Le capitalisme a rendu l’identité gay possible. Maintenant, nous devons détruire le capitalisme
Comment expliquer que les mouvements gays, lesbiens et trans des années 1970, qui avaient éclos pour lutter contre un "système" global dans l’élan des années de libération post-1968, aient été remplacés « par d’autres groupes qui restent militants, mais qui sont des organisations basées sur une seule question et une seule identité » ?
C’est la question que lance John d’Emilio et il nous propose, pour y répondre, de refaire un peu l’histoire des liens étroits entre capitalisme et émancipation individuelle à travers la formation de l’identité gay.
Et si on conjuguait marxisme et dissidence sexuelle ?
« Cette » interview de John D’Emilio a paru initialement dans Jacobin Mag.
Le préambule qui précède l’interview est celui de la version originale.
Toutes les notes sont de la rédaction de Trou Noir.
Préambule
John D’Emilio a écrit une première version de Capitalism and Gay Identity en 1979. D’abord prononcé comme discours puis publié sous forme d’essais, les idées qu’il contient ont été en partie formées par l’auto-éducation politique intensive de D’Emilio dans un groupe de lecture d’hommes gay marxistes dans les années entre Stonewall et la crise du sida.
Des militants gays qui étudient ensemble le Capital de Marx avec assiduité n’ont pas forcément été nombreux dans l’histoire américaine, mais des situations de ce genre se sont produites plus fréquemment pendant un temps dans les années 1970, lorsque les militants ont brièvement compris que l’anticapitalisme était une composante évidente de la libération gay. Conformément à ces idées politiques, Capitalism and Gay Identity se conclue par une exhortation à s’opposer non pas seulement à l’oppression homophobe, trop étroitement définie, mais à l’exploitation et aux inégalités économiques au sens large.
Capitalism and Gay Identity présente une histoire marxiste de l’émergence de la subjectivité gay moderne, fondée sur une analyse du changement des modes de production et des conditions matérielles. Cette interprétation de notre histoire est aujourd’hui rare dans les cercles politiques LGBT. Il en est de même pour l’idée que l’homophobie moderne fait des personnes gays les boucs-émissaires des transformations provoquées par le capitalisme, qui n’ont pas toutes été aussi libératrices que la séparation de la sexualité et de la procréation. Ces idées méritent une sérieuse considération de la part de la nouvelle génération de militants LGBT de gauche, dont beaucoup sont déjà socialistes.
John D’Emilio est l’auteur de plusieurs livres dont Lost Prophet : The Life and Times of Bayard Rustin et Sexual Politics, Sexual Communities : The Making of a Homosexual Minority in the United States, 1940-1970. Meagan Day de Jacobin a parlé à D’Emilio des histoires parallèles du capitalisme et de l’identité gay - avec un accent mis sur l’homosexualité, bien que la conversation concerne aussi les questions transgenres - et des raisons pour lesquelles, alors même que le capitalisme a généré de nouvelles possibilités d’expression sexuelle, nous devons nous efforcer de le transcender.
Entretien
Meagan Day : Lorsque le capitalisme a introduit un nouveau mode de production basé sur le travail salarié, il a disloqué la famille en tant que principal site de production pour la plupart des gens. Dans Capitalism and Gay Identity, vous soutenez que cette transformation a abouti à l’élargissement des possibilités d’agir et de construire une vie autour de l’attraction pour le même sexe, ce qui a finalement conduit à l’émergence de communautés, d’identités et de politiques gays.
Nous allons examiner l’ensemble de cette idée, mais commençons par comprendre comment étaient les choses avant cette transformation. Quel était le mode de production avant l’introduction du capitalisme ? Nous pouvons limiter cela aux États-Unis pour rendre ce vaste sujet un peu plus abordable.
John D’Emilio : Dans cette société coloniale qui deviendra les États-Unis — pas dans le système esclavagiste, mais dans celui du travail libre — vous avez fondamentalement un système dans lequel la plupart des gens produisent ce qu’ils consomment, en opposition au fait de travailler pour quelqu’un d’autre en échange d’un salaire et de sortir acheter les choses nécessaires à la survie. Dans ce type de système où la production et la consommation sont si interconnectées, les gens survivent réellement grâce à la création d’unités reproductives qui produisent leur propre force de travail, sous forme d’enfants.
