TROU NOIR

Voyage dans la dissidence sexuelle

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Moleculas Malucas

Archives et mémoires argentines et latino-américaines de la marge.

https://www.moleculasmalucas.com/

Nous vous proposons une traduction sommaire du manifeste de Moleculas Malucas.
( lire la version originale ICI )

Au cours du mois de mars 2020, les activistes et archivistes Juan Queiroz et Mabel Bellucci ont décidé de mener une expérience politique d’archives queer et de sauvetage de mémoires "depuis la marge". C’est ainsi qu’ils ont donné naissance à Moléculas Malucas, une revue en format numérique, un projet culturel critique, activiste, autogéré, sans but lucratif et non subventionné.

En choisissant ce nom, nous avons essayé de mettre en lumière l’existence éphémère mais puissante d’un petit centre d’étude créé en 1982 par les Argentins Néstor Perlongher et Jorge Beloqui, dans la ville de São Paulo. Moléculas Malucas est né après une visite au Brésil du philosophe Félix Guattari, qui affirmait que les mouvements minoritaires ou moléculaires ne pouvaient continuer à se replier sur eux-mêmes sans prendre position sur le plan social. C’était un temps de répression dans le pays voisin, avec une dictature civilo-militaire toujours en vigueur. L’action politique des Moléculas Malucas de Perlongher et Beloqui consistait à générer des modes de résistance contre-hégémoniques et horizontaux afin de concevoir une approche combative qui venait questionner l’activisme de l’époque. Ils ont produit un document unique qu’ils ont co-signé avec le groupe brésilien Somos de Afirmação Homossexual, dans lequel ils énumèrent une série de crimes et de raids contre la communauté LGBT+. C’est lors de la présentation du livre A queda para o alto, du jeune poète trans Anderson Bigode Herzer, que les deux Argentins ont lu leurs griefs à haute voix devant un public attentif.

À propos de notre projet

Notre premier travail fut de publier, le 29 mars 2020, l’ouvrage intitulé Grupo de Política Sexual : Un foco teórico-insurreccional de politización de la revolución sexual de los setenta, écrit par Mabel Bellucci et Catalina Trebisacce, qui a eu une large répercussion. Y était transcrit et publié intégralement pour la première fois, le texte historique La Moral Sexual en Argentina. Quelques semaines plus tard, les deux fondatrices de la toute nouvelle revue Moléculas Malucas ont réuni un petit groupe d’activistes et d’archivistes de la dissidence sexuelle, de féministes queer, de travailleurs du sexe, de chercheurs et d’historiens pour former un collectif éditorial. À partir de là, nous avons commencé à discuter de notre contenu et à travailler en réseau avec d’autres projets afin de mettre en œuvre des stratégies communes pour la démocratisation des archives. De cette manière, nous essayons d’offrir une alternative transformatrice d’accès aux documents historiques sur la résistance et la désobéissance en matière de politique sexuelle, mais aussi sur les mémoires des droits de l’homme, de la contre-culture, de l’avortement, du travail, des mouvements indigènes et afro-descendants.

En travaillant sur des archives qui ont survécu à la destruction ou à l’obscurité de l’oubli, nous essayons de faire circuler des connaissances, des enseignements et des voyages. Depuis Moléculas Malucas, nous cherchons à récupérer des souvenirs et des expériences qui produisent l’histoire de nos communautés et à mettre en lumière les productions personnelles et les luttes de ceux qui nous ont précédés. Nous comprenons que cet engagement ne se limite pas à la récapitulation des souvenirs. Pour revenir à l’action politique et théorique des mouvements et de leurs protagonistes, il est nécessaire d’interroger les archives afin de faire apparaitre les tonalités propres aux événements historiques. Nous sommes en contact avec des archives indépendantes et institutionnelles dont les initiatives visent à préserver et à rendre accessibles les sources primaires qui documentent les ruptures et les continuités des contextes historiques.

