TROU NOIR

Voyage dans la dissidence sexuelle

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Écrit contre le consumérisme sapiosexuel

La "sapiosexualité" est un néologisme qui signifie l’attraction sexuelle pour le savoir et l’intelligence au-delà des critères corporels habituels. Ce terme rencontrera un franc succès avec l’application de rencontre "Ok Cupid" qui l’intègre dès 2014 dans ses critères possibles d’orientations sexuelles. C’est clairement une identité sortie des entrailles d’internet qu’analyse ici Ricardo Robles Rodriguez dans ce qu’elle comporte de renoncement au corps et à la proximité.

“Je ne suis pas intellectuel, j’écris avec le corps”
Clarice Lispector, Agua Viva

Je suis arrivé au transféminisme avec les écrits d’Itziar Ziga, parce que, tout comme elle, je suis une chienne et j’adore baiser, tomber amoureuxse de tout le monde, faire des dramas, être possesifve, et je passe d’autres pêchés qui me collent rapidement l’étiquette de latin lover sur le front. Je peux établir une relation amoureuse sans être 100% d’accord sur les micropolitiques queer, parce que je priorise être attiré-e par une personnalité et par une esthétique concrète. Je suis d’accord sur un « minimum syndical » de choses en commun, mais ne comprends pas les personnes (queer encore moins) qui ont besoin de débattre pendant des heures sur la métaphysique des anges avant de décider d’un lien amoureux, sexuel, affectif ou autre. Bien que souvent attribué aux intellectuels, cela n’est pas spécifique à ce groupe social, notamment depuis que tout le monde peut devenir maître de sa chapelle avec son portable. Le monde respire de la sapiosexualité.

Des productions théoriques qui parlent de « l’injonction à désirer » (?) dans nos milieux queer, jusqu’à ses applications pragmatiques dans la création d’espaces physiques dits « désexualisés », en passant par les articles ou « témoignages » qui veulent rendre « respectable » le travail du sexe (comme si être pute était une affaire d’épanouissement intellectuel qui permettait une validation d’acquis pour un doctorat en études de genre), nous avons acté qu’il faut faire l’amour avec les âmes (ou avec les esprits, ou avec les cerveaux) et que c’était ça qui devait faire bouger notre désir. Nous, les genTEs motivés par d’autres types de désirs (des culs, des nichons, des fluides de tout sorte, de la chair, des cuisses) serions-nous « superficiel-le-s », au même niveau que (je cite texto certains jolis mots qu’on m’a dit comme si c’était des insultes) « les racailles, les ‘gay cis’, les kékés, les cagoles, ou les meufs snapchat ».

Attention, parce que ce n’est pas non plus une sapiosexualité réelle. Les mêmes genTEs qui te demandent des références bibliographiques sans aucun filtre dépassant largement toute limite de consentement, ce sont les mêmes personnes qui vont te critiquer (voire cancel) deux semaines après parce que tu es soi-disant « trop théorique » pour elleux. Or, il n’y a rien dans la vie de “trop théorique”, il y a juste de l’intelligibilité : des vocabulaires, des parlers, des discours de certainEs auteur.ice.s qui nous surprennent, qui nous bouleversent sans le savoir, et pour les comprendre il faut les relire plusieurs fois et s’habituer à cette nouvelle langue, à petit feu. Aussi, ce “trop théorique” est assez sélectif, et jamais aléatoire. Souvent, cela nous arrive avec des textes qui parlent de subjectivités qu’on ne connaît guère, où nous avons une résistance à comprendre l’auteur.ice ou l’interlocuteur-ice.

C’est pour cela que le plus souvent lorsqu’on on affirme que nous avons eu un échange intellectuel avec quelqu’unE, il ne s’agit pas d’un échange intellectuel (si c’était ainsi, nous serions contrariés) mais d’une série de conventions sociales répétées automatiquement, de discours pick away, édulcorés avec aspartame, blanchisés, démembrés, des discours que nous avons déjà vus ailleurs sur les réseaux sociaux avant de les vomir pour surprendre le crush de service. Si tu veux que ton contenu sur les réseaux sociaux soit original et unique, t’es obligé-e de bien le vendre. Et pour cela, il faut des qualités (maîtrise des TIC, synthèse, graphic design, présence, de la soi-disant « intelligence émotionnelle ») qui s’éloignent bel et bien du rôle du philosophe. Et décidément, le télétravail pendant la pandémie a accéléré de façon exponentielle ces processus de part des entreprises ou des followers. Je lis sur un panneau de publicité du métro parisien : « Offrez-vous une formation sur le BigData dans l’École d’Intelligence Artificielle ! ». Les industries du développement personnel, du coaching, des sciences cognitives ne sont pas là par hasard.

