Ce texte a été écrit à destination des participanx de la neuvième édition de l’atelier Speed Writing / Fast Publishing, qui s’est tenue à l’Institut Mémoires de l’édition contemporaine (IMEC) du 4 au 7 mars 2025. Conçu par Thierry Weyd, Yoann Thommerel et Typhaine Garnier, cet atelier permet la réalisation en 100 exemplaires d’une édition pensée, écrite, imprimée, façonnée et mise en boîte à l’IMEC en l’espace de quatre jours, à partir d’un fonds d’archive choisi par l’écrivain*e invité*e à co-animer l’atelier. En l’occurrence, moi-même, qui m’étais précipitée sur le fonds Françoise d’Eaubonne.
Les participanx étaient des étudianx de l’École supérieure d’arts et médias Caen/Cherbourg et du Master métiers du livre et de l’édition de l’Université de Caen.
Dans ces lignes, je fais le récit de ma consultation des archives en amont de l’atelier, début février, et des difficultés que j’ai rencontrées dans leur partage.
Photo : aperçu d’un livret produit au cours de l’atelier.
Les citations des archives sont reproduites avec l’accord de l’ayant-droit.
3 février 2025
Arrivée à Caen
4 février 2025
Premier Jour de recherche à l’IMEC
136 ABN 42.1
Dépliant avec petite marmite en couverture
Contient : menu de réveillon avec « peau de capitaliste »
Poème contre les « votards »
Tradition type caricature satirique
Hommage à Arthur Rimbaud
Collage un peu surprenant / intrigant
Photographies de
F devant sa bibliothèque
F devant sa machine à écrire
F assise à son bureau
Titres lisibles sur la photo prise devant la bibliothèque :
Doris Lessing : La Terroriste
Livre de Didier Eribon sur Michel Foucault
Hildegarde de Bingen selon Régine Pernoud
Jacques Mesrine, L’Instinct de mort
Georges Bataille, Le Bleu du ciel
Trous noirs et bébés univers (nom de l’auteur illisible)
David Ruelle, Hasard et Chaos
Autres photos :
F et sa perruque posée près du lit
F portant ses lunettes, F sans ses lunettes…
F à la fenêtre (gros rideaux style imprimés à fleurs)
L’intimité du lit
Ce n’était pas grand, chez elle.
136 ABN 42.2
Photos de F bien plus jeune :
Françoise en vacances
Françoise au micro
Françoise et sa clope
style vamp
136 ABN 45
Un livre entier : Marina Yaguello, Les Femmes et les mots
Un livret ou feuillet arraché d’un livre : Serge Brussolo, Subway, éléments pour une mythologie du métro
L’angle inférieur gauche semble avoir été rongé par une souris.
PAUSE DÉJEUNER
Je rejoins Thierry Weyd, aussi appelé Thé Deubeuliou, qui m’a invitée à co-animer cet atelier, et deux employés de l’IMEC. L’un est directeur de la production, des partenariats et des publics, l’autre est chargé de médiation.
La conversation est agréable, mais j’apprends soudain que les archives ne pourront pas être collectivement consultées lors de l’atelier. Or, le principe même de cet atelier est de prendre le concept d’archive à rebrousse-poil : écrire et produire collectivement un objet livre en l’espace de quelques jours dans un lieu où l’on travaille d’ordinaire lentement, silencieusement, individuellement. Je suis un peu triste à l’idée que les étudianx n’auront pas le plaisir de farfouiller parmi les documents comme j’ai pu le faire ce matin. Mais l’interdit est clair. Contrairement aux années précédentes, nous disposerons uniquement des reproductions que j’aurai demandées, dans la limite des droits accordés par les ayants droit de F. Je serai la seule à avoir eu le privilège de toucher le fonds. Il n’y aura pas de boîte mise en partage, aucun déballage, pas d’exploration joyeuse, partagée, favorable à la surprise. Je m’y résous car il est trop tard pour négocier. Je ne suis là que pour trois jours que je ne compte pas perdre à batailler, et l’atelier aura lieu dans un mois, durée effroyablement courte dans la temporalité du droit, des institutions et de mon tempérament angoissé.
Je fais donc pour l’instant abstraction du cheveu sur la soupe de cette cantine trois étoiles (aucune ironie ici – vous pourrez en juger par vous-même), mais un coin de ma tête cherche déjà des solutions pour à tout le moins transmettre l’émoi des fouilles, les heureux hasards du feuilletage, la poésie des documents dans toute leur matérialité.