Il s’agit notamment des archives personnelles de la mémoire trans et travestie d’Ivana Tintilay, membre de notre collectif éditorial, de celles de "Librepensadoras Liberacionistas", de Mabel Bellucci, des archives de la mémoire trans, du département des archives du fonds éditorial Sarmiento de la bibliothèque nationale Mariano Moreno et du projet indépendant de récupération de la mémoire et des archives des personnes sexuellement défavorisées "Archivos Desviados", mené par Juan Queiroz. Nous travaillons également avec les archives de Marcelo Ernesto Ferreyra, membre de notre collectif éditorial, et celles de Marcelo Benítez, Marcelo Reiseman, Sara Torres et María Elena Oddone, toutes conservées dans le "Programa de Memorias Políticas Feministas y sexo-genéricas Sexo y Revolución" du Centro de Documentación e Investigación de la Cultura de Izquierdas (CeDInCI).

Archives militantes : fragilités, destructions et survivances

L’article Queer Digital Archives. Cartografías Digitales de las Redes Transnacionales LGBTQ en Latinoamérica a través del Archivo de Robert Roth, écrit pour Moléculas Malucas par Santiago Joaquín Insausti et Javier Fernández Galeano, vise à explorer l’importance de l’épistolaire militant :

« Les lettres échangées dans les années 1970 entre les militants des fronts de libération latino-américains constituent un apport extrêmement précieux pour reconstituer à la fois les dynamiques politiques de ces organisations et leurs réseaux de solidarité transnationaux, et pour approcher la texture de la vie quotidienne de ces militants ; la manière dont ils vivaient la politique et la sexualité, dans un passé aussi proche chronologiquement qu’éloigné en termes d’attentes politiques et de cadres identitaires. Les lettres capturent la vie quotidienne de ces activistes et les tensions entre vie personnelle et politique, le flirt et les discussions intellectuelles, les vicissitudes des conflits au niveau national et des cycles répressifs, les déceptions amoureuses, les intrigues de palais dans les organisations et, surtout, les tentatives de construction commune d’une politique émancipatrice. Cette correspondance montre comment des militants isolés, qui n’avaient à l’origine aucun contact les uns avec les autres, commencent à penser de la même manière et à construire des alliances globales. »

dans 40 años después. Archivos, genealogías e inspiraciones políticas, la sociologue madrilène et activiste féministe queer Gracia Trujillo théorise les archives à partir d’une perspective queer, dans leurs contenus difficiles à intégrer, évasifs, immergés dans une série d’obstacles et de tensions entre la production de connaissances, ce qui est inclus et ce qui ne l’est pas, et entre la poursuite des traces de questions intimes et leur révélation dans une clé historique. Ainsi, l’auteur s’interroge :

Qu’est-ce qu’une archive et qui décide de ce qui est sélectionné ? Les archivistes sont-ils l’autorité, les décideurs ? Et que se passe-t-il, par exemple, lorsque les gens ont des documents qu’ils voulaient détruire ou que leur famille ne veut pas montrer ? Pensez aux archives comme à quelque chose de vivant, quelque chose qui contredit le fantasme de l’exhaustivité. Les archives ne sont pas - ou ne peuvent pas être - de simples collections historiques inertes, mais entretiennent une relation active et dialogique avec les questions que nous, les gens du présent, posons au passé.

Les archives de nos communautés de dissidence sexuelles ne sont pas seulement passées inaperçues aux yeux de la culture hégémonique masculine et cishétérosexuelle, mais ont également traversé une histoire faites de destruction dont ne subsiste qu’une survie fragile au fil du temps. Dans la plupart des cas, leurs créateurs ont gardé et préservé leurs rôles tout en naviguant dans le labyrinthe tortueux du rejet familial et social, ainsi que dans la terreur des persécutions policières visant à combattre les désirs sexuels qui s’écartent de l’hétéronormativité. L’exemple du corpus principal de documentation du Frente de Liberación Homosexual (FLH) en est un exemple parlant, il dut être détruit pour des raisons de sécurité pendant la dernière dictature civilo-militaire. Hugo, un militant du FLH, raconte ce moment dans l’interview Memorias del desvío, réalisée par Juan Queiroz et publiée dans Moléculas Malucas :

