Après l’avoir longtemps méprisé, la culture française d’État a fini par faire de Proust le produit le plus luxueux de sa vitrine littéraire. Cette nationalisation de l’écrivain (pourtant juif à l’époque de Dreyfus, pourtant homosexuel dans une France catholique) s’est accompagnée de son assimilation à la classe dominante. Proust serait l’écrivain bourgeois par excellence. S’il y a toutefois une tradition littéraire dans laquelle il s’inscrit, c’est bien, n’en déplaise à Gallimard, celle de la haine de la bourgeoisie. En voici le mobile.
Dans les lieux de drague et de cruising du Paris sale et glamour de la Belle Époque, Proust a fréquenté des hommes de toute classe sociale. Si son expérience homosexuelle lui a ainsi permis de dépasser l’horizon étroit dont il était issus, cette déviance vis-à-vis de la norme bourgeoise a également contribué à lui forger une sensibilité à la cause ouvrière et aux idées socialistes qui irrigue souterrainement toute son œuvre. L’univers que décrit Proust est un monde caractérisé par les vicissitudes de l’histoire et la vanité de la société de classe. La Recherche du temps perdu est dès lors une tentative de découverte de la vérité et de la logique des événements par-delà leur absurdité, un essai de récupération spirituelle du passé contre le temps aliéné auquel nous sommes soumis. Son dessein est de réaliser, grâce à l’art, au niveau subjectif, psychique, ce que le mouvement ouvrier et anarcho-syndicaliste de son temps, nombreux et organisé, a cherché à accomplir à l’échelle sociale et historique : une rupture complète avec l’histoire de la société de classe et une bifurcation vers un autre monde. Le texte qui suit suggère quelques pistes pour explorer cette affinité.
Les clivages de la conscience domestique
L’un des personnages proustiens les plus intéressants pour aborder les logiques de classe à l’oeuvre dans la Recherche est assurément Françoise. En tant que domestique de la famille, bourgeoise, du narrateur, elle se trouve dans une position profondément clivée : objectivement prolétaire, elle tend, comme les domestiques d’une pièce comique, à modeler sa subjectivité sur celle de ses maîtres. Ainsi, lorsque la petite famille part en villégiature à la station balnéaire de Balbec (Trouville), elle se montre difficile d’accès, voire quelque peu méprisante, envers le « prolétariat » [1] des employés de l’hôtel.
Si ceux qui partagent la condition de classe de Françoise ont au premier abord du mal à l’approcher parce qu’elle reproduit vis-à-vis d’eux les apparences d’une distance de classe, une fois conquise, elle est au contraire prête à favoriser ses compères plutôt que ses maîtres, « de sorte que nous ne pouvions plus avoir d’eau chaude parce que Françoise était devenue l’amie de celui qui la faisait chauffer » [2]. Si l’amitié prolétarienne est donc possible, elle est le fruit d’un privilège, le signe d’une valeur accordée et reconnue à l’autre : « Les prolétaires, s’ils avaient quelque peine à être traités en personnes de connaissance par Françoise et ne le pouvaient qu’à de certaines conditions de grande politesse envers elle, en revanche, une fois qu’ils y étaient arrivés, étaient les seules gens qui comptassent pour elle ». La « grande politesse » constitue ainsi l’élément distinctif sur la base duquel une alliance de classe peut être scellée : les valeurs bourgeoises servent de garant à l’amitié prolétarienne.
