Le mois dernier, le texte De la puissance des femmes wolofs au Sénégal introduisait à un changement de perspective radical : il ne s’agissait plus d’aiguiser nos outils conceptuels pour mieux saisir la complexité d’un ailleurs, mais au contraire d’utiliser l’altérité la plus radicale pour mettre en crise notre fonctionnement épistémique occidental.
Ce geste se poursuit avec cet article d’Ismaël Moya. Et ce doublement. D’une part, il raconte les arcanes des ars erotica des femmes wolof et leurs déploiements à travers des rapports spécifiques aux espaces et a certains objets. En outre, il explique le jeu particulier de l’amour entre homme et femme, le sens de son langage, de ses mots et par dessus tout il explique l’aspect indécomposable des rapports à l’amour, à l’argent, au sexe, au don. D’un autre côté, le texte déconstruit la structure classique d’un document "scientifique" au profit du récit et de la précision qui viennent interroger voire remettre en question nos certitudes. Ismaël Moya est un anthropologue qui étudie le Sénégal depuis de nombreuses années. Il est chercheur au CNRS et membre du Laboratoire d’ethnologie et de sociologie comparative. Il est en outre l’auteur de "De l’argent aux valeurs : femmes, économie et société à Dakar" paru en 2017.
« Le sexe, ça se prévoit, m’explique une femme mariée de 48 ans. Le matin, quand mon mari se réveille, je lui tapote le pénis puis je lui dis, en faisant comme ça [l’index pointé vers son sexe, menaçant], “ce soir, t’es mort”. Ici, les femmes doivent savoir provoquer leur mari. Tu fais ça dès le matin et, toute la journée, quand il sera au travail, il ne pensera qu’à toi et à ce qui l’attend. Il saura que ce soir, c’est le grand combat. Et la nuit venue, il sait que je vais le clouer. »
En wolof, la lutte sénégalaise est la métaphore de la sexualité. Deux temps sont clairement distingués : le léewtoo, où les deux lutteurs, à distance l’un de l’autre, se jaugent avant le corps à corps ; puis, lorsque les lutteurs s’agrippent, le combat proprement dit, qui ne dure que quelques dizaines de secondes. La sexualité ordinaire des couples mariés suit un schéma identique. Le léewtoo, autrement dit les préliminaires, débute le matin, voire plusieurs jours avant, par les provocations (cokkaas) de l’épouse, et se poursuit dès le retour du mari à la maison, tout au long de la soirée. L’acte sexuel, quant à lui, est l’affaire de quelques dizaines de minutes. Passer à l’acte sans ces préliminaires inspire plus de dégoût que d’excitation. Un homme marié de 45 ans explique : « Nous ne sommes pas des animaux. Dans la religion musulmane, tout ce qu’une femme peut faire pour susciter le désir et le plaisir est encouragé. Et réciproquement. » En pratique, cependant, les hommes sont très largement passifs en la matière. Dans cette société musulmane, où la polygamie est fortement répandue, les épouses doivent maîtriser l’art féminin de la séduction (jongué), que ce soit pour retenir leur mari de prendre une autre femme ou pour s’attirer ses faveurs dans le cadre d’une lutte sourde entre coépouses → Fig. 1.
La religion musulmane n’est pas aussi marquée que le christianisme par le péché de chair. Si la chute est présente dans le Coran comme dans la Bible, le Dieu de l’islam a pardonné à Adam le péché originel. Pour mes interlocuteurs, à Dakar, le plaisir sexuel est une composante essentielle du mariage et le sexe ne comporte aucun autre interdit que ceux dictés par la religion, comme l’interdiction de la sodomie. La sexualité, tout comme l’art de la séduction et de la provocation, n’a ainsi rien de transgressif. Si un registre moral reste attaché au sexe, c’est plutôt celui de la pudeur (kersa) et de la discrétion (sutura), qui relève d’une éthique de la parole en public et organise notamment les relations entre époux, qu’il s’agisse de sexe ou d’économie domestique. Une femme mariée, la cinquantaine, raconte : « Tout ce que tu fais avec ton mari, l’islam interdit d’en parler. Mais quand la porte de la chambre est fermée, tu fais ce que tu veux ». Entre eux, les hommes s’échangent des plaisanteries grivoises, mais parlent peu de leur sexualité ; évoquer le pouvoir de séduction et le plaisir provoqué par son épouse risquerait de surcroît d’éveiller le désir chez l’autre. Les femmes plaisantent parfois entre elles sur les performances ou les problèmes de leurs maris ; mais elles ont surtout, dans le cadre privé des relations entre amies de la même génération, des conversations joyeuses où s’échangent des informations sur les différents objets qu’elles ont achetés et essayés. C’est aussi par la valeur accordée à la pudeur que sont distinguées les « castes [1] » wolof du reste de la société : griots, forgerons et laobe (traditionnellement boisseliers). Les griots n’ont aucune pudeur lorsqu’il s’agit de parler en public, chanter les louanges d’une personne et demander de l’argent. Les femmes laobe, quant à elles, n’ont aucune pudeur à parler de sexualité et sont considérées comme des expertes en la matière.