Dans un monde comme celui-là, ce n’est pas comme si personne n’avait de désir homosexuel. Pour autant que nous le sachions, il est possible de trouver des preuves, à travers l’histoire et les cultures, de l’existence de personnes qui ont une attirance pour le même sexe et qui la suivent. Mais vous ne pouviez pas construire une vie autour de ces sentiments. Aujourd’hui, nous en sommes venus à considérer la sexualité comme une chose très personnelle basée sur nos attirances et les personnes que nous aimons. Mais la sexualité dans le monde colonial que je décris a été mobilisée pour la création d’une force de travail qui était nécessaire à la survie.
Au cours du XIXe siècle, une transition se produit aux États-Unis vers des formes de production capitalistes, où de plus en plus de gens sortent gagner leur vie en travaillant pour quelqu’un d’autre et rapportent un salaire à la maison. Ce sont surtout les hommes qui le font au début, tandis que les femmes effectuent encore beaucoup de travail à la maison, cuisinent et confectionnent des vêtements, etc. Mais la principale conséquence est de permettre de vivre en dehors d’une unité familiale de reproduction puisque davantage de personnes peuvent travailler pour un salaire. Pour les personnes qui ont de forts désirs homosexuels, cela génère de nouvelles possibilités.
Étant donné les inégalités basées sur le genre, la race et la classe, ce changement n’a pas eu le même impact sur tout le monde à la fois. Les hommes blancs qui travaillaient pour un salaire purent d’abord construire des vies en dehors de la cellule familiale hétérosexuelle. Mais à la fin du dix-neuvième siècle et indéniablement au début du vingtième, on commence à trouver des preuves de nombreux types différents de personnes vivant selon leurs désirs pour le même sexe.
Par exemple, alors que le mouvement progressiste commence à créer des maisons d’accueil [1], vous trouvez des femmes qui n’ont plus besoin de se marier et d’élever des enfants pour survivre en étant ensemble dans des relations à vie. De même, lorsque les Afro-Américains commencent à sortir du système de métayage [2] et à s’installer dans les villes où ils effectuent un travail salarié, on commence à voir des preuves de l’existence de ce que nous appellerions aujourd’hui des gays et des lesbiennes dans les communautés noires des villes américaines.
Meagan Day : Selon vous, l’autre transformation qui se produit, à ce moment-là, est le changement de la fonction idéologique du mariage.
Lorsque l’expansion du travail salarié défait la cellule familiale reproductive en tant que lieu de production pour la survie, le mariage ne disparaît pas. En fait, celui-ci reste très important dans l’organisation de la société, mais change de sens et devient un endroit d’épanouissement émotionnel personnel. Pendant ce temps, alors que les enfants ne sont plus nécessaires à la survie, ils commencent à représenter l’amour familial et le bonheur domestique. Ils deviennent le symbole de la réussite du mariage.
Dès que le mariage changea de signification, des questions critiques se sont posées pour toute la société : quel genre d’intimité désirez-vous ? Quel type de relation va vous combler émotionnellement ? Une fois que ces problématiques se sont présentées aux gens en masse, de nouvelles réponses sont devenues possibles.
Dans ce contexte, vous commencez à voir une accentuation de l’idée d’attraction homosexuelle. Ce n’est pas que le désir homosexuel n’était pas là avant, mais il est souligné parce que les désirs intimes et les attirances de l’individu sont soulignés en général, qu’ils soient hétérosexuels, homosexuels ou autre. Est-ce que ce développement est correct ?
John D’Emilio : C’est exact. Dans l’histoire des États-Unis, on commence vraiment à remarquer vers les années 1920 que le langage et l’idéologie du mariage se mettent à changer. Ce n’est pas que les gens n’ont pas d’enfants, mais le mariage est de plus en plus quelque chose que vous choisissez sur la base de l’amour et de l’intimité plutôt que sur la nécessité économique et sa conception comme force de travail avec la production d’enfants.