Je décide de prendre mes notes différemment dès ma prochaine session afin de pouvoir partager mes découvertes, mes pensées et mes émotions avec les étudianx qui participeront à l’atelier.
136 ABN 45
Un compte rendu de réunion
Un élément de documentation scientifique sur la génétique in vitro
Newsletter de la Simone de Beauvoir Society datant de mai 2002
Sommaire du magazine science et vie, avril 1975 :
« Le cerveau a-t-il un sexe ? »
« Lana, la guenon qui demande qu’est-ce que c’est »
« Le climat devient fou parce qu’il tend vers le froid »
« Il faut peut-être renoncer à mesurer l’univers »
« Centrales atomiques : la technologie ne maîtrise pas les dangers »
Quelques signes mystérieux sur un morceau de papier ressemblent à de la sténographie.
Fanzine : Devil Paradis n°12
Je demande des reproductions, de simples photocopies, en suivant la procédure indiquée par le personnel de la salle de lecture.
On me dit l’air un peu gêné que cela fait beaucoup.
Je tente d’expliquer le principe de l’atelier pour me justifier, mais la communication n’est pas évidente, ici chaque personne fait face à ses propres limites et problèmes, tout semble atomisé.
Je décide de prendre encore plus de notes.
136ABN30/3 Notes de travail éparses
Nombreuses coupures de journaux dont beaucoup sur l’attentat de Fessenheim, une centrale nucléaire alors en construction.
Idée de contre-pouvoir, créer un contre-pouvoir.
Ok pour le sabotage, mais Françoise, pourquoi t’as pas franchement zbeulé tes phrases ?
Lettre manuscrite adressée à « mon biquet », portant la mention « Peux-tu photocopier ma lettre ? Ce n’est pas urgent. Simple suggestion. »
136ABN30/1 Pensées, Notes et brouillons
Énorme répertoire médical relié cuir, papier marbré en couverture
À l’angle supérieur droit : NOTES écrit en majuscules au gros feutre noir
Autre chose en dessous masqué par du blanco
Tranche colorée rouge, pages crème
Toutes les pages sont vierges
Seules quelques notes figurent sur les dernières pages du répertoire, quand on l’ouvre à l’envers, dont ces phrases :
« Je n’avais pas remarqué la corbeille de fruits sur la table. Ils appartenaient à une espèce inconnue. Le feuillage qui le [indéchiffrable] était d’un vert éclatant. Héléna en prit un, mordit dedans, m’en offrit, je refusai, alertée par sa grimace. C’est une constatation, j’aurais pu prendre un autre exemple. Il s’agit du témoignage le plus humble de la culture la plus pauvre. Vous me demandez, pourquoi créer ? Pour ça, peut-être. Mais goûtez donc ! Ne vous laissez pas arrêter par la première bouchée. […]
– Parfait. Alors vous faites des citations ? Des écritures comme Natacha ?
– fin à trouver-
à midi, on nous sert du pâté en croûte
FIN »
Un autre cahier est commencé par la fin … était-ce une habitude que F avait ?
Photographie d’Ulrike Meinhof découpée dans un journal. Marge gauche, au stylo bille : ULRIKE, JE T’AIME ♥
Ulrike Meinhof (1934-1976) : journaliste et activiste allemande, membre de la Fraction Armée Rouge, aussi appelée « La Bande à Baader » alors que l’équipe était majoritairement féminine et qu’attribuer une position de leader à la personne d’Andreas Baader est à tout le moins discutable. Figure mythique de la lutte révolutionnaire armée.
La coupure porte la trace d’un punaisage.
Meinhof épinglée – au mur d’Eaubonne.
Détournement d’une gravure.
Au premier plan, le sommet d’une tour crénelée, très haute (la perspective, quoique douteuse, indique l’altitude).
En équilibre sur l’un des créneaux, une femme, svelte.
L’envol de sa chevelure indique que le vent souffle si fort qu’il pourrait l’emporter.
Debout sur la coursive, un homme lui tend les bras, comme pour venir à son secours.
Des phylactères ont été découpés et collés sur la gravure. On peut lire le dialogue suivant :
L’homme : Voyons Françoise, c’est pas sérieux ?
Françoise : Si ! L’écologie ou la mort.