La domestique apparaît ainsi comme un personnage clivé, contradictoire, coincée qu’elle est entre la bourgeoisie et les ouvriers. Cette scission du domestique qu’analyse Proust dans le personnage de Françoise ne s’arrête pas à ses fréquentations de vacances mais organise également sa vie morale et ses considérations politiques. Ainsi, un peu plus loin [3], alors que la grand-mère du narrateur est au plus mal, et qu’il voudrait que Françoise reste auprès d’elle, un « ouvrier électricien », avec qui la famille avait pris rendez-vous avant la maladie, sonne à la porte. Le narrateur considère qu’au vu des circonstances on peut bien le faire attendre, voire même ne pas lui répondre ; Françoise estime au contraire que c’est la grand-mère qui devra attendre. Rien ne saurait en effet remettre en cause la cordialité que l’on doit avoir pour un ouvrier. Ici aussi, la norme bourgeoise de la politesse s’est intériorisée et autonomisée, au point de se retourner contre l’intérêt des maîtres. Mais la déconsidération qu’elle implique envers la maladie grave d’une personne âgée met Françoise en contradiction avec ses valeurs fondamentales. La chose est encore plus frappante au niveau politique. La fétichisation de la politesse conduit Françoise à renier son pacifisme spontané :
« Quand éclata la guerre russo-japonaise, elle était gênée, vis-à-vis du czar, que nous ne nous fussions pas mis en guerre pour aider "les pauvres Russes" "puisqu’on est alliancé", disait-elle. Elle ne trouvait pas cela délicat envers Nicolas II qui avait toujours eu "de si bonnes paroles pour nous" ; c’était un effet du même code […] qui faisait que, si près de la mort de ma grand’mère, la même malhonnêteté dont elle jugeait coupable la France, restée neutre à l’égard du Japon, elle eût cru la commettre, en n’allant pas s’excuser elle-même auprès de ce bon ouvrier électricien qui avait pris tant de dérangement. »
La mémoire est ouvrière
Si Proust trouve les fondements des phénomènes sociaux et politiques tels que le soutien à une guerre dans la psychologie, il utilise à l’inverse la matière du monde social pour comprendre l’intériorité et décrire les mécanismes psychiques.
Ainsi la mémoire est conçue comme une « ouvrière invisible » [4]. Rappelons d’emblée que la mémoire constitue l’élément central du roman de Proust : elle est ce qui permet au « temps perdu » d’être retrouvé et réapproprié par le sujet à travers l’art pour échapper ainsi à l’action destructrice du temps objectif et de l’histoire.
Avant d’en arriver là, c’est déjà grâce à la mémoire que le narrateur encore enfant, à la relecture de la page d’un livre de son écrivain préféré offert par la fille dont il est épris, prend conscience que cet amour est en train de toucher à sa fin. Le réel commence à lui apparaître par-delà la sublimation et l’idéalisation amoureuses. La libération de cet amour, conçu, comme toujours chez Proust, comme une illusion passionnelle, est le fruit d’une « ouvrière inconnue » qui dessine un « ordre nouveau ». Cette ouvrière travaille dans l’ombre du narrateur à déplacer la signification de ses souvenirs, à donner un sens nouveau aux actions de celle dont il a jusqu’à présent été amoureux. L’ouvrière, lentement, le désespère de l’idée qu’elle l’ait un jour aimé. Et c’est grâce à ce désespoir, qui est aussi l’orée d’un jour nouveau, que le narrateur peut lui proposer de renoncer à leurs anciens rapports et de jeter les bases d’une nouvelle amitié. L’ouvrière inconnue « ne laisse pas au rebut les fils arrachés et les dispose, sans souci de lui plaire et de travailler à son bonheur, dans un ordre différent » [5].