À Dakar, les femmes ont à leur disposition un large éventail d’accessoires, vendus le plus souvent par des personnes castées, et en particulier des femmes laobe, au vu et au su de tous dans les marchés : ils constituent, selon mes interlocuteurs des deux sexes, un véritable arsenal féminin de la séduction destiné à provoquer le désir le plus intense chez leur mari. Certaines femmes parlent même d’une véritable course aux armements, car l’efficacité de ces armes repose sur leur renouvellement permanent. Il faut, le plus souvent possible, surprendre l’époux par de nouveaux dessous, de nouvelles perles de hanches, de nouveaux encens plus torrides que ceux d’avant → Fig. 2.
Dans beaucoup de maisons, la chambre à coucher n’est pas un lieu d’emblée propice aux relations sexuelles, les époux dormant rarement seuls. L’espace de la chambre à coucher doit donc être réapproprié et préparé en vue du combat. Alors que le ménage de la chambre conjugale est d’ordinaire assuré par une jeune fille de la maison ou par une domestique, le changement de décor à visée sexuelle est le domaine réservé de l’épouse. Celle-ci prépare la chambre comme son propre corps : les deux sont nettoyés, parfumés et apprêtés avec soin. Dans le registre religieux, les ablutions purificatrices prescrites par l’islam (et donc obligatoires) se doublent à Dakar de pratiques surérogatoires : les bonnes odeurs sont recommandées, si bien qu’il est souhaitable de parfumer son corps (notamment avant de prier) ou la maison. Aux parfums de corps, dont les hommes comme les femmes sont friands, répond une multitude de parfums de chambre et, surtout, d’encens (cuuraay). Il ne s’agit pas seulement de se débarrasser des odeurs corporelles, mais bien d’en acquérir de nouvelles, dont certaines provoquent le désir sexuel.
Les encens sont tous importés, principalement de la péninsule Arabique. Dans les marchés, des boutiques offrent un immense choix de produits déjà préparés et d’éléments de base pour confectionner son propre mélange → Fig. 3-4. Chaque femme confectionne les siens en combinant différents ingrédients (encens, parfums, huiles, etc.) qu’elle laisse macérer dans des pots pendant plusieurs mois. Le résultat est une sorte de pâte huileuse mise à brûler sur une braise dans un pot rempli de cendres (and). La fumée d’encens a une efficacité reconnue qui dépasse le cadre de la sexualité. Certains sont réputés chasser les moustiques, notamment les préparations à base de bois de santal. Les encens mystiques, quant à eux, maintiennent à distance les « démons islamiques » (séytaane) et font partie intégrante des pratiques « mystiques » de désensorcellement. Mais l’essentiel des encens a un usage domestique, qui n’est pas limité à la séduction et à l’érotisme. Dès qu’une pièce a été nettoyée, on y brûle de l’encens afin de parfumer l’atmosphère.
Les encens à l’odeur la plus forte et la plus lourde, qui sont les plus efficaces pour susciter le désir, mais aussi les plus chers, sont réservés à l’usage intime. Avant d’accueillir l’acte sexuel, une chambre doit avoir été imprégnée tout au long de la journée. Les femmes ont dans leurs placards de véritables collections d’encens (souvent plus d’une dizaine), qu’elles ont fabriqués ou achetés dans des pots et des boîtes colorées, parfois ornées de rubans → Fig. 5. Leurs noms sont évocateurs. Autrefois, ils s’appelaient Nemmali (« achever de tuer ») ou Doggali (« fermer les yeux du défunt »). Les noms se sont aujourd’hui diversifiés et se renouvellent constamment : Ser Bou Tass (« pagne défait »), Cheri Noko Begué (« chéri comment le veux-tu ? »), Dadjima (« défonce-moi »), Kumay Teul (« fais-moi rebondir »), Namou Ma Dara (« je suis comblé »), Naif (« cravacher »), Tojj Xuur (« écrase-testicule »), Sauce u Kani (« sauce pimentée »), etc. Ces appellations ne désignent pas un produit précis, puisqu’elles peuvent être partagées par d’autres encens, et même par des perles de hanches, des sprays parfumés ou des sous-vêtements. Elles indiquent donc plutôt une force, une modalité d’action spécifique. Certaines femmes écartent les jambes autour du brûle-parfum pour embaumer leur sexe. D’autres se mettent quelques gouttes d’huile d’encens derrière les oreilles, sous les aisselles, sur les seins ou autour du sexe. Il est fréquent de mettre un certain type d’encens (ngongo) sous la taie d’oreiller pour renforcer l’omniprésence d’odeurs provocantes.