Images de violence policières pendant mai 68
Plus loin
« Jacques, nous avons les mêmes ennemis » écrit au feutre rouge sur une coupure de presse montrant ce que je pense être une photo de Jacques Mesrine, ennemi public n° 1, assassiné par la police le 2 novembre 1979.
Photographie de groupe.
4 femmes dont F. (la 2ème en partant de la droite)
F porte une veste avec un imprimé à fleurs très coloré. L’hypothèse selon laquelle F aimait beaucoup les imprimés à fleurs très colorés se confirme de dossier en dossier.
Une porte donne sur une autre pièce remplie de dossiers et de classeurs.
Un sapin de noël se reflète dans le miroir placé derrière les quatre femmes.
Au dos de cette photographie, il est écrit :
Frède attend le service qu’elle pourrait rendre à quelqu’un
Françoise se pose des questions avec un brin d’ironie
Inès exprime son charme et sa fragilité : voyez, je suis un chaton !
Johanne gère la situation, pleine de souvenirs
Réveillon 1995
Plus loin
affichette écrite à la main : la liberté ou la mort
Coupure de presse : Maire Drumm, dirigeante de l’IRA, tuée sur son lit d’hôpital.
C’est la légende d’un portrait, celui d’une femme qui luttait pour l’unification de l’Irlande, terre colonisée par les britanniques, dont l’enclave nord fait toujours partie du Royaume-Uni. Là-bas, à l’époque, c’est la guerre civile qu’on appelle « Les Troubles ». Les femmes savent très bien préparer les cocktails molotov. Les lancer, c’est moins documenté.
F. a écrit « Ma jumelle » en haut à droite du portrait.
Plus loin
Bandeau d’un livre des éditions Julliard : mémoires d’une jeune fille enragée
Carte postale de Virginia Woolf photographiée par Man Ray, 1935, copyright 1982, éditions du Désastre
De nombreux documents portent des traces de punaisage et de chiures de mouche (je sais très bien reconnaître les chiures de mouches puisque j’habite près d’un élevage de vaches, des charollaises, pour être précise).
Photographie d’un jeune homme dans le genre dandy, époque mods (petit costume cintré, chemise blanche, cravate fine et noire). Cigarette à la main, petite moue, yeux mi-clos, une main plaquée contre la vitre d’une fenêtre.
Au dos : 31 mai 1966, Je t’envoie cette cigogne boudeuse pour que tu me reconnaisses sur le quai de la gare.
Une autre photographie :
Une femme pose sur la couverture rose d’un lit, allongée, mais entièrement habillée : pull à manches longues, pantalons, chaussures à talons. Elle a de très longs cheveux noirs. Elle ne sourit pas. Elle regarde l’objectif d’un air que je ne saurais qualifier. Papier peint à petites fleurs roses très vieillot. Tête de lit en bois.
Au dos : Nanette Surlès, tôlarde
Autre photographie, autre femme, autre papier peint. Fleurs bleus très sixties.
Au dos : Paulette Mazeaud (?) 47 ans et demi, fin décembre 86, Limoges
« Je vous l’avais écrit il y a très longtemps : quand je souffre, j’ai l’air méchant »
Deux autres portraits de F retiennent mon attention :
F pose sous une espèce de tante en tartan, une topette de rhum à la main.
C’est l’incarnation du bon vivant et le tartan m’a toujours fait beaucoup d’effet.
Ensuite, F pose dans un poncho gris type serpillière. Peut-être était-il confortable.
Un autre portrait de Virginia Woolf.
Carte postale montrant Jean Genet.
Carte postale de Paul Verlaine au café Procope.
L’idolâtrie de F pour les grands poètes, les grands criminels et les grands terroristes me touche et me fait gentiment sourire.
Encore une coupure de presse montrant Virginia Woolf.
Pleine page. La légende dit : Virginia Woolf à Londres, 1939. Elle était une romancière hypersensible, un peu maladive. […] Les deuils de la guerre de 1940 l’ébranlèrent profondément. Elle se noy/
Un coup de ciseau a fait choir la terminaison.
Portrait de Dostoievski.
Gravure montrant Les Communardes.
Affiche du groupe d’intervention autonome, « solidarité avec les hors la loi » :
« Nous n’avons rien à demander au pouvoir en place, ni à aucun de ceux qui visent à le remplacer, le premier point de notre programme serait de les détruire tous. Insoumission totale, civile et militaire ! »
F a noté l’adresse de coordination postale.
