie
La trentaine, beau, rose et souriant, Monsieur Blond est venu chercher des fessées. J’explique que chez moi on n’est pas puni sans raison, qu’il faut d’abord être un cancre ou un vilain garçon. Je lui tends une carte vierge de l’Europe chapardée à un ami professeur des écoles, sur laquelle est précisé qu’il s’agit d’une évaluation de CE2. À quatre pattes il s’exécute, alors qu’assise sur son dos j’observe en caressant le duvet de son sillon interfessier. Cinq minutes plus tard, il n’a pas su placer plus de six pays. Pas même l’Allemagne. Pire que ce à quoi je m’attendais. Je lui tends une fiche avec les réponses, et un feutre rouge pour l’auto-correction. Je me tourne, le tarif c’est une double fessée par pays faux ou non renseigné. Hilare, je le fais répéter "je suis une merde en géographie". Son cul soyeux rosit gentiment. Ni lui ni moi ne savons que je vais le réinterroger dessus dans une heure, et que le résultat sera dramatiquement à peu près le même. Il doit me remercier en se prosternant de ne pas lui avoir infligé la carte de l’Afrique. En acceptant le ridicule, il a gagné ma sympathie, et avec elle, une séance sensuelle et joyeuse, en plus d’être douloureuse comme il le souhaitait.
35) Où je ponds un pamphlet
Le féminisme pute est une aporie. Subir le patriarcat et devoir, pour s’en émanciper, le perpétuer. Vouloir être des Robin des bois du sexe qui renverseraient un système décadent en prenant l’argent aux méchants vieux riches blancs pour le redistribuer aux indigents, mais devoir affronter un constat affligeant : encore et toujours des transactions entre des femmes encore baisables et des cinquantenaires ventripotents. Des ingénieurs et des PDG dont le train de vie n’est pas perturbé par cinq cents kilos de pute par mois. Et la thune qui devait te libérer sur le papier, tu en réinjectes la moitié à acheter de quoi être l’icône qu’ils ont envie de baiser.
Et dans la puterie, le nerf de la guerre, c’est l’argent. Vouloir cesser d’être une pute non rémunérée déguisée en femme émancipée ou en mère au foyer. Ne plus accepter de payer de son corps les avantages offerts par le marché de dupes du couple hétéro, restaurants Saint-Valentin et sécurité. Découvrir qu’on peut vouloir baiser en dehors d’une transaction sexuelle déguisée en relation amoureuse équilibrée. Mettre des mots sur l’arnaque. Parce qu’alors on peut rentrer chez soi rassurée que la baise ne soit plus l’objet d’un chantage larvé.
En pense du mal qui veut. En parle celle qui s’est vue se dire que le type avec qui elle est en couple est un connard mais que si elle le quitte elle ne sait pas où habiter. Ou plus prosaïquement que le type est un harceleur, mais que c’est quand même bien pratique de se faire offrir des trucs qu’on ne pourrait pas s’acheter.
Le problème n’est pas la prostitution, c’est celui de la guerre entre les hommes et les femmes, doublé de la question du travail et de ses conditions. L’effigie de cette absurdité, c’est la féministe pute. Et elle, elle se noie dans ses contradictions.
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