L’extrait qui suit est tiré du numéro 14 de la revue Recherches de janvier 1974 intitulé : L’idéal historique. Critique de l’idéologie marxiste de son époque, l’ouvrage pointe l’angle mort du militantisme, « l’activité pulsionnelle de la libido » et « l’appareil de pouvoir ». Frère de la Volonté de savoir de Michel Foucault, ce texte offre une porte de sortie à l’impasse militante qui refuse d’affronter le paradoxe des subjectivités. Ce n’est qu’en resituant la question du désir au sein des formes d’organisations politiques qu’une nouvelle analyse du pouvoir pourra surgir. Il ne s’agira plus de forces réactives, ressentimentales et paranoïaques basés sur la fiction de l’individu ou du groupe, mais de libérer des puissances hétérogènes capables de se lier et de se délier au gré des situations.
La condition d’existence d’un groupe quelconque est l’intégration de l’individu comme élément d’une totalité : en ce sens, tout groupe exerce une pression morale sur ses membres en les liant par le « serment » sartrien ou tout autre engagement qui contiennent la violence des pulsions dont l’individu est le suppôt. Mais si un groupe a l’ambition d’être la plaque sensible et l’espace de déploiement des forces réprimées dans le champ social, il se heurte à une contradiction insurmontable. S’il s’agit de déclencher les énergies du groupe, il faut affirmer toutes les puissances du désir, avec ce qu’elles ont de profondément immoral et anti-militant : jeu excitant des rapports de force, « passion de dominer », séduction sexuelle et drague infatigable, goût des masques et de la dissimulation. Mais il est clair que rien, dans cette effervescence sauvage, ne contribue à l’harmonie du groupe, et le serment constitutif se disloque sous l’effet des forces centrifuges du désir ; il est impensable que l’affirmation des valeurs les plus singulières et les plus inintégrables concoure miraculeusement à maintenir la cohérence du groupe. Qu’est-ce qui empêchera la désintégration ? Il est clair que la réponse est : rien ! Absolument rien ! Le groupe est destiné à éclater, à moins de s’imposer une règle morale susceptible d’endiguer les débordements de libido et les forces explosives qui le parcourent en tous sens ; et s’il y réussit, ce ne peut être qu’au prix d’une régularisation qui le fige bientôt dans l’inertie d’un fonctionnement plus ou moins bien toléré par l’appareil répressif. Cette morale est imposée au groupe par un sous-groupe qui, ayant conquis le pouvoir, tente de le conserver par l’épuration et l’élimination, comme l’a montré toute l’expérience historique des groupes révolutionnaires. L’idée d’une harmonie érotique du groupe est une mystification, la dernière en date dans laquelle nous soyons tombés. Le groupe est comme le Moi : derrière l’apparente unité du serment, il est tendu à l’extrême par la violence des pulsions qui s’emparent de lui, et sa calme cohérence se brise le long des lignes des forces sociales qui le traversent et le divisent. Derrière la hiérarchie individu/groupe/société et leurs diverses modalités sociologiques, se meuvent à l’infini les constellations fluides et instables de forces actives et d’inertes puissances, s’organisant et se désorganisant au gré des crises, des désirs et des compromis toujours provisoires — vision volcanique et mouvante du social.
Le Moi, le Sujet individuel et personnel, le sujet de la moralité et de la connaissance, ne préexiste pas à l’oppression : il se forme dans cette oppression même. Avant l’oppression et la Loi qu’elle impose, il n’y a pas de Moi, il n’y a qu’un champ de forces disparates et nomades. Un groupe de forces domine l’ensemble des autres et s’érige en puissance sociale de domination : cela ne suffit pas encore à déterminer le Moi. Les forces dominées peuvent ruser, calculer ; dans cette oppression « objective », elles ne prêtent aucun sentiment particulier aux forces dominantes. Pour qu’il y ait Moi, il faut que les forces dominées se retournent contre elles-mêmes, que la répression externe devienne autorépression. Une mutation radicale s’opère : l’oppresseur devient persécuteur ; la libido produit un Moi, « son » Moi, attribuant en même temps à l’oppresseur un Moi libre de l’opprimer ou pas, d’être ou pas une libre puissance. Nietzsche a découvert le secret du sujet : cette étrange faculté que le ressentiment et la mauvaise conscience attribuent à la puissance dominante. Il faut qu’il y ait quelque part une instance « responsable » de cette oppression, quelqu’un qui me veut du mal, un œil qui me poursuit partout et ne me lâche pas, et pour cause, puisqu’il est en Moi et me suivra dans la tombe. Il faut un sujet central persécuteur pour mieux masquer que la seule force responsable de cette agression constante, de cette torture minutieuse et de tous les instants, c’est (ma) propre libido, (ma) propre volonté de puissance retournée contre elle-même ; et cet « elle-même » devient Moi. Moi n’existe pas avant ce retournement, il est ce que la libido investit négativement. Moi est le répondant de cet autre Moi qui là-bas me poursuit. Moi est cet intérieur qu’assiège cet autre Moi dehors, à l’extérieur. Moi est, par nature, paranoïaque. Pas étonnant que je devine, derrière cette haine effroyable que me porte cet Autre, quelque amour secret et bien dissimulé ! Cet oppresseur me hait, mais ne m’aime-t-il pas sans le savoir ? Cependant l’oppresseur réel ne hait point. Au-delà du bien et du mal, il est tout aussi bien au-delà de l’amour et de la haine. Il s’en fout. Vision insupportable : voir, d’une éclatante et sombre vérité, que nous sommes asservis sans raison, sans justice, sans recours, sans appel. Sans consolation, sans amour. Sans finalité historique, sans même un intérêt ou une crainte quelconque chez l’oppresseur. Il s’en fout. Il est indifférent. Le paranoïaque, lui, voit dans l’oppresseur un sujet susceptible d’amour et de haine : il faut que l’autre le haïsse pour pouvoir, en lui, laisser sans retenue couler sa haine réactive !
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