En lettres majuscules, en gros, mais d’une couleur pâle (peut-être effacée par le temps), on peut lire : LE FÉMINISME OU LA MORT !
Encore de nombreuses coupures montrant son idolâtrie pour la Fraction Armée Rouge
Au feutre : « ensembles, camarades » puis « les morts restent jeunes »
Photographie de la tombe de Jean-Paul Sartre couverte de fleurs
Carte postale reçue par F, montrant une femme en pantalon, chemise et gilet, appuyée sur un fusil comme sur un très grand sceptre, un fichu noué sous le menton. Le canon du fusil lui arrive à la poitrine. Au dos, la carte postale a été rayée au stylo bille pour la rendre illisible. Sous une couche de blanco, on devine « Chère Françoise ». Une étiquette blanche collée en travers de ce verso rayé nomme la femme au fusil : « Une bergère dissuasive, Corse 1900 ». On peut voir que la carte abordait la question du féminisme et du lesbianisme mais il est impossible d’en deviner le propos ou l’auteur.
Encore d’autres photographies :
F pose du haut d’une chaire (dans une église). Elle prêche. Elle en avait, de l’humour et de l’autodérision.
F à l’aise en maillot de bain.
F en combi lycra bleue seventies.
F mange des cerises devant une tombe genre caveau.
encore Sartre
encore Rimbaud
encore Proust
Grand portrait de Violette Leduc assise à son bureau, regard caméra, en train d’écrire, ou feignant de.
Portrait de F en 1951, c’est-à-dire à l’âge de 31 ans. Allure très sage. Coiffure sophistiquée, chemise boutonnée, col ras du cou, orné d’une petite broche. Ensemble peu crédible, mais vrai.
Photo couleur, non datée : F et son ami Marc batifolent dans les prés, entourés de fleurs des champs dans les tons mauves à gauche, orange à droite. Marc porte une chemise de hippie style « indien ». Il embrasse le front de F, qui lui arrive à l’épaule. Elle porte un pull mauve. Il fait très beau.
(Je ne sais pas qui est Marc)
Photographie d’une dame d’apparence très âgée. Assise à table au milieu d’une cuisine. Imprimé type carreaux de vichy aux fenêtres, sur la table et sur le dessus de cheminée. Elle porte un châle rose pétard sur sa robe de chambre bleu-mauve, ainsi qu’un chapeau noir à grands bords, comme une lubie. Cheveux très blancs. Visage fin et long, un peu creusé mais pas maladif. Ce qui accroche le plus mon regard, ce sont ses yeux dans le vague. Elle me rappelle ma grand-mère paternelle, morte de la maladie dite d’Alzheimer quand j’avais environ 6 ans, je ne sais plus très bien. Je n’ai jamais entendu le son de sa voix, elle était déjà trop atteinte pour parler. Elle vivait sa vie fantôme et pourtant présente à l’étage en dessous.
Plus loin
Un glossaire du cinéma. F a-t-elle fait des films ? Aurait-elle voulu en faire ?
Je quitte la salle un peu avant 18h. J’envoie un sms à Thé Deubeuliou : « Cher Thierry, je viens de monter dans le bus. L’arrière est squatté par une dizaine d’ados, phénomène rarement observable par chez moi. Je redécouvre. La journée a été intense. Beaucoup de belles choses et d’émotion. Je compulse ce fonds d’archive déjà trop rapidement pour le lieu. J’ai demandé des repros, mais je vais aussi transformer mes notes en poème à lire. On pourra parler de la poésie du document, de la bienviolence envers les documents. Et mettre en pratique. Je rentre avec un tourbillon d’images et d’idées en tête. Bonne soirée ! »
5 février 2025
Deuxième jour de recherche à l’IMEC
Je reviens sur des textes que je n’ai pas pris le temps de lire hier.
136 ABN 20.9
« L’extraordinaire du quotidien » :
« Nous avons tous, à chaque instant, commerce avec l’extraordinaire. Sa part de banalité, pour moi, vient de ce que cette part appartient toujours à une rencontre avec les poètes du passé. »
136 ABN 30.3
Notes de travail éparses
Lettre ou brouillon de lettre au stylo plume sur la face blanche d’un papier cadeau type fêtes de fin d’année. Soit la lettre n’a pas été envoyée, soit il s’agit d’un brouillon. Un cœur a été tracé au stylo puis découpé en bas à gauche, en plein texte. Côté droit, il manque un tiers de la lettre.