Ces changements dans les conditions matérielles de vie ont continué à permettre le développement de différentes conceptions idéologiques du mariage, de la famille, de l’intimité et de la sexualité. Au fil du temps, et en particulier à mesure que l’on s’éloigne du baby-boom du milieu du siècle, non seulement le choix, l’attirance et le désir occupent une place plus centrale dans la façon dont la plupart des gens se marient, mais le mariage lui-même devient de moins en moins nécessaire pour que les gens expriment cet amour et cette affection.
Donc, dans le monde d’après les années 1960, de plus en plus de personnes vivent ensemble pendant une partie de leur vie avant de se marier, ou peut-être même sans jamais le faire, ce qui n’était pas vrai un siècle plus tôt. Ce n’est pas par hasard si c’est aussi un monde dans lequel les femmes travaillent de plus en plus pour un salaire. Finalement, vous vous retrouvez avec une situation où de nombreux hétérosexuels sont dans des relations intimes sans être mariés ni avoir d’enfants, ce qui ouvre encore plus d’espace pour imaginer construire une vie autour de l’attirance envers le même sexe, car ce n’est vraiment pas si différent de ce que de nombreux hétérosexuels font.
Meagan Day : Revenons à la transition spécifique qui se produit au début du XXe siècle. Premièrement, comme vous l’écrivez dans votre essai, les communautés gays ont commencé à apparaître dans les villes, mais elles étaient généralement secrètes, informelles et diffuses. Ensuite, quelque chose de vraiment important dans cette histoire se produit au moment opportun : la Seconde Guerre mondiale. Pouvez-vous parler du rôle de la Seconde Guerre mondiale dans la transformation de la vie urbaine et de l’identité gay américaine en quelque chose de plus stable, visible et concret ?
John D’Emilio : D’une part, la Seconde Guerre mondiale est comprise comme cet âge héroïque de combat et de victoire contre la tyrannie, puis de retour à une nation qui devient prospère, ce qui conduit au baby-boom de la fin des années quarante, des années cinquante et du début des années soixante. Quoi de plus hétérosexuel que le baby-boom d’après-guerre et la culture qu’il a créée ?
Mais la Seconde Guerre mondiale a aussi produit autre chose. Elle a éloigné seize millions de jeunes hommes de leur famille, de leurs villes et de leurs quartiers, de tout ce qu’ils n’ont jamais connu, pour les placer dans un environnement exclusivement masculin. Bien sûr, ils pouvaient aller dehors et faire des sorties, et nous savons que cela impliquait de nombreuses activités hétérosexuelles. Mais ce monde de jeunes hommes a également créé de la place pour que l’expression de l’homosexualité survienne en secret. Dans ce contexte, les hommes qui ont une forte attirance pour les autres hommes ont plus facilement été en mesure de se trouver.
Quelque chose de similaire se produit, pas tout à fait à la même échelle, pour les jeunes femmes. De nombreuses jeunes femmes participent également à l’économie de guerre nationale. Certaines d’entre elles quittent leurs petites villes et s’installent en milieu urbain pour ça. Beaucoup vivent dans des pensions entièrement féminines et des usines de travail où presque tous les travailleurs sont des femmes, parce que les hommes sont partis à la guerre. Les jeunes femmes qui ont des désirs pour d’autres femmes sont placées dans une position où elles sont plus facilement capables de les suivre.
Et lorsque la guerre prend fin, certains de ces jeunes hommes et femmes ne rentrent pas chez eux. Ils restent dans les grandes villes dans lesquelles ils ont déménagé ou à l’endroit où ils ont été rendus à la vie civile à la fin de la guerre. Il en résulta la création d’une petite communauté — à l’époque, ils auraient appelé cela une subculture — de personnes ayant des désirs homosexuels et qui ont augmenté leur capacité à les suivre.
Meagan Day : Et ce n’était pas n’importe quelles villes. Il s’agissait des villes importantes pour l’effort de guerre comme New York, Los Angeles et San Francisco, qui ont bien sûr prospéré en tant que centres de la vie gay au cours des décennies suivantes.
