TROU NOIR

Voyage dans la dissidence sexuelle

Français | English

Appel à contributions : Sur le tard. Approches dissidentes de la vieillesse

Ce numéro propose d’initier une réflexion collective à partir d’une double focale : d’une part, l’état matériel des vies minorisées qui vieillissent — vieilles folles, vieux homos, vieilles gouines, vieux et vieilles trans* — et d’autre part, la possibilité de penser une économie des corps et des plaisirs échappant aux logiques normatives de productivité et de désirabilité à la manière d’un Charles Fourier imaginant, dans l’après-Civilisation, les combinaisons amoureuses de l’Harmonie.

Loin de tenir la vieillesse à distance, nous choisissons ici de la penser depuis ses dynamiques propres, ses rythmes, ses inscriptions concrètes dans les vies ordinaires. Les perspectives proposées ne s’articulent pas autour de la vieillesse comme catégorie fixe, mais depuis ses intrusions et interférences dans nos existences queer. Vieillir, après tout, nous concerne tou·tes : dans les matérialités (précarité, maladie, isolement), mais aussi dans nos façons de percevoir, d’aimer, de résister, d’habiter les espaces (militants, intimes, festifs) selon une gamme d’affects — nostalgie, mélancolie, joie.

La jeunesse comme horizon

Une première ligne critique interroge la centralité de la jeunesse dans les imaginaires queer. Le queer a-t-il trop vite épousé les formes, rythmes et esthétiques de la jeunesse comme moteurs politiques ? Les productions queer, en se centrant autour de ce que Jack Halberstam a nommé – avec entrain – une épistémologie de la jeunesse (epistemology of youth [1]) dans son analyse des perturbations, des remous et des crises de la société occidentale straight, n’ont-elles pas accru la violence d’exclusion de ce qu’une telle épistémologie tait, dissimule, voire se refuse à penser – ou plutôt ne pense que comme une conservation d’un ordre passé  ? Cette épistémologie, en mettant au cœur de la critique les figures de la révolte jeune, du trouble adolescent, du refus immédiat, n’a-t-elle pas simultanément oblitéré les formes moins spectaculaires du vieillir ?

Comment celles et ceux qui ont forgé les subcultures aujourd’hui devenues « évidentes » pour les plus jeunes générations, perçoivent-iels leur transformation ou, parfois, leur propre mise à l’écart ? Quelle place leur est-elle faite dans les récits des plus jeunes générations ? Et que signifie ’vieillir queer’ dans des mondes où la mémoire même est souvent fragmentaire, traumatique, ou rejetée ?

Le piège du « sublime sénile »

De l’autre côté, lorsqu’il est question de vieillesse, certain·es auteur·es comme Eve Kosofsky Sedgwick, en suivant Barbara Herrnstein Smith, ont mobilisé la notion de « sublime sénile » (senile sublime). Ce sublime repose sur une série de critères : la liberté de ne plus devoir plaire, la sérénité face au ridicule, et surtout une forme de maîtrise esthétique. Mais ce partage entre la fougue juvénile et la sagesse de l’âge ne risque-t-il pas de reconduire une hiérarchie implicite, où la vieillesse ne serait acceptable qu’à condition d’avoir produit une œuvre, une trace, une maîtrise – bref, un accomplissement ?

Ces deux gestes — celui du mouvement de la jeunesse et celui du paroxysme maîtrisé de la vieillesse — tendent à étouffer d’autres façons de penser le vieillir. Peut-on aborder la vieillesse sans le mesurer à l’aune d’une réussite, d’un accomplissement social, artistique ou intellectuel ? Peut-on décaler le regard hors de la nostalgie, ou d’une idée de la ’bonne’ vieillesse opposée à une ’mauvaise’ ? Il s’agit ici d’ouvrir un espace pour penser le vieillir à travers une esthétique de l’échec, chère aux théories queer : refuser que la vieillesse soit jugée selon les standards d’une jeunesse qui persisterait comme étalon de valeur dans une logique performative trop familière aux récits libéraux.