Autre feuille
Au stylo rose fuchsia :
« Le mot travail ne signifie plus actuellement autre chose que la tache prédéterminée pour laquelle est payée la personne qui s’en trouve chargée ; cette réduction identifie le travail à l’emploi, alors qu’en français les mots sont bien distincts à l’origine. Des formes de travail non rémunéré ne méritent plus que le nom d’activité »
Le paragraphe est cependant rayé au crayon. Cela ne veut pas forcément dire qu’elle n’en voulait pas. Cela peut au contraire vouloir dire qu’elle l’a utilisé lors de la rédaction d’un texte et qu’elle peut donc le rayer de ses notes. Mais tout ceci n’est que pure conjecture.
Notes sur l’Antiquité. Je passe vite. J’avoue que les mythes et personnages de l’Antiquité ne m’ont jamais beaucoup intéressée.
Liste des différents types de sonneries de chasse :
le laisser-courre
le lancer
le rembucher
la vue
le volcelest
le retour
le forhu
les mots sont beaux mais leurs définitions me font peur
Au stylo bille, schéma d’une presse en bois accompagné d’explications :
« Ancien pressoir. Bras en croix. Papier légèrement humecté et fixé sur la planche par des picots, puis ’foulé’ par la rotation des bras en croix actionnant le montant de la presse. Image : d’abord tirée au frotton (galette plate et ronde de crin rembourré) pour se rendre compte de son travail par l’artiste, tirée définitivement à la presse à imprimer.
Encre noir de fumée et d’huile à laquelle on ajoute de la résine pour que ces ingrédients sèchent plus rapidement.
Papier de chiffe : on voit dans la filigrane, à contre-jour, les vergetures et les pontuseaux. »
Ce texte est tapé à la machine au-dessus du schéma, d’une belle encre bleue, semblable à celle du stylo bille.
Ensuite, d’autres feuillets. Encore beaucoup de vocabulaire technique mêlant de nombreux domaines.
J’ai la F de tout lire
Je survole
Quelques lignes d’un tapuscrit retiennent mon attention :
« C’est comme une nuée à la surface de l’eau, une ombre qui monte, une pulsation profonde qui ne peut se traduire que par l’affabulation. Une gêne douce, cotonneuse, qui ressemble à la brume des mots absurdes, écoutés devant cette fenêtre que coupe le mur de briques du collège, en se tortillant d’un pied sur l’autre. Est-ce que c’est donc nécessaire, toujours, que les mots cachent la voix, comme les vêtements cachent la bite ? »
Plus loin
Pochette grise sur laquelle figure le dessin d’une sorcière chevauchant son balai. En haut, il est écrit « Qui est Françoise d’Eaubonne » sans point d’interrogation. C’est l’écriture de F. Je sais désormais la reconnaître et elle présente l’avantage d’être particulièrement lisible, contrairement à la mienne, par exemple. F a également ajouté un petit « croâ » à gauche du corbeau de la sorcière.
Plus loin
Encore une allusion à Mesrine. Je ne suis vraiment pas sûre que les étudianx de ce workshop aient déjà entendu parler de Jacques Mesrine. Ou peut-être via le film de 2008 avec Vincent Cassel que je ne suis surtout pas allée voir.
Encore plus loin
Texte érotique portant la mention samizdat. Un samizdat était un texte circulant de façon clandestine, sous le manteau, en quelque sorte, en URSS et dans les pays du bloc de l’Est.
136 ABN 32.3
Dossier FHAR – Front Homosexuel d’Action Révolutionnaire
La poésie du FHAR est haute en couleur mais je n’ose pas la prendre en note. Du moins pas pour la lire à voix haute là, d’un coup. J’ai peur que ce soit mal compris.
Je recopie plutôt ceci :
« Les homosexuels d’Amérique ont à leur disposition le mot « Gay » qui n’établit pas de distinction de sexes. Dans notre langue natale, il n’existe pas de genre neutre entre le masculin et le féminin. Il faudrait peut-être en inventer un. Ce ne serait qu’un début. En Amérique ce vocable « gay » n’a pas suffi à maintenir la participation des lesbiennes au Mouvement. »
Plus loin
« Je revendique, sans aucune fausse modestie, l’introduction d’un nouveau mot dans le vocabulaire. […] Au lieu de ’chauviniste mâle’, je proposai ’phallocrate’ qui fut bientôt adopté en dépit de cette objection : ’Mais on ne comprendra pas’. Toujours la croyance en la bêtise du ’peuple’. Moins de deux semaines plus tard, tout le monde utilisait ce mot au lieu du pesant ’chauviniste mâle’. On pourra oublier tous mes bouquins, on n’oubliera pas ce mot. Qu’importe qu’on en ignore l’inventrice ! »
Plus loin, F ajoute : « Pour la manifestation suivante, j’avais préparé un énorme panneau, illustré à l’encre de Chine et à la gouache rouge, qui proclamait : ’quand aurons-nous étranglé le dernier phallocrate avec les tripes du dernier hétéroflic ?’