Il est important d’observer le rôle du travail salarié ici aussi. À partir du moment où les gens peuvent subvenir à leurs besoins en travaillant pour un salaire, il n’y a pas de nécessité économique à retourner d’où ils viennent ou de se marier et de vivre une double vie. Il y a encore des pressions sociales à faire ces choses-là, mais celles-ci ne sont pas nécessaires à la survie.
Cela conduit à la création de communautés homosexuelles plus stables, qui à leur tour jettent les bases de l’identité et de la politique gays. Pouvez-vous parler de cette transition ayant eu lieu dans les décennies qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale ?
John D’Emilio : C’était un processus complexe. D’une part, je viens de parler de la Seconde Guerre mondiale comme ouvrant toutes ces possibilités. Mais d’autre part, quelques années après, vous avez un farouche anticommunisme maccarthyste, la Peur rouge [3]. Parallèlement à cela, vous avez cette autre panique morale qui est maintenant décrite par les historiens comme la Peur violette [4], et dans laquelle l’oppression des homosexuels devient soudainement beaucoup plus manifeste et intensifiée, la police et le FBI s’attaquant activement aux personnes, créant des fichiers, faisant des descentes dans les bars, etc.
Ainsi, dans les années 1950, vous avez simultanément un monde semi-souterrain de désir homosexuel qui apparaît dans les villes alors qu’en même temps les gens doivent être très prudents. Le mot que nous utiliserions aujourd’hui est closeted [5]. Il y a des bars gays et lesbiens, mais beaucoup de gens qui s’y rendent utilisent des pseudonymes jusqu’à ce qu’ils sachent qu’ils peuvent faire confiance à quelqu’un. C’est dans ce contexte de liberté élargie et d’oppression manifeste que l’on voit les débuts de l’activisme organisé à San Francisco et Los Angeles, comme la Mattachine Society [6] et les Daughters of Bilitis [7].
Parfois, au cours de cette période, vous aviez des activistes qui, venant de milieux politiques, étaient prêts à être plus radicaux dans leur analyse. Mais dans les années cinquante et dans les années soixante, le militantisme était majoritairement très prudent. Si vous regardiez les couvertures de certains des magazines produits par ces organisations, vous pouviez ne jamais comprendre que vous aviez affaire à un magazine gay ou lesbien.
Dans le contexte du mouvement des droits civiques [8], quelques activistes gays se sont mis à devenir un peu plus militants et audacieux et ont commencé à s’exposer, mais c’est un très petit nombre. C’est vraiment à la fin des années 60, au moment de Stonewall [9], quand une grande partie de la nouvelle génération est déjà là pour protester et tout remettre en question politiquement et culturellement, que le moment était idéal pour qu’un mouvement LGBT plus large sorte du placard et existe.
Meagan Day : Je voudrais, ici, dessiner un parallèle avec la Grande Migration [10], lorsque les Afro-Américains quittèrent le Sud rural où ils étaient pour la plupart métayers, pour aller dans les villes où ils sont devenus des ouvriers salariés — pas seulement des villes du Nord et de l’Ouest, mais aussi du Sud lui-même, comme Selma et Birmingham et Montgomery.
Le sociologue Jack Bloom a fait valoir de manière convaincante que cette transformation était une condition préalable à ce qui devint le mouvement des droits civiques, de la même manière que s’installer dans les villes et sur le marché du travail capitaliste était une condition préalable à celle de la politique gay. Pour être clair, le capitalisme exerce une pression énorme sur les travailleurs et repose sur leur exploitation. Mais le mode de production moderne a, pour certains, tracé la voie vers une vie plus civique ou politique, du moins par rapport au fait d’être un métayer noir appauvri sous Jim Crow [11], ou une personne attirée par le même sexe qui a besoin d’être marié et d’avoir des enfants pour aider à la ferme et être en mesure de survivre.
Mais voici un autre parallèle : tout comme le mouvement des droits civiques a généré une « résistance massive » de la part des racistes blancs, l’émergence d’une politique gay a déclenché une réaction violente, plus populaire et à bien des égards plus virulente que la Peur violette. Comment décririez-vous cette nouvelle vague d’homophobie ?