Représentations et refoulements

Dans les productions culturelles, la vieillesse queer demeure trop souvent un hors-champ : elle apparaît comme horizon menaçant – la fin de la séduction, de la drague – ou comme une absence totale – des mondes peuplés uniquement d’éphèbes. Et pourtant, cette vieillesse est là, persistante, indissociable des univers qui prétendent l’évacuer. Elle insiste, elle fait entendre sa présence. C’est la perspective du queer/homosexuel vieillissant qui vient elle aussi déstabiliser les représentations contemporaines dont s’accommodent à merveille le capitalisme – corps jeunes, beaux, valides. C’est pourquoi la grammaire politique de la dissidence sexuelle doit intégrer une lecture intergénérationnelle des pratiques, des affects, des appartenances. Il s’agit de penser les circulations de mémoire, les formes de soin, les réseaux d’entraide, pour reconfigurer les lieux et les manières de faire communauté — et pas seulement dans un Occident blanc et urbain.

Mais que signifie vieillir dans une société où les corps non-blancs sont surexploités et précarisés ? Où les logiques postcoloniales de circulation fragmentée imposent des vies administrées ? Où les VISAs expirent avant même qu’une vieillesse soit possible ? Dans quelles conditions affronte-t-on l’usure du temps quand la migration, le racisme d’État, ou les détachements culturels forcent à vivre le vieillissement dans des environnements hostiles ou indifférents ? Il s’agit de prendre au sérieux ces intersections : penser le vieillir queer ne peut faire l’économie des rapports de race, de classe, de nationalité et de mobilité imposée.

Impossible de penser la vieillesse queer sans évoquer la mémoire de l’épidémie de VIH-sida. Les corps qui vieillissent sont aussi ceux qui ont survécu — parfois seuls — et avec des effets secondaires lourds. Ils portent des récits que les politiques de santé publique, les institutions culturelles, et parfois même les communautés LGBTQ+, n’ont pas toujours su écouter.

De telles marques nécessitent alors de produire une scène collective où le vieillir pourra s’énoncer, selon la complexité des affects et des matérialités. Une approche dissidente de la vieillesse peut-elle penser la vieillesse autrement que comme source de modèles respectables (comme le sublime sénile), mais aussi en se méfiant de la tentation permanente de réduire les acteur.rices politiques à n’être que des voix spectrales ? Il s’agit ici de donner à entendre les voix minorées dans leur multiplicité, leur quotidienneté, leurs frictions avec le monde, pour faire du vieillir queer non une fin mais une politique qui ouvre la dissidence aux corps hors d’usage.

Comment les textes seront sélectionnés ?

Cet appel est à destination hybride, c’est-à-dire qu’une partie des textes finaux proviendra de cet appel public et une autre partie proviendra de commandes passées directement. Le numéro sortira en avril 2026.

Comment envoyer sa proposition ?

Envoyez-nous une note d’intention (quelques paragraphes, pas plus d’une page) ou bien un extrait si le texte est déjà rédigé.

Quand ? avant le 30 juin 2025
Où ? à l’adresse suivante : trounoirvieillir@proton.me
Réponse 31 juillet 2025
Rendu final du texte (entre 20 000 et 30 000 signes) : 28 février 2026
Sortie prévue : avril 2026
Les contributions seront rémunérées.

Ce numéro est coordonné par Quentin Dubois.

***

Source de l’image en frontispice : Le Livre d’Urizen, William Blake.

[1J. Halberstam, « What’s That Smell ? : Queer Temporalities and Subcultural Lives », 2003.

Du même auteur
Les villes en surchauffe : soutien à la révolte Trou Noir

Toute stratégie qui vise à abolir la présence de la police dans nos vies est une bonne stratégie.

Abonnez-vous ! Trou Noir

Découvrez notre campagne d’abonnements !