Si « l’ouvrière invisible » fait implicitement référence à la femme d’Ulysse, Pénélope, qui défait chaque nuit la toile qu’elle a tissée dans la journée, la répétition du nom d’« ouvrière », avec le jeu de variation sur l’expression (« ouvrière inconnue »), indique bien que le terme n’est pas choisi au hasard. À une époque où les usines sont encore dans la ville, il suffit pour quelqu’un comme Proust de lever les yeux pour constater que c’est le prolétariat qui travaille chaque jour, dans l’ombre, à conditionner le monde dans lequel il évolue. De même que l’ouvrier donne forme au monde matériel, c’est la mémoire qui construit la cohérence du monde psychique. Elle permet de saisir la vérité camouflée derrière les illusions de l’esprit, et de comprendre, au-delà de toute consolation factice, la logique à l’oeuvre dans le réel. L’instance psychique capable de saisir, au-delà des illusions passionnelles, la vérité de l’expérience subjective et d’en tisser une synthèse est métaphorisée par la figure ouvrière, de même que, chez Marx, seul le point de vue du prolétariat est capable de saisir la logique totale de la société de classe au-delà des illusions de l’idéologie bourgeoise. L’ouvrière inconnue débarrasse du manteau de l’illusion amoureuse, révèle la structure autotélique du désir, pour exprimer la réalité crue des rapports amoureux et sociaux. C’est cette figure qui permet de prendre conscience et d’affronter le malheur dans sa cohérence au lieu de l’esquiver par les excuses et l’idéologie : « Il disait enfin, l’ordre nouveau dessiné par l’ouvrière invisible, que si nous pouvons désirer que les actions d’une personne qui nous a peinés jusqu’ici n’aient pas été sincères, il y a dans leur suite une clarté contre quoi notre désir ne peut rien » [6]. Grâce à l’oeuvre de la mémoire, le narrateur peut prendre acte de la réalité, accepter de mettre un terme à une forme de relation mensongère et accéder ainsi à l’« un de ces jours qui ne sont pas pareils aux autres, où le temps recommence sur de nouveaux frais en rejetant l’héritage du passé, en n’acceptant pas le legs de ses tristesses ». Le vocabulaire matérialiste, ayant trait à l’économie (« nouveaux frais ») et au droit (« héritage »), résonne avec cet « ordre nouveau dessiné par l’ouvrière », pour le figurer comme une révolution, qui changerait du tout au tout le partage du sensible et l’état du monde. Dans ce nouvel ordre, le désir de se faire bien voir par l’être aimé n’amènerait plus le narrateur à avoir honte de Françoise, « cette bonne dont je rougissais ».
Il n’y a pas d’amour heureux dans une société de classe
Si la mémoire, dans sa fonction la plus messianique de libération des contraintes destructrices du temps, est modelée sur la figure d’une « ouvrière » invisible, l’ombre de la société de classe et la perspective de son dépassement donnent également forme à un autre élément essentiel de la vie intérieure chez Proust : le désir.
Le désir, nous l’avons déjà entrevu, est toujours conçu et vécu sous la forme du manque. Les grands personnages amoureux du roman vivent constamment dans l’angoisse que l’être aimé leur échappe. Cette asymétrie affective, par laquelle l’amour ne fonctionne qu’à sens unique, se double d’une asymétrie structurelle. L’être aimé est d’une manière ou d’une autre socialement inférieur à celui qui l’aime. On sait que le grand amour (malheureux) du narrateur, Albertine, a été modelé sur Alfred Agostinelli, qui fut à la fois le chauffeur de Proust mais aussi l’objet d’une passion non partagée. La même dynamique se retrouve dans l’obsession que développe le baron de Charlus à l’égard du giletier Jupien [7], le grand bourgeois Swann vis-à-vis de la cocotte Odette ou de l’aristocrate Saint-Loup pour la prostituée Rachel quand du Seigneur. C’est l’inégalité de classe qui provoque systématiquement l’amour.