Faire l’amour demande aussi du linge dédié. Il existe depuis des décennies des parures de lit qui assortissent drap, taie d’oreiller et... torchon (pour s’essuyer le sexe après l’amour), fabriquées à Touba, par ailleurs capitale religieuse de la confrérie des Mourides. Dans le style standard, où l’on peut voir une forme d’art naïf, les artistes peignent en noir et rouge des sexes en érection, des vagins ouverts et représentent des couples (l’homme en noir et la femme en rouge) dans toutes sortes de positions : missionnaire, levrette, fellation... Ces images sont accompagnées d’inscriptions, généralement en français : « Mon amour », « Mon cœur, c’est bon », « C’est chaud » → Fig. 6. Mais l’innovation règne aussi pour le linge érotique. On a ainsi vu apparaître des draps et des taies d’oreiller blanches sur lesquels sont sérigraphiés en rouge des motifs en forme de cœurs et de fleurs, accompagnés de mots doux : « I love you. Je n’aime que toi », « Mon amour. Ma raison de vivre. Je t’aime ». Sur d’autres modèles, plus coquins, des images pornographiques prises sur Internet sont imprimées entre les motifs. Sur ces images, les femmes sont presque toujours blanches (tandis que les hommes sont de couleur noire ou blanche). Les femmes noires n’étant pas difficiles à trouver sur les sites pornographiques, c’est bien une norme esthétique qui préside à ce choix, ainsi que me l’ont confirmé mes interlocuteurs : la blancheur de peau est valorisée pour les femmes à Dakar. C’est d’ailleurs le seul critère qui semble pris en compte. Sur ces images, les femmes ne correspondent sous aucun autre aspect aux critères esthétiques qui sont en vigueur localement (bien en chair, fesses généreuses...).
On n’arrête pas le progrès : de discrets artisans offrent aujourd’hui aux femmes la possibilité d’imprimer en toute discrétion des draps personnalisés. Au centre, on trouve des photos du couple, entourées de cœurs et de mots d’amour. Sur le pourtour, des images du vagin de l’épouse et du sexe en érection du mari.
Dans tous les cas, le regard euro-américain est surpris, moins par la présence d’images crues en tant que telles, que par la juxtaposition de scènes pornographiques considérées (non sans tartufferie) comme le summum de la vulgarité et des lieux communs du romantisme mièvre → Fig. 7. Ces deux registres sont ici considérés comme relevant ensemble de l’érotisme, alors qu’ils en forment chez nous les deux opposés. Pour le dire autrement, la représentation érotique est définie, pour nous, en se tenant à distance, d’une part, du romantisme fleur bleue (qui révoque la sexualité) et, d’autre part, de la pornographie (comme sexualité restreinte à l’acte sexuel). À l’inverse, c’est leur combinaison qui, à Dakar, éveille et stimule le plaisir sexuel.
Les perles de hanches (fer) sont l’un des accessoires essentiels de l’arsenal féminin. Leur cliquetis, lorsque les femmes ondulent des hanches et des fesses de manière suggestive – une démarche appelée diagar diagari – fouette le désir masculin. Auparavant, les femmes portaient des jal-jali (littéralement « sauter de joie ») faits de perles en terre poreuses (moromoro) que les femmes imbibaient d’encens afin de conjuguer les pouvoirs du son et du parfum. Aujourd’hui, on trouve sur le marché une large gamme de fer, qui évolue sans cesse. Les plus grosses, appelées « écrase-testicule », sont portées par les femmes ayant atteint la quarantaine, quand les jeunes préfèrent des perles moins lourdes, mais aux noms tout aussi suggestifs : Poobar minuit (« poivre de minuit »), « crème glacée », « connexion », etc. Certaines sont fluorescentes. Le son semble moins important pour les plus jeunes qui portent des perles de petite taille (bine bine) ou des chaînettes dorées.