Ces “pseudo-sapiosexuel-LE-s” ne sont pas plus anticapitalistes, que les chaudasses que nous pourrions choper avec trois inconnuEs dans une boîte crade. Mieux encore, les personnes qui disent “baiser avec les âmes” le font dans son sens le plus textuel, le plus consumériste, le plus capitaliste, le plus “mac”, le plus proxo, le plus macho. Iels consomment des discours sur Instagram et sur Twitter à une vitesse qui donne du vertige. La loyauté affective, auparavant ultra importante, est totalement absente. Tu te déconnectes 3 heures et tout change d’un coup, tout positionnement change aussi vite que la fibre optique… Des flux qui ont peu à voir avec ceux de Deleuze et Guattari, mais ceux du capitalisme cognitif le plus brutal. Paul B Preciado disait dans son article « Une année sans peau » qu’il était curieux comment depuis la pandémie nous étions totalement déconnectéEs de la peau mais, en revanche, hyperconnectéEs, « hyperbranchés ». Ceci est aussi présent dans nos dynamiques de consommation, de plus en plus à distance du bien ou du service à consommer (on ne touche même plus les produits si on fait nos courses en ligne). Désormais, les personnes pourront aussi être à leur tour des objets de consommation. Nos façons de nous relationner, que cela soit de la monogamie en série ou du polyamour (et même nos amitiés !) reflètent ces dynamiques, et ceci à coup de clics : on peut consommer-jeter des personnes et laisser une rivière de cadavres émotionnels, sans besoin de se lever du canapé, sans besoin de toucher la main de la personne à laquelle on va briser le cœur.

Il ne s’agit plus d’une objectification de la chair, mais d’une objectification cognitive, épistémologique, où les savoirs dits minoritaires ou dissidents deviennent une marchandise visuelle (ce que Léonor Silvestri appelle : visibilationnisme). C’est une objectification à distance, où nos savoirs sont aplatis, soumis à des processus complexes pour qu’ils deviennent insipides, pauvres en graisses, pauvres en épices, sans piquant, liquides, aptes pour que n’importe qui puisse les mâcher. Le sujet post-pandémie du Nord global, à mi-chemin entre la société de la cyber-surveillance et la traditionnelle rationalité occidentale, a besoin de savoir TOUT. VITE. ET MAINTENANT. Le “meme” sur les réseaux sociaux de “explain Deleuze to me right now or I’ll fuckin kill you » (explique-moi Deleuze maintenant ou je te tue), qui vient d’un vrai commentaire d’un utilisateur de Reddit, reflète très bien ce consumérisme intellectuel. Bien sûr, nous les personnes trans, queer, racisées, métisses, pauvres, etc., recevons tout le temps ce genre de demandes intrusives. Le bingo de la mixité sociale de certains médias n’aide pas non plus. Qui n’a pas reçu des messages du type « Salut, je suis journaliste pour X, j’aimerais que tu nous expliques ton oppression dans moins de 30 secondes pour notre chaîne Tiktok », ou du type « j’apprends énormément de tes twits de 150 caractères ». Si ce genre de messages ne vous disent rien, peut-être que ça vous dit quelque chose le « j’aimerais que ton message soit plus accessible parce que là tu dessers ta cause » non absents d’emprises psychologiques. En bref, sapiosexualité rime avec beaucoup de choses, sauf avec la profondeur intellectuelle.

Comme je le racontais au début de l’article, dans les espaces queer (qui ne sont plus queer, mais LGBTIQA+) le modèle du dit pseudo-échange intellectuel – soit un échange où les deux parties disent être d’accord ou pas sur des concepts sur lequel plus personne ne sait tracer une généalogie – est prioritaire face à d’autres formes de connaissance, comme l’expérimentation sexuelle, l’expérimentation artistique, ou l’humour. Il n’y a jamais une place pour le doute, pour les questions sans réponse. Le fait que les liens amoureux se passent de plus en plus en distanciel (du fait de la montée des loyers, la précarisation, la pandémie, etc.) contribue à ce qu’on articule le désir autour des pulsations électriques de nos claviers froids.

Les nouveaux essentialismes des questions trans qui délaissent le corps et la peau (qui ne viennent justement pas de Butler, mais d’autres acteurices plus jeunes… et moins butch). Je ne doute pas qu’il y a encore des discours essentialistes (génito-centristes, médicalistes, visiocentrés) ; or, je n’ai pas de doute non plus sur le fait qu’aujourd’hui de nouveaux critères se sont juxtaposés aux précédents, et qu’ils ne sont pas plus libérateurs ni moins essentialistes. L’idée décidément anti-queer et anti-transféministe qui dit que le genre se trouverait dans le cerveau fixe les orientations sexuelles autour d’un « ressenti intérieur » duquel il faudrait faire un minutieux compte rendu sur Internet, un compte rendu bien plus minutieux que pour une séance avec un.e psychanalyste. En bref, toute identification – qui devrait être, à mon avis, stratégique et provisoire – devient un « cercle de ressentis » sans fin. Un cercle de ressentis qui se forme de moins en moins dans des AGs, mais par Zoom, Facebook, Discord, etc. Nous les personnes queer nous voulions être respectables, et nous avons réussi à arracher toute la peau, toute la dimension haptique qui habitait l’orientation sexuelle : il reste peu de sexuel, peu de désir, en revanche tout le monde a l’impression d’être bien orienté… Tous nos dispositifs disposent d’un GPS.