Ainsi ce qui attire d’abord le narrateur chez Albertine lorsqu’il la croise pour la première fois sur la plage, c’est qu’il la situe dans un milieu « interlope » [8]. Lorsqu’il se rend compte de son erreur et comprend qu’elle est une fille de la « petite bourgeoisie fort riche », il est envahi d’une vive déception et note que ce milieu petit bourgeois « était celui qui de prime abord [l’]’intéressait le moins, n’ayant pour [lui] le mystère ni du peuple, ni d’une société comme celle des Guermantes » [9]. L’indétermination de la petite bourgeoisie est un élément constitutif du désir malheureux du narrateur. C’est parce qu’Albertine peut se comporter aussi bien en « interlope » qu’en bourgeoise respectable qu’elle est inatteignable pour le narrateur, et que le désir de ce dernier est névrotique. Le narrateur, Swann, Charlus et Saint Loup vivent des amours malheureuses pour Albertine, Odette, Morel et Rachel qui s’inscrivent dans une même dynamique de classe : le sujet désirant s’amourache d’un individu qui, tout en lui étant socialement inférieur, est susceptible d’une ascension sociale dans laquelle la relation amoureuse jouerait un rôle moteur et stratégique. Tandis que le sujet aimant se trouve dans une situation sociale stable, l’être aimé est au contraire en mouvement : contre la fixité de l’amour, ce mouvement trace une ligne dont le point de fuite tend à dépasser la position du sujet. C’est parce que le sujet amoureux risque de se voir instrumentalisé dans la stratégie de promotion de classe de l’objet aimé, que la machine infernale de son désir s’emballe.
Les racines de l’amour intrinsèquement malheureux pour Proust se trouvent donc dans les contradictions de la société de classe : si l’amour réel ne peut jamais se déployer dans la narration et n’est accessible que dans l’instant évanescent de l’union charnelle, ponctuelle et accidentelle, c’est parce que les personnages cherchent à travers l’amour à consolider leur position dans cette société de classe au lieu de l’abolir. La conception de l’amour qui se dégage de la Recherche traduit l’état des relations en un début de siècle où les classes se mélangent et s’entrecroisent constamment à Paris. La jalousie maladive du narrateur est aussi la jalousie d’un sujet qui regarde avec envie les deux classes qui l’entourent, sans parvenir jamais à être tout à fait de l’une ni de l’autre. Comme dans le cas de la subjectivité de Françoise, domestique clivée entre des valeurs prolétaires et bourgeoises, le moi bourgeois du narrateur est polarisé : la classe travailleuse représente en termes freudiens le ça du narrateur. Elle est ce qui fait travailler le désir et le met en branle tandis que l’aristocratie constitue son surmoi. Dans cette structure hiérarchique, l’objet de désir, le pôle du ça, tend à utiliser le narrateur pour monter socialement. C’est cette mobilité et l’angoisse fascinée d’être utilisé dans cette ascension qui détermine la structure névrotique d’un amour nécessairement malheureux. Le malheur affectif est en somme intégralement produit par la société de classe.
L’ascenseur social ne sera pas réparé : brûlons l’hôtel !
L’inhumanité de cette société qui hiérarchise les êtres humains, de cette structure de classe qui mine la possibilité même d’un amour réel, est explicitement reconnue et condamnée par le narrateur. Alors qu’il séjourne à Balbec au bord de la mer [10], le narrateur se retrouve coincé dans un ascenseur cassé avec le lift de l’hôtel qui l’assène de considérations sur le caractère « très superbe » de Monte Carlo et de Paris. L’ambition dégoulinante de ce personnage fasciné par la richesse n’a d’égal que son indélicatesse puisqu’il tousse allégrement en expliquant au narrateur qu’il a contracté la coqueluche alors que ce dernier est asthmatique. Le comique atteint son point d’orgue lorsque, voulant échapper à cette discussion et à la maladie, le narrateur se voit contraint par le lift à reprendre l’ascenseur que ce dernier vient enfin de réparer : « ça ne risque plus rien maintenant, j’ai arrangé le bouton ». La description de la réparation de l’ascenseur suite aux théorisations sociales du lift semble faire basculer la scène dans l’allégorie : l’ascenseur, qui monte et descend de façon irrationnelle tout au long de la scène, est celui de l’ascension sociale. La satire, mise en scène dans le dérèglement de la technologie de pointe de l’époque, repose ainsi sur la contradiction entre les préoccupations mondaines du lift et son statut réel.