D’autres ceintures de hanches, enfin, comprennent des lettres qui permettent de composer des messages assez explicites. En français : « Je t’aime », « Baise-moi », « Mon cœur », « Pénètre-moi », « Papa chéri », « MMKONE » (« madame connaît »), etc., ou en wolof : Kat ma (« baise-moi »), Ya saf badio (« ton vagin est savoureux »), etc. → Fig. 8-9. Les femmes les achètent déjà préparées ou commandent directement aux vendeuses des inscriptions particulières.
La couleur des sous-vêtements doit être assortie à celle des perles de hanches. L’accessoire féminin de lingerie coquine traditionnel est le petit pagne (beeco). Aux modèles anciens, en tissus brodés de motifs colorés, a succédé dans les années 1990 le « barrage », un pagne de couleur vivre (rouge, vert, jaune…), composé d’une bande de tissu plein qui cache le sexe et les fesses, et que prolonge un tissu ajouré ou un rideau de fils laissant voir les jambes. Avec le temps, la bande de tissu occultant a progressivement disparu de la plupart des petits pagnes. Les modèles « dentelle » se contentent ainsi de jeter sur le bas du corps un simple filet coloré. Il existe de petits pagnes peints en rouge et en noir sur le même modèle que les draps. Les femmes portent aussi des « nuisettes » : des ensembles deux-pièces appelés « aller-retour », composés d’un string et d’un soutien-gorge en tissu fin et transparent, ou bien tricotés en gros fils agrémentés de perles, ou encore fabriqués en perles lumineuses → Fig. 10. On trouve enfin des débardeurs et des culottes où sont sérigraphiés des cœurs, des positions sexuelles et des expressions comme « Amour, viens me défoncer la chatte avec ta grosse bite ».
À nouveau, notre conception de l’érotisme est heurtée : une forme de provocation qui nous paraît des plus subtiles (le tintement des perles) se conjugue à la trivialité du string et aux expressions salaces. Pas de contradiction ici, mais bien un accord harmonieux au cœur de l’érotisme wolof.
Les provocations commencent dès le matin. Par exemple, après l’avertissement au pénis lors du réveil, l’épouse peut servir à son époux le petit déjeuner en mettant des perles de hanches, dont le mari devine la présence grâce au soin que prend sa femme à les faire tinter par ses poses et sa démarche. Une fois le mari parti, elle se rend au marché acheter de quoi préparer un bon dîner. Une femme mariée, bientôt cinquantenaire, me dit : « il faut lui offrir un dîner bien poivré, pour éveiller les sens ». Le soir, l’époux est accueilli par une épouse aguicheuse (perles de hanches, démarche suggestive, odeurs d’encens etc.), qui l’appelle par son surnom favori, lui offre de l’eau et l’aide à se détendre. Elle dîne ensuite avec son mari en multipliant les petites attentions : elle coupe avec douceur sa viande ou lui enlève les arêtes du poisson. Une fois le repas terminé, elle peut lui proposer du jus de gingembre, une racine considérée à Dakar comme aphrodisiaque.
Dès qu’il arrive chez lui, avant même d’entrer dans la chambre, les signaux subtils préparés par l’épouse ont normalement fait monter le désir chez le mari. Mais la pudeur lui ordonne de n’en rien laisser paraître. Une femme : « Le mari se prépare intérieurement. Il ne peut rien montrer, mais il sait que la nuit l’attend un “grand combat” ». À Dakar, en effet, les maisons sont le plus souvent habitées par une famille entière composée de plusieurs générations : par exemple, un couple de parents, leurs enfants, leurs frères et sœurs, la plupart ayant eux aussi, un (ou des) conjoint(s) et des enfants. L’ensemble de la maisonnée ne prend pas nécessairement ses repas ensemble. Il est fréquent qu’un couple dîne dans sa chambre, mais rarement en tête à tête. Les soirs de combat, quand les époux sont seuls dans la pièce déjà lourdement parfumée, l’épouse peut pousser la provocation jusqu’à poser le plat sur une nappe provocante comparable assortie aux draps coquins. Le repas terminé, il faut pourtant, comme chaque soir, ne pas rompre avec les usages de la vie domestique et s’enfermer trop tôt. Le mari peut par exemple prendre du temps, après le repas pour discuter avec les parents de la maison avant de rejoindre la chambre.