John D’Emilio : Il existe deux versions différentes de l’homophobie politisée qui émergent au XXe siècle. Il y a la première version qui apparaît dans le contexte de la guerre froide des années 50 et 60. Elle est institutionnalisée. Elle se reflète dans les lois sur la sodomie, la surveillance du FBI, les interdictions d’emploi au niveau fédéral. C’est le genre d’homophobie que le mouvement de libération des homosexuels des années 70 commence à contester. Et ce n’est pas comme si un énorme changement s’était produit dans les années soixante-dix, mais les militants LGBT ont malgré tout eu suffisamment de visibilité pour que certaines lois sur la sodomie soient abrogées, certaines lois sur les droits civiques promulguées au niveau local, des choses comme ça.
Mais quand cela commence à se produire, une nouvelle vague d’homophobie émerge en dehors des pouvoirs en place. C’est ce que nous avons commencé à appeler dans les années 70 la « nouvelle droite » [12] ou la « droite radicale ». Cette droite était souvent fortement ancrée dans l’évangélisme chrétien et elle était politiquement associée, de manière étroite, au passage des Blancs du Parti démocrate vers le Parti républicain dans le Sud. Celui-ci était une réaction non seulement à l’activisme LGBT, mais aussi à la vague de militantisme féministe à propos de questions allant du contrôle des naissances à l’avortement en passant par l’Equal Rights Amendment [13]. Cette nouvelle vague d’antiféminisme et d’homophobie a contribué à la création du Parti républicain avec lequel nous vivons aujourd’hui.
Meagan Day : Je pense que le Parti républicain s’est façonné lui-même comme avant-garde du conservatisme social principalement par opportunisme électoral. La raison pour laquelle ces opportunités existent malgré tout, c’est qu’il y a réellement une grande panique dans la population au sujet de la disparition des anciennes mœurs.
Et la tradition sociale est vraiment en péril. Cela rappelle ce passage du Manifeste communiste de Marx et Engels dans lequel ils observent qu’à mesure que le capitalisme transforme le monde, « tout ce qui est solide se dissout dans l’air ». Par cela, ils n’émettent pas vraiment un jugement. Ils observent de manière assez neutre que le capitalisme est une force de progrès continuel, en ce sens qu’il bouleverse constamment le monde social, le refait et le refaçonne éternellement.
Cela a des implications positives pour certaines personnes dans certains domaines de leur vie, par exemple pour les homosexuels dans le domaine de l’attirance envers le même sexe. Je considère évidemment que c’est un progrès très positif que je sois capable d’aimer librement et ouvertement les femmes.
Mais c’est un fait que le capitalisme a aussi perturbé les familles et déstabilisé la vie de manière très négative pour beaucoup de gens, en particulier dans son itération néolibérale, qui se caractérise par la privatisation, l’austérité et une exploitation sans opposition – ce qui signifie que le coût de la vie augmente, les salaires stagnent, et les services sociaux diminuent. Cela rend difficile le maintien des familles et d’autres liens sociaux ainsi que la préservation de traditions vivantes qui donnent à l’individu un sens et un sentiment d’appartenance au monde.
La liberté d’agir et de construire une vie autour de l’attirance envers le même sexe n’est qu’une des nombreuses expressions de ce phénomène révolutionnaire plus vaste. Il me semble que la variante moderne de l’homophobie est en fait une réaction aux aspects négatifs du même phénomène. Les homosexuels – et, de plus en plus, les personnes transgenres, qui remplacent rapidement les homosexuels en tant que bouc émissaire principal – sont accusés d’avoir causé la dissolution de l’ordre social traditionnel, sous l’égide du capitalisme, et toutes les mauvaises choses qui vont avec.
Une autre façon d’y penser est de considérer que les homosexuels sont l’objet de la transformation sociale radicale induite par le capitalisme, alors que nous sommes accusés d’en être le sujet. Cela me semble être une analyse plus sophistiquée de la façon dont l’homophobie s’inscrit dans le capitalisme que la simple explication standard selon laquelle il s’agit d’un autre moyen de division, ce qui est également vrai.