« Héctor Anabitarte et Ricardo Lorenzo ont dû quitter le pays incognito après l’enlèvement d’un collègue journaliste. Ils se sont rendus en Espagne au début de l’année 1977. Quelques mois plus tôt, Héctor, très inquiet, m’avait dit qu’il pouvait lui aussi être en danger et qu’il était très préoccupé par la conservation de ses archives FLH. Je lui ai proposé de les garder dans mon appartement pendant un certain temps. Il m’a donné tout le matériel, environ quatre ou cinq boîtes pleines de papiers avec ses notes depuis la fondation du FLH et les activités quotidiennes, les projets à réaliser, le matériel pour Somos et des copies du magazine, des carnets avec des contacts, un journal avec tout ce qui a été fait et n’a pas été fait au Front, des lettres avec les autres mouvements homosexuels...... J’ai tout caché dans quelques armoires de ma maison. Peu après, lorsque les raids militaires se sont multipliés (j’étais pleine d’informations sur le nombre de fois où j’avais été arrêtée), Héctor d’Espagne m’a demandé de tout détruire immédiatement parce que cela pouvait me mettre en danger, mais aussi mettre en danger les contacts qui apparaissaient dans les journaux. Petit à petit, avec beaucoup de peine, j’ai brûlé absolument tous ces documents dans la baignoire et les miens aussi, certains d’entre eux étaient très importants pour moi, pleins de souvenirs, où nous étions tous des pédés. [...] Il y a seize ans, j’ai eu une tumeur à la prostate et j’ai de nouveau jeté mes papiers, environ sept sacs de consortium remplis de photos de moi dans les comparsas, de papiers personnels, de coupures de magazines que j’avais conservés. Je l’ai fait parce que je pensais que ma famille viendrait chez moi à ma mort et qu’en voyant tout cela, elle dirait "regardez les choses que ce pédé a gardées ».

Le corpus épistolaire entre Héctor Anabitarte et Armand de Fluvià, leader du mouvement homosexuel catalan, a connu un sort différent et est heureusement resté en sécurité. Dans l’essai Pionniers de la fraternité homosexuelle. La correspondencia entre Héctor Anabitarte y Armand de Fluvià (1974-1980), écrit par Javier Fernández Galeano et Gema Pérez Sánchez pour Moléculas Malucas, les deux chercheurs abordent le luxuriant échange épistolaire entre ces deux leaders du militantisme homosexuel. Ce travail contribue non seulement à fournir à nos lecteurs l’ensemble des lettres publiées avec l’essai, mais il est également essentiel pour comprendre les stratégies de survie, l’expansion des réseaux, l’activisme et la construction de cadres théoriques au milieu des années soixante-dix. En même temps, cet essai nous permet de complexifier les récits sur l’histoire de l’activisme gay comme une trajectoire de progrès non linéaire. La portée des liens de solidarité transnationaux, des réseaux politiques/affectifs et de l’utopisme queer en tant que stratégies de défi face à l’autoritarisme étatique et à l’homophobie.

Pour conclure, nous pensons avec Moleculas Malucas, qu’il est essentiel que les archives de nos communautés, avec tout leur puissance politique, commencent à émerger du silence des étagères privées et institutionnelles, qu’elles ne se perdent pas dans les ténèbres de l’oubli, qu’elles circulent, qu’elles agitent, qu’elles invitent à la réflexion et à l’action, qu’elles ne deviennent pas des otages pour ne pouvoir être exhibés que dans les cercles d’une élite. Que nos mémoires déviantes cessent d’être le fétichisme des aventures anthropologiques cis-hétérosexuelles, qu’elles circulent au sein de nos communautés pour qu’elles puissent être relues et resignifiées et ainsi pouvoir développer de nouvelles stratégies de renforcement autour de nos revendications toujours actuelles.