C’est dans ce contexte que fait irruption une nouvelle forme de comique : le quiproquo. Ainsi, lorsque le narrateur pose une question sur l’identité de quelqu’un venu lui rendre visite en son absence, le lift répond « le monsieur avec qui vous êtes sorti hier ». Le narrateur croit alors que le lift veut parler, puisqu’il s’agit d’un « monsieur », de son ami Saint-Loup, mais il se rend compte qu’il s’agit en fait du chauffeur – qui coïncide vraisemblablement avec celui dont le Proust réel est amoureux – comme si le lift lui « apprenait par la même occasion qu’un ouvrier est tout aussi bien un monsieur que ne l’est un homme du monde ». C’est l’occasion pour le narrateur d’affirmer qu’il n’a « jamais fait de distinction entre les classes », classes qu’il nomme pourtant avec précision « les ouvriers, les bourgeois et les grands seigneurs », pour affirmer, quelques lignes plus tard, que s’il devait le faire, il aurait « une certaine préférence pour les ouvriers, et après cela pour les grands seigneurs ». Cette préférence accordée aux ouvriers pourrait surprendre : la Recherche, n’est-ce pas avant tout l’histoire d’un bourgeois qui est fasciné par l’aristocratie ? Imagine-t-on un romancier plus bourgeois que Proust ?
La raison de cette hiérarchie est à chercher dans la raison de la supériorité des aristocrates sur la bourgeoisie aux yeux du narrateur : contrairement aux bourgeois, les grands seigneurs ne « dédaignent pas les ouvriers » parce qu’ils sont « volontiers polis envers n’importe qui ». La valeur de l’aristocratie ne résiderait donc pas sa position sociale ni dans des qualités qui lui seraient propres, mais dans sa capacité à traiter toutes et tous de façon égalitaire. Dans la droite lignée du socialisme du dix-neuvième siècle, l’égalité est affirmée comme valeur fondamentale.
Alors que le lift voulait lui donner « une leçon de mots », le narrateur en profite pour exposer une théorie de l’égalité réelle, et non seulement formelle : « de mots seulement ». Il ne suffit pas en effet de présenter un ouvrier comme un monsieur pour que les hiérarchies de classe (voire de « castes » [11]) soient abolies. Cette rencontre avec le lift ridicule et ambitieux s’avère ainsi le prétexte à l’un des développements politiques les plus explicites de la Recherche. En décrivant alors, à travers la figure de sa mère, « l’esprit de Combray [région d’origine de la famille du narrateur] si réfractaire qu’il faudra des siècles de bonté […] de théories égalitaires, pour arriver à le dissoudre », le narrateur s’affirme sans ambiguïté dans l’héritage révolutionnaire de la gauche au sens originel du terme : il se place à la gauche du Roi, pour l’égalité universelle entre les hommes. Son jugement de valeur sur les classes se comprend dans cette perspective : les bourgeois sont les plus honnis, car ils sont ceux qui s’opposent avec le plus de virulence à l’égalité entre les hommes et cherchent à se distinguer des ouvriers. Les prolétaires incarnent au contraire l’égalité universelle.
Le communisme comme horizon de l’art
De même que la classe ouvrière fournissait à Proust le modèle de la mémoire rédemptrice du temps, c’est cette aspiration diffuse à l’abolition des classes qui sous-tend la vision de l’art développée dans le roman.