La soirée avançant, son mari la rejoint. Au seuil de la chambre, souvent obstruée par un lourd rideau, le mari est accueilli par les odeurs d’encens. Une fois à l’intérieur, il note les draps sur le lit, les perles de hanches posées sur la tête de lit et les petits pagnes ou les nuisettes bien en évidence sur le drap. Pendant qu’il se lave, sa femme finit de se préparer : elle enlève ses vêtements, attache son petit pagne et enfile ses ceintures de perles. À son retour de la salle de bain, le mari découvre, parfois avec surprise, ce qu’a préparé pour lui son épouse et la complimente. Elle peut l’inviter à s’allonger sur le lit, plaisanter avec lui et le taquiner. Certains couples jouent aux cartes avec un jeu composé d’images pornographiques. Un autre jeu érotique consiste à tourner une petite plume dans l’oreille de l’homme. Les femmes déambulent dans la chambre de manière lascive, se penchent en montrant ostensiblement leurs perles de hanches et leurs fesses. Peu à peu, le couple se dévêt, se provoque mutuellement et se caresse. Les préliminaires sexuels débutent. La fellation et le cunnilingus se pratiquent généralement en utilisant des feuilles ou des bonbons mentholés qui éradiquent les odeurs biologiques et provoquent une sensation forte sur le partenaire. Il existe d’autres produits : une femme peut prendre dans sa bouche un peu de « cristal » (apparemment des cristaux de sucre mentholé), connu comme un aphrodisiaque puissant, qu’elle peut aussi mélanger à la boisson de l’homme le matin ; peuvent également être utilisés du miel ou encore du lait concentré mentholé vendu dans de petits flacons.
Arrive, enfin, après une journée entière de préliminaires, le moment du véritable combat, qui dure quelques dizaines de minutes. Dès que l’homme a éjaculé, sa femme nettoie son sexe et le sien avec un torchon, souvent assorti à la parure de lit. Les liquides corporels produits par un rapport sexuel sont considérés comme impurs et l’islam prescrit à l’homme et à la femme de s’en purifier par de grandes ablutions.
Des statistiques datant de 2008 circulent dans la presse du Sénégal et de l’étranger : 97 % des femmes au Sénégal connaissent l’orgasme ; ce chiffre est souvent mis en relation avec l’arsenal des femmes, que ce soit par les journalistes ou même par les intéressées. Un tel pourcentage laisse perplexe et songeur : l’arsenal des femmes sénégalaises serait-il la solution miracle à une question qui colonise les pages des magazines occidentaux ? Hélas, comme souvent, l’anthropologie ne peut que décevoir. Les épouses proclament de manière tout aussi systématique leur soumission à l’autorité de leur mari et leur obéissance. 97 % de chances de jouir, mais il faut alors obéir. Le choix pourrait être cornélien s’il n’en allait pas du discours sur l’orgasme comme de celui sur l’obéissance au mari. Il s’agit de « belles paroles » (wax bu rafet), un genre de discours consistant à ne dire que des choses positives et valorisées sur une personne, un acte ou une situation, ceci afin de l’enjoliver (rafetal). À la différence du mensonge, ces discours n’ont pas vocation à dissimuler la réalité, mais à dire ce qui est le plus beau et conforme à la norme. Dans les conversations privées, et sur le ton de la confidence, les femmes soulignent que leur plaisir représente bien évidemment un aspect important de leur sexualité ; elles reconnaissent pour la plupart qu’elles sont loin d’avoir systématiquement des orgasmes. De même, elles sont loin d’obéir systématiquement à leur mari. Mais l’essentiel ici n’est pas de comparer le pouvoir ou le plaisir des uns et des autres. La relation entre époux est fondamentalement asymétrique. Du point de vue de l’islam, le mari a autorité sur son épouse ; il doit lui fournir un toit, prendre en charge les dépenses du ménage et avoir avec elle des relations sexuelles satisfaisantes. Le plaisir féminin, bien que valorisé, reste cependant secondaire ; c’est celui de l’homme qui est fondamental. Plus exactement, la tâche de l’épouse est de susciter le désir et le plaisir de son conjoint.