Il n’est pas toujours facile d’affirmer des attirances physiques et pro-sexe. On se fait traiter d’« hypersexuel-le-s », d’« allosexuel-le-s », parfois même ça parle de « privilège beau » alors que la plupart on ne rentrerai jamais dans les normes de la beauté ; puis, tenant compte de l’objectification des femmes, des personnes trans, des gouines, et des pédés qui parlent ouvertement de leur sexualité (on ne parle même pas lorsque ces personnes sont racisées ou TDS), je ne pense pas qu’attirer tous les regards et être la cible de tous les désirs soit un privilège, bien le contraire il est un risque (parfois mortel) qu’on assume. Il est curieux aussi comment la plupart des personnes anti-sexe qui nous insultent avec une telle virulence soient littéralement les premières à faire des longs essais sur leur « misère sexuelle » et sur comment la misère sexuelle serait une oppression. Notons la faible distance entre les discours masculinistes et incel du style « les meufs ne se respectent plus, elles sont toutes des salopes superficielles qui ne regardent que le physique, moi je suis un mec gentil et empathe et jamais les filles veulent de moi, ouin », et de celui de certains influenceurs (autodéfinis comme) non-hétérosexuels du style « regardez ces allosexuels privilégiés tellement superficiel-le-s et peu déconstruits qui baisent beaucoup… et qui ne veulent pas me dater (ouin) ». Le pire c’est qu’iels se servent d’un outil tel que le call-out (qui était à la base pour pointer des machos agresseurs) mais pour pointer les femmes et ldes dissidences sexuelles qui ne veulent pas être avec elleux, parfois avec des termes vagues ou même militants.

Se dire pro-sexe en 2022

Se dire pro-sexe en 2022 ce n’est pas seulement ce qui disait val flores en 2015 : dans un contexte post-pandémique, c’est de revendiquer le contact corporel face à une société qui accélère son platonisme numérique, face à une élite influenceuse qui prétend “faire l’amour avec les esprits” mais qui ne fait que continuer à rendre fongibles les savoirs minoritaires. Aujourd’hui, en 2022, se dire pro-sexe c’est revendiquer les cantines populares, les assemblées populaires, la fête autant de jour comme de nuit, les activités en plein air, les performances pornoterroristes, rester sur la place avec une canette jusqu’à n’importe quelle heure, refuser de faire 3 séances avec mon psy pour savoir si j’aime quelqu’unE, refuser que chaque amantE me fasse un manifeste politique avant de baiser. Se dire pro-sexe veut dire aussi connaître ma solitude, apprendre de quoi sont capables mes mains si ce n’est pas avec un smartphone. Refuser de me connaître, de nous connaître, avant notre rencontre, comme disaient autant Paco Vidarte (Etica Marika) que Virginia Cano (Etica tortillera). {}C’est refuser que mon désir amoureux soit géré par les Bon-ne-s Expert-e-s de la ‘bonne’ Intelligence Émotionnelle. C’est refuser que mes ruptures soient “aseptisées, propres, exemptes de toute passion”. Je préfère les sentiments précipités, exagérés, exubérants, trahissant une pensée occidentale qui de toute façon n’aurait jamais voulu de moi, trahissant également une respectabilité LGTB/queer/trans (comme vous voulez) qui me fait vomir.

Suis-je superficiel-le ? Je ne sais pas. Dans nos généalogies, il y a des auteurices (trans)féministes qui l’ont revendiqué, tels que Clarice Lispector ou J.Halberstam. Je ne sais pas si je suis d’accord avec elleux. Peut-être qu’on est arrivéEs à un absurde orwellien où la superficialité est traitée de profondeur et vice-versa. Je ne vais pas me mêler non plus des débats sur la division corps/esprit ; bien évidemment je préfère parler en d’autres termes, loin de tout dualisme. Je sais en revanche que je suis à l’opposé de la sapiosexualité ou de la demisexualité  : j’ai besoin d’une interaction amoureuse pour avoir un vrai échange intellectuel. Le Manifeste Conspirationniste dit que « nous gagnerons parce que nous sommes plus profonds ». Personnellement je ne cherche pas à gagner. Je ne cherche jamais à gagner. Par contre, c’est clair que, dans un monde aussi guidé par le consumérisme numérique et aussi dépourvu de contact physique, recevoir un fisting est… bien plus profond, et surtout très profond.

Ricardo Robles Rodriguez
Crédits image : Jill Posener, 1990. Bathroom Stories. Trouvé sur @onyour.knees (Instagram).

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