En effet, la critique de « l’art populaire » dans le dernier volume du roman, Le temps retrouvé, consiste à défendre l’idée que les ouvriers sont non seulement tout à fait capables de lire, mais qu’ils lisent mieux que « les gens du monde » des textes qui ne sacrifieraient pas la forme, leur dimension artistique, à un contenu didactique ou idéologique. Pour le narrateur, ces « gens du monde sont (…) les véritables illettrés, et non les ouvriers électriciens » [12]. Ce serait donc pour les mondains qu’il faudrait un « art populaire par la forme » davantage que pour les membres de la « Confédération générale du travail ». En plaidant ainsi pour une éducation par un « art populaire par la forme » pour « les membres du Jockey », le narrateur confirme à nouveau la prééminence, non plus seulement morale mais aussi artistique et intellectuelle, qu’a pour lui la classe ouvrière sur les deux autres. À rebours de certains réformistes du dix-neuvième siècles qui se concevaient comme éducateurs du prolétariat, il affirme également que ce sont ceux qui prétendent éduquer qui doivent l’être en vérité. Les livres écrits « pour » le peuple sont aussi vains que ceux écrits « pour » les enfants. Proust suggère ainsi que c’est d’abord par les ouvriers que son livre sera lu, puisque ce sont eux qui sont le plus capables de le lire la littérature telle qu’il la conçoit : comme un art autonome et affranchi de tout devoir didactique et idéologique.
Cette valorisation de la classe ouvrière contre la bêtise bourgeoise se prolonge dans la critique de l’art patriotique : « si même [cette idée] n’avait pas été dangereuse, [elle] me semblait ridicule ». S’en prenant directement à Barrès, le narrateur rejoint l’internationalisme prolétarien soutenu par la Confédération générale du travail (qui était, à cette époque, très majoritairement anarcho-syndicaliste). Il explique en ce sens que l’artiste « ne peut servir [sa] patrie qu’en étant artiste, c’est-à-dire qu’à condition, […] de ne pas penser à autre chose – fût-ce à la patrie – qu’à la vérité qui est devant lui » [13]. Proust revendique ici une autonomie de la vérité artistique – de la même manière qu’il y a une autonomie des vérités scientifiques ou philosophiques – vis-à-vis des conflits politiciens immédiats et des intérêts particuliers. En affirmant une telle position, il se désolidarise de la bourgeoisie nationale qui ne peut concevoir l’art que comme subordonné à ses stratégies de classe. L’autonomie de cette vérité, potentiellement politique, par rapport aux intérêts politiciens, implique aussi un détachement de l’art vis-à-vis de la morale dominante, en tant qu’elle exprime une idéologie de classe. Comme le dit Adorno, « en démontrant que les mœurs sociales, tant de l’aristocratie que de la bourgeoisie, étaient soumises au temps et donc au dépérissement, Proust a contribué à dénaturaliser les rapports de classes, et à les inscrire dans l’histoire. Même sa conception de l’amour et de l’art est inscrite dans une critique de la société, puisque ceux-ci sont rendus comme impossibles dans un monde qui les étouffe de conventions » [14].
C’est parce que les ouvriers – contrairement aux « gens du monde » – ne sont pas pris dans des catégories réifiées et fallacieuses (les enfants ont leurs livres, le peuple les siens) qu’ils sont le mieux disposés à comprendre la vérité de l’art dans son autonomie par rapport aux stratégies politiciennes, et donc La Recherche elle-même. La désolidarisation de classe est une condition de possibilité de la théorie proustienne de l’art. Elle s’opère à travers et grâce à l’altérité ouvrière. Si, contrairement à Marx, Proust ne théorise pas l’abolition de la société de classe, sa théorie de l’art en affirme la nécessité. En ce sens Proust retrouve les avant-gardes artistiques dont il était le contemporain. Elles aspiraient à l’abolition de l’art pour la réalisation du communisme ; il conçoit la réalisation de l’art comme conséquence de l’abolition de la société de classe.
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[1] Le mot est de Proust. Voir le tome 4 de l’édition blanche (numérisée en ligne), p. 190.
[2] Ibid. p. 191.
[3] Tome 7, p. 73.
[4] Tome 2, p. 406.
[5] Ibid. Citation modifiée à la troisième personne.
[6] Ibid. p. 409.
[7] Tome 7, p. 313.
[8] Tome 5, p. 162.
[9] Ibid, p. 163.
[10] Tome 10, p. 335.
[11] Ibid, p. 337.
[12] Tome 15, p. 52.
[13] Ibid, p. 53.
[14] Petit commentaire de Proust, in Note sur la littérature, p.. 148
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