John D’Emilio : Oui, si vous regardez l’homophobie qui monte dans la droite au cours des années soixante-dix et quatre-vingt, et que vous regardez la langue dans laquelle elle s’exprime, il est évident que ce qui la motive, c’est l’inquiétude sur la décomposition ou le déclin de la famille nucléaire. Eh bien, la décomposition ou le déclin de la famille nucléaire est un phénomène réel. Mais cela ne s’est pas produit à cause du mouvement de libération gay. Cela s’est produit à cause de la croissance continue du capitalisme, qui a perturbé les conditions matérielles qui maintenaient auparavant les familles ensemble et n’en a pas offert un substitut suffisant.
Par exemple, même indépendamment du féminisme, le capitalisme attirant les femmes sur le marché du travail, donnait à nombre d’entre elles la possibilité de choisir si elles voulaient se marier, ou rester mariées. Le féminisme de la deuxième vague est né de cela, et non l’inverse. Pour le meilleur et pour le pire, le capitalisme a perturbé cet ordre ancien dans lequel les familles nucléaires hétérosexuelles étaient tout, en termes de structure de vie. Et ainsi, quand les gens ont peur de ce changement, ils ne pointent pas du doigt la société capitaliste ou le système de production capitaliste, mais plutôt les activistes gays et les féministes.
Meagan Day : Dans les années 1970, vous faisiez partie d’un important groupe de lecture gay marxiste. Il semble qu’à cette époque, les militants homosexuels sentaient qu’ils avaient la responsabilité d’être anticapitalistes ou pensaient que la libération des homosexuels était synonyme d’anticapitalisme. Au cours des décennies suivantes, cette association a été pratiquement perdue. Qu’est-ce qui lui est arrivé ?
John d’Emilio : Ce que l’on a appelé la libération des homosexuels voit le jour dans la foulée du radicalisme de gauche qui existait à la fin des années 1960, que ce soit dans les mouvements de justice raciale ou dans une certaine version du féminisme radical ou du mouvement antiguerre. Parce que c’était en relation avec ces mouvements, cela a commencé avec une impulsion à défier cette chose qu’on appelait alors « le système ».
Ainsi, lorsque Stonewall s’est produit, il y avait déjà des émeutes et des manifestations dans tout le pays. Les jeunes étaient déjà politisés et, dans ce contexte, cela s’est propagé très rapidement et très radicalement. La première organisation formée après Stonewall, le Gay Liberation Front [14], tire son nom du National Liberation Front in Vietnam, qui luttait contre l’impérialisme américain en Asie du Sud-Est. Il y a donc une position de gauche généralisée, plutôt que froidement idéologique, à laquelle prend part la libération précoce des gays et lesbiennes.
Cela ne dure pas très longtemps. Et je veux dire que ça ne dure pas très longtemps en réalité. Au début des années 70, ces groupes de libération des gays et de lesbiennes radicales ne durent pas, pour la plupart, plus de trois à quatre ans chacun. Et ils sont remplacés par d’autres groupes qui restent militants, mais qui sont des organisations basées sur une seule question et une seule identité. Ce que je veux dire, c’est que vous aviez des organisations qui se battent dans les rues, défient la police et provoquent des perturbations, mais tout ce qu’elles veulent, c’est l’égalité des droits pour les homosexuels. Le militantisme a continué d’exister pendant un certain temps, mais les coalitions à enjeux multiples qui soulignaient la façon dont le capitalisme nous opprime tous étaient parties. À cet égard, l’activisme LGBT reflète, malheureusement, mais sans surprises, les grandes tendances de la société.
Le militantisme croît et décroît au fil des décennies. Par exemple, vous pouvez voir une recrudescence majeure pendant la crise du sida avec ACT UP [15]. Et vous constatez même un abandon de la défense d’un unique problème lorsque ACT UP et d’autres groupes commencent à s’emparer de questions telles que les soins de santé pour tous. Mais, pour la plupart, au cours des cinquante dernières années, le gauchisme a été un fil plutôt qu’une composante majeure de l’activisme queer.