On peut toutefois se demander si, dans ce contexte, la position des hommes est si favorable qu’il n’y paraît. Si l’arsenal érotique des femmes est impressionnant et que la course aux armements fait rage, la gamme des produits luttant contre les dysfonctionnements sexuels est tout aussi fournie → Fig. 11. Elle comprend quelques produits pour les femmes : « serre-vagin » ou « miel magique » qui augmentent le plaisir sexuel, « secrets de femme » pour favoriser la lubrification, ou encore crèmes destinées à augmenter la taille des fesses ou des seins. Mais l’immense majorité de la pharmacopée, omniprésente sur les comptoirs des pharmacies, dans les marchés ou dans la rue, a pour objet de remédier à la virilité défaillante des hommes. La gamme des produits pour combattre l’impuissance masculine semble infinie : écorces et racines issues de la pharmacopée traditionnelle, « coup démarreur » ou poudre Takadari du Niger, sirop Bazooka du Nigeria, Ajanta’s Stamina indien, Yang Chun (100 % naturel) ou Men’s Coffee erection of the penis 100 chinois, Viagra officiel ou contrefait, pilules « Atomix au gingembre » bio, etc. L’omniprésence de ces produits suggère que si les femmes ont pour tâche de susciter le désir et la jouissance des hommes, encore faut-il que ceux-ci puissent tenir leur rôle. La perspective du « grand combat » semble susciter bien des angoisses...
L’acte sexuel est un moment tout aussi bref que fondamental, comparé aux préliminaires où se déploie l’arsenal mis en œuvre par les femmes sur des hommes relativement passifs. Le plaisir et l’orgasme de l’homme, qui sont au cœur de ce dispositif, ne sont pourtant pas l’aboutissement d’une relation sexuelle. Pour être complète, dans le schéma de la sexualité ordinaire tout du moins, une relation sexuelle satisfaisante pour le mari se traduit, le soir ou le lendemain, par un cadeau à l’épouse : des tissus, un parfum ou, souvent, de l’argent. Delloo njukkal (« rendre le contre-don »), Sargale (« remerciement »), « Décoration » (en français)… Les noms donnés à ces cadeaux sont explicites : le mari honore son épouse par un don en raison du plaisir qu’elle lui a procuré. « L’arsenal, c’est un cadeau. Tout ce que fait ta femme pour te rendre heureux, c’est un cadeau. L’argent qu’elle dépense pour ces trucs-là, ça n’est pas du gaspillage. Dans l’islam, tout ce qu’une femme peut faire pour rendre son mari heureux, elle doit le faire et il doit la remercier. Et réciproquement. » Ce n’est sans doute pas un hasard si certains encens sont nommés Compte banquaire, Sama Junni (« mon billet de 5 000 francs CFA ») ou Keytou Keurgui (« les papiers de la maison ») → Fig. 12.
À nouveau, deux registres se mêlent pour donner l’illusion d’une transaction qui définit chez nous la prostitution : le plaisir de l’homme contre de l’argent pour la femme. Il serait pourtant dérisoire de vouloir réduire la sexualité conjugale à l’attente d’un cadeau qui, du reste, ne couvre même pas les frais engagés par une femme pour se procurer les moyens de combattre. Cette dernière étape de la relation sexuelle conduit plutôt à se demander si la centralité de l’orgasme dans notre conception de la sexualité n’entraîne pas une forme de myopie analytique. La jouissance des femmes est secondaire et celle des hommes intervient au terme d’une longue et complexe phase de préliminaires maîtrisée de bout en bout par les femmes, et qui ne marque pas la fin de la relation sexuelle. Cette configuration conforte, certes, la relation asymétrique entre mari et femme que constitue le mariage à Dakar, mais l’arsenal féminin du plaisir a d’autres effets que d’extraire un orgasme aux hommes. Il confère à l’épouse une capacité d’agir, c’est-à-dire une forme de maîtrise sur son mari. Si le mari est le « maître de maison » (boroom kër), l’épouse est en regard la « maîtresse de la chambre à coucher » (boroom néeg). Un proverbe wolof le dit très explicitement : « l’homme qui détache son pantalon est un agneau » (goor bu tekkee tubeyam, xarum tubaabeer la). La sexualité, comme le mariage, est un combat. Les femmes ne sont pas sans armes.
ISMAËL MOYA
[1] Ce terme, communément employé dans l’anthropologie du Sahel, ne se réfère pas, comme les castes en Inde, à un modèle d’organisation globale du corps social mais à l’existence de catégories particulières distinguées du reste de la population, notamment en termes de pudeur. Il désigne des groupes endogames auxquels les personnes appartiennent héréditairement et ayant une forme de monopole sur certaines fonctions.
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