Voilà, ça c’est ma France-oise.
Autre feuillet
Tapuscrit sur papier de soie jaunie, petite marge, interligne minimum, le papier a bu l’encre. Ce n’est pas un texte de F mais celui d’un certain Guy Reynaerts. Il évoque l’histoire d’un objecteur de conscience italien, le bien nommé Salvatore Adelfie, qui, à sa connaissance « fut le premier à refuser le service militaire en faisant état de ses préférences sexuelles. »
Il cite la lettre de cet adelphe, daté du 19 avril 1971 :
« Je, soussigné Salvatore Adelfie, né à Palerme le 5 décembre 1951, voulant obéir à ma morale, déclare refuser d’effectuer le service militaire en tant qu’anarchiste et homosexuel.
Comme anarchiste profondément persuadé que toute forme d’autorité constitue une violence contre toute liberté d’autodétermination, ma conscience se rebelle à la seule pensée de devoir soumettre mon individualité à quelque chose ou quelqu’un (« patrie », « nation », « gouvernement », « armée », « officiers »…) qui m’utiliserait comme instrument du maintien de leur classe au pouvoir.
Comme homophile, contribuer tant soit peu à la défense, au renforcement ou au maintien d’un ordre social qui opprime mes aspirations les plus profondes, me semble une autodestruction masochiste, quand celui-ci empêche le libre développement de ma personnalité avec les manières et les moyens que la nature m’a pourvus.
La fin de l’article commentant la lettre est annotée : « Dans le cas d’une publication dans le journal du FHAR, l’on pourrait peut-être supprimer ce paragraphe, à moins de le retravailler, ce pour quoi je fais confiance à Françoise d’Eaubonne.
Autre feuillet
Brochure pro-choix (c’est-à-dire pro-avortement) ambiance windows 98
Plus loin
Document passionnant : montage d’extraits du livre de Laurent Chollet, L’Insurrection situationniste.
Les actions du FHAR sont décrites comme « une guérilla humoristique et scandaleuse. »
Dans chaque extrait de ce montage, le nom de F a été souligné en rose bonbon flashy. Le montage est accompagné d’une bibliographie où tous les titres de F. sont pointés au stylo bille. Impossible pour moi de savoir si ces montages et repérages sont de sa propre main ou d’une main amie.
Plus loin
Ensemble de documents sur « l’infiltration du mouvement homosexuel français par les réseaux néo-nazis », notamment via la revue Gaie France
Annotations :
« Gaie France : exemples d’article anti-sémite… ou franchement nazi »
« Gaie France préconise les ‘sidatoriums’ »
« Gaie France, agent de ‘l’ordre nouveau en Europe’ »
Article découpé : « Lesbiennes, unissons-nous », Maria Silva, traduit de l’italien par l’auteur
« Jusqu’ici la lesbienne qui voulait rencontrer des filles, en allant draguer de même façon que l’homme, ne trouvait guère de filles. En allant par les routes, elle trouvera un travesti. Elle peut choisir une prostituée. Peut-être manquera-t-elle de courage, d’argent ou d’endroit. Cette différence entre la vie d’un homosexuel ou d’une, voilà ce qui opprime surtout la femme qui a du découvrir sa sexualité seulement par hasard ou chance (la société hétéro le lui a permis). Donc les femmes plus que les hommes ont besoin du groupe. Cela semble évident à mesure qu’on voit la difficulté de venir dans le groupe, c’est-à-dire de sortir de cet étrange équilibre qu’elles se sont résignées à construire. Les lesbiennes qui sont venues dans les groupes mixtes ont été sur le coup épouvantées par le phallocratisme des mâles, même homosexuels ; donc il faut constituer préférablement un groupe de lesbiennes féministes, sans les hommes. »
Plus loin, je découvre qu’en 2009, F. a fait la couverture de Lesbia Magazine, « Mensuelle de la visibilité lesbienne » (n° 209).