Meagan Day : Dans Capitalism and Gay Identity, vous insistez sur une politique gay anticapitaliste, et vous l’envisagez toujours ainsi des décennies plus tard. Mais si le capitalisme est responsable de la capacité des gens à survivre et finalement à prospérer en dehors de la famille nucléaire hétérosexuelle, alors les gays socialistes sont-ils déloyaux envers le système qui a rendu cette vie possible ? En d’autres termes, pourquoi les homosexuels devraient-ils être anticapitalistes compte tenu de l’histoire que nous avons exposée ?
John D’Emilio : Tout d’abord, parce qu’en soi, le capitalisme n’a pas défait l’homophobie et la transphobie. Cela vient seulement grâce à l’activisme, et tous nos progrès à cet égard ont dû être obtenus par la lutte à chaque étape du parcours. De plus, sous le capitalisme, certaines personnes peuvent créer la vie qu’elles veulent pour elles-mêmes, mais la majorité des gens ne le peuvent pas, même avec de nouvelles libertés sexuelles.
La majorité des personnes, y compris la majorité des personnes LGBT, vivent dans une certaine insécurité, où leur capacité à survivre économiquement est toujours en danger. Vous n’êtes pas très loin de voir vos économies épuisées, de ne pas pouvoir faire votre versement hypothécaire, payer votre loyer ou de devoir recourir aux banques alimentaires. Le capitalisme a fourni les conditions matérielles qui ont permis à cette identité d’émerger et de s’unifier, mais n’a pas assuré la sécurité de la plupart de ces personnes.
L’aspect progressiste du capitalisme tient dans ce que le système de propriété privée et de profit, sur une longue période, a permis à la société de devenir tellement plus productive que finalement, moins de travail est nécessaire en réalité pour que les humains et la société ne survivent. Mais précisément parce que les moyens de production appartiennent à des intérêts privés et sont exploités pour le profit, beaucoup de gens ont besoin de travailler autant qu’avant et il y a beaucoup moins de sécurité.
D’une part, le fait que le capitalisme permette à l’individu de fonctionner au sein de la société ouvre certaines possibilités. Mais pour la grande majorité d’entre nous, la nature individualisée du capitalisme crée un sentiment d’insécurité à long terme et une incertitude à savoir qui sera là pour prendre soin de nous en cas de problème. Ce que le socialisme [16] offre, c’est un sentiment de responsabilité collective pour le bien-être individuel.
Oui, nous serons toujours des individus. Nous aurons toujours des libertés, y compris nos libertés sexuelles. Mais nous ne serons pas seulement des individus essayant de se débrouiller seuls dans ce système d’exploitation et d’inégalités. Le capitalisme a créé de nouvelles possibilités matérielles. Ce que le socialisme peut créer, c’est un système de valeurs différent, qui en fin de compte, se soucie vraiment beaucoup plus de l’individu que le capitalisme.
[1] Référence au Settlement movement, mouvement progressiste né à Londres en 1884, et qui atteint son apogée aux États-Unis et en Angleterre dans les années 20. L’objectif était d’atténuer les mauvais effets de la pauvreté, et de créer une communauté solidaire, par la création settlement house (maisons d’accueil) qui organisaient l’accueil des plus pauvres et la charité, animée par des bénévoles plus riches. Alors que de très nombreux immigrants arrivaient aux États-Unis, les personnes à cette initiative craignaient qu’une trop grande conflictualité sociale n’apparaisse, comme elle existait à l’époque en Europe.
[2] Le métayage est un type de bail dans lequel un propriétaire foncier confie à une personne le soin de cultiver sa terre en échange d’une partie de la récolte. Après la Guerre de Sécession et l’abolition formelle de l’esclavage en 1865, de nombreux Noirs américains devinrent métayers, et notamment dans les États du Sud.
[3] La Peur rouge (Red Scare) désigne le très fort anticommunisme américain qui eut cours dans les années 50, en pleine Guerre froide, matérialisée notamment par le maccarthysme au sein de l’État fédéral.
[4] La Peur violette (Lavender Scare) désigne la vague de persécution qui a eu lieu aux États-Unis dans les années 50, et notamment au sein de l’État fédéral. Elle a pu être justifiée par l’anticommunisme, au prétexte que les gays et lesbiennes étaient des proies faciles pour les espions soviétiques. Elle vient de l’expression lavender lads (gars de lavande) qui signifie homme homosexuel.
[5] Closeted qu’on pourrait traduire par « resté dans le placard », comme dans l’expression anglaise coming out of the closet (sortir du placard) qui signifie révéler son homosexualité, et qui a donné le « coming out ».
[6] Organisation d’hommes homosexuels fondée en 1950 par Harry Hay à Los Angeles. Son but premier était la reconnaissance publique de l’homosexualité, surtout en termes de droit. Son nom provient d’une troupe de théâtre française moyenâgeuse. Selon l’historien de l’homosexualité Jonathan Ned Katz : « Une troupe théâtrale était connue sous le nom de Société Mattachine. Ces sociétés, des fraternités secrètes et à vie de citadins célibataires qui ne jouaient jamais en public sans un masque, avaient pour objet de mener à la campagne des danses et des rites lors de la fête des fous, à l’équinoxe de printemps. Parfois, ces danses rituelles, ou masques étaient des manifestations paysannes contre l’oppression - à ceci près que les masques, au nom du peuple, subissaient en première ligne les représailles cruelles du seigneur visé. Aussi prîmes-nous le nom de Mattachine, parce que notre sentiment était que les gays des années 1950 étaient aussi un peuple masqué, inconnu et anonyme, qui pouvait s’engager dans le soutien moral et l’entraide, entre nous et pour les autres, à travers la lutte, pour aller vers une reconnaissance et un changement total. »
[7] Première organisation lesbienne américaine fondée à San Francisco en 1955. « Bilitis » est une référence au personnage fictif contemporain de Sappho, inventé par le poète français Pierre Louÿs, dans son recueil Les Chansons de Bilitis.
[8] Le mouvement des droits civiques américain (Civil Rights Movement ) désigne les diverses luttes et manifestations menées pour que les droits inscrits dans la constitution américaine soient appliqués aux Afro-Américains. Il atteint son apogée à partir de 1954 jusqu’en 1968, année où la ségrégation raciale est formellement abolie dans la loi.
[9] Vous pouvez aller consulter le dossier que nous avons consacré aux événements de Stonewall dans le numéro SIX de TROUNOIR
[10] La grande migration afro-américaine (Great Migration) est le mouvement qui a conduit six millions de Noirs américains à partir du Sud pour aller vers le Midwest, le Nord-Est et l’Ouest, de 1910 à 1970. Ils émigraient pour échapper au racisme et trouver un emploi salarié dans les villes industrielles
[11] Les lois Jim Crow instaurent la ségrégation sociale entre Noirs et Blancs aux États-Unis, à partir de 1877. Jim Crow provient d’une chanson humoristique raciste des années 30 caricaturant les Noirs. « Jim Crow » devient alors une expression péjorative désignant les Afro-Américains.
[12] La Nouvelle Droite américaine (New Right) désigne le mouvement de droite dure née dans les années 60, avec des positions sociales très conservatrices et religieuses et des principes économiques très libéraux et anti-régulations. Ses plus fameux représentants sont les présidents Ronald Reagan, George Bush père et fils et l’économiste Milton Friedman
[13] L’Equal Rights Amendment est une proposition d’amendement de la Constitution américaine qui vise à garantir que l’égalité des droits entre hommes et femmes ne puisse jamais être remise en cause par aucune législation fédérale, étatique ou locale. Il a été déposé pour la première fois en 1920, puis de nombreuses autres fois par la suite. Il n’a jamais été ratifié. Il est donc un très ancien combat, mais toujours d’actualité.
[14] Le Gay Liberation Front est le nom de plusieurs groupes américains militants pour la libération homosexuelle, dont le premier fut créé immédiatement après les émeutes de Stonewall en 1969.
[15] Association américaine de lutte contre le sida fondée en 1987 à New York.
[16] Le mot socialiste ne renvoie pas à la même orientation politique aux États-Unis et en Europe. Chez nous il est celui des partis sociaux-démocrates de centre gauche. Au contraire, le mot socialisme est utilisé et revendiqué par la gauche du parti démocrate, et notamment Bernie Sanders et Alexia Ocasio-Cortez. Il est donc plus proche du communisme que de François Hollande.
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