Le magazine titre « Françoise d’Eaubonne, féministe de toujours »
Perruque, les yeux tournés vers le ciel, bouche entr’ouverte comme si elle s’apprêtait à rire ou à lancer un slogan (elle est en pleine rue). Lunettes à la main. Foulard coloré.
Je partage manifestement avec F une passion pour les imprimés douteux.
Au dos : 3615 FEMM
(je ne sais pas si je dois expliquer ce qu’est un minitel)
(je ne sais pas si je dois expliquer les bases de la culture butch-fem)
Le magazine coûtait 4€
Je me connecte pour voir si je peux trouver cette couverture sur les internets ou peut-être même un numéro du magazine à bas prix. Rien. Tout en moi refuse de rendre ce dossier sans conserver une photo de cette couverture incroyable, mais je suis censée demander l’autorisation des ayants droit pour toute reproduction. Pourtant, ce n’est pas F qui a produit ce document, encore moins la pub pour 3615 FEMM. C’est de la culture lesbienne populaire étrangement privatisée.
Mon ordinateur est équipée d’une webcam. Je pourrais subrepticement prendre une photo en faisant mine de regarder le document bien en face de l’œilleton. Je vérifie cinquante fois que j’ai bien coupé le son de mon PC car je sais que toute capture photographique déclenche un faux bruit d’obturateur. J’ai peur que mon voisin de droite, qui a l’air très sérieux dans son pull marine parfaitement ajusté, aperçoive le mode miroir de mon écran et me dénonce. Au moins trois mètres nous séparent mais je suis trouillarde. Je trouve malgré tout la force de désobéir. Que d’émotion pour une si maigre bravade. Je ne sais pas si F me trouverait touchante ou profondément ridicule. J’aurais surtout aimé pouvoir la faire rire avec cette histoire.
136 ABN 35.12
« La Colère de Françoise d’Eaubonne » article publié dans Rouge, n° 1360, couvrant la période du 6 au 12 juillet 1989. Nous sommes en plein bicentenaire de la Révolution française.
Extrait : « Chez nous, on n’aime guère que les révolutions réussissent. On les aime bien saignantes comme du beefsteak, mais on veut qu’elles restent jeunes, comme les mortes : 1848, la Commune, la guerre d’Espagne doivent leur popularité à leur échec. On ne fantasme bien que sur les amours que l’on n’a pas vécues. Totalement dépourvue de charme discret, la bourgeoisie, née de l’espoir industriel post-1789, ressemble à ces naïfs qui s’écrient devant leur œuvre d’art ou leur crime : « Non ! Est-ce moi qui ai fait ça ? » Se tordre les mains de remords ou se rengorger, au fond, aboutit au même résultat. L’histoire scolaire consacre plusieurs pages indignées à la Terreur, qui fit dix mille morts dans toute la France (à peine une offensive de la guerre de 1914 !) et quelques lignes à la Terreur blanche qui suivit la Restauration ; moins encore à la répression versaillaise qui fit vingt-cinq mille victimes à Paris et dans l’Île-de-France. Les injures les plus variées accablent cette période de 1789-1795, sans laquelle ceux qui sont capables de les écrire en bon français seraient des serfs et des manants, comme leurs aïeux. »
Il y a dans « La Colère de Françoise d’Eaubonne » quelque chose qui ne pardonne pas, quelque chose d’absolument redoutable.
J’approuve, j’adore la colère qui portait F et que porte encore son phrasé.
Je n’aimerais pas qu’elle me fasse les gros yeux.
136 ABN 35.20
« Où est passée la subversion », demande Françoise.
« Plus que jamais, il est besoin de l’imagination au pouvoir. »
Plus que jamais, parce que c’était un slogan de mai 68. Nous sommes en 1992. Nous sommes en 2025. Plus que jamais.
136 ABN 35.32
« Réponse d’une vieille féministe »
« [J]’avoue ma culpabilité d’avoir depuis de longues années, par l’action et la plume, mené le combat féministe et revendiqué ce beau crachat selon la tradition qui nous fit chanter aux ennemis de sexe :
Nous sommes toutes des lesbiennes,
Des putains, des mal baisées
afin de répliquer, du fond de ma décrépitude, aux juvéniles puritaines de groupuscules. »
6 février 2025
Troisième jour de recherche à l’IMEC
Je descends du bus au même arrêt que les deux matins précédents. Quelques mètres plus loin, mes yeux tombent sur un petit papier perdu dans l’herbe, plié en quatre. J’aperçois le mot « Notes ». J’espère une merveille, peut-être quelques mots perdus après consultation d’une archive. C’est une liste de courses. Qu’à cela ne tienne. Je l’empoche.
07 février 2025
Retour en train vers mon domicile bourguignon.
Je reprends ma lecture du troisième numéro de la revue Trou Noir, revue de la dissidence sexuelle, digne héritière des troublions du FHAR. Au programme de ce troisième numéro : enjeux historiques et conflits mémoriels des sexualités dissidentes.
Un entretien avec des membres du Collectif Archives LGBTQI+ Paris explique comment ce collectif « dépoussière les archives dans son local pour en faire des moments communautaires incarnés et ouverts, de création et de partage ». Comment ce collectif cherche à faire vivre ses archives ainsi qu’à archiver le vivant. L’initiative s’est d’ailleurs répandue sur tout le territoire français.
Ici, dans l’ancienne boulangerie d’une abbaye devenue l’IMEC, nous sommes au cœur du problème posé par l’archivage, qui se doit de préserver les documents qui lui sont confiés, mais qui, par son souci de conservation, éloigne la communauté du bien commun en même temps qu’elle le met à disposition. Par ce geste paradoxal, ce ne sont pas seulement des sources dont l’accès s’avère difficile, mais toute une expérience affective. Par mon geste vocal, j’inscris peut-être les documents que j’ai consultés dans une histoire orale, je bricole pour pallier l’absence du fonds que j’ai pu toucher.
Dans le même temps, la distance attise le désir, et je dois dire qu’il existe un érotisme des archives, photographie du 3615 FEMM à l’appui.
Si les archives étaient plus ouvertes, deviendraient-elles un lieu de rencontre, de cruising ?
Dans les rayons comme dans les buissons.
C’est – qui sait ? – de ce danger que l’institution se préserve.
28 février 2025
À l’approche de l’atelier
Intérieurement je récite ma déclinaison
L’écologie ou la mort
La liberté ou la mort
Le féminisme ou la mort
Toujours les grands mots
Je traduis par ailleurs une nouvelle de Katherine Mansfield. J’atteins cette phrase : « I must laugh or I must die ».
J’ajouterai donc : « Le rire ou la mort ».
Et je crois savoir que F ne m’aurait pas donné tort.
Jeudi 20 février
11h30
Rendez-vous téléphone avec le chargé de médiation.
J’apprends que l’IMEC ne fournira pas les reproductions des photographies de F, parce qu’il faudrait demander les droits aux ayants droit.
Je ne comprends pas pourquoi des photographies que j’ai pu consulter librement à l’IMEC ne peuvent pas être photocopiées pour être montrées à des étudianx dans l’enceinte de l’IMEC.
4 mars 2025
Je lis ce texte plus ou moins en ouverture de l’atelier, histoire de jeter un petit froid après quelques jeux brise-glace.
Nous ne disposons que d’environ la moitié du petit nombre de reproductions demandées. Quelques suppléments nous seront fournis le lendemain, c’est-à-dire trop tard étant donné le rythme imposé par cet atelier.
8 mars 2025
Au moment où je dois quitter l’IMEC pour aller prendre mon train, je réalise que, depuis la veille au soir, en raison d’un tour de clef probablement donné par réflexe et sécurité, je suis enfermée dans le bâtiment consacré à l’hébergement des résidenx. Un 8 mars.
Mon pied dans ta porte.
28 mai 2025
Je relis ce texte dans le but de l’enregistrer et de le faire publier.
Les retouches sont minimes.
Le produit de cet atelier est en partie consultable sur mon site internet :
https://fannyquement.net/2025/04/sw-fp/
Cet ouvrage collectif retrace autrement ces tribulations, leur contournement, l’aspect stimulant de contraintes dont nous nous serions cependant bien passé.
Il est hors commerce. Je dispose pour ma part de cinq exemplaires, dont quatre seront déposés dans des lieux de conservations garantissant leur accessibilité comme la Fanzinothèque de Poitiers ou Mémoires Minoritaires à Lyon.
Fanny Quément.
Pour une éthique transféministe des archives
28 février 2020
Les enjeux politiques de la mémoire : retour non exhaustif sur les différents projets de centres d’archives LGBTQI+ français.