TROU NOIR

Voyage dans la dissidence sexuelle

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Il était une fois le théâtre pédé

En mai 2024, la compagnie du Collectif du bout des lèvres, adaptera et proposera une mise en plateau de La Traviata norma, pièce follement pédale créée en Italie dans les années 1970 par des militants issu du Fuori ! (mouvement politique homosexuel italien dont fit partie Mario Mieli). La compagnie a lancé une cagnotte de soutien, soutenez-les dans leur projet !

Dans l’article qui suit, écrit originellement pour le site Casi Critici en août 2019, Stefano Casi fait l’ébauche d’une généalogie d’un théâtre performatif de subversion gay et militant dans l’Italie des années 70. Dans le paysage politique et culturel italien des années 70, naît un mouvement bref et intense dont la troupe « Nostra Signora dei Fuori », astre gravitant autour de la constellation F.U.O.R.I ! (Fronte Unitario Omossessuale Rivoluzionario Italiano !) en est l’un des visages. Ce collectif, figure majeure du théâtre gay en Italie, inaugure un paysage nouveau fortement marqué par les écrits théoriques d’une des figures de FUORI, Mario Mieli.
La pièce « La Traviata Norma : vaffanculo… ebene si ! » (« La Traviata Norma ou va te faire foutre… mais genre vraiment ! ») du collectif Nostra Signora dei Fiori est justement la pièce qui impulse ce moment. Cette comédie camp aux personnages haut.e.s en couleurs se moque allègrement de tout le sérieux que peut avoir le monde politique hétérosexuel : le Pape, le Gouvernement, le Parti communiste, etc. Alors qu’à cette époque l’homosexualité est encore criminalisée, cette pièce est un cri, une déflagration, une ode à tous les « anormales » et les « anormaux » avec comme programme politique : se travestir, provoquer, se moquer des normes et des conventions, et dans un même mouvement : développer une critique politique précise et radicale de l’hétérosexualité et du capitalisme.
Aujourd’hui, la pièce est seulement édité en italien aux éditions Asterisco parmi un recueil d’articles et de textes émanant des mouvements gay dans l’Italie des années 70.

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Une anthologie du théâtre « gay » lié aux premières années du mouvement homosexuel nous révèle les différentes tendances sur lesquelles s’est constitué un théâtre qui entretient un dialogue intense avec l’activisme politique tout en parvenant à le dépasser pour transformer les énergies sociales en puissance artistique. C’est là une clef de lecture qu’on pourrait appliquer à l’ouvrage dirigé par Antonio Pizzo Il teatro gay in Italia qui recueille certains textes désormais introuvables (et précieux) des années 70 et 80 tout en laissant au lecteur le soin de se frayer un chemin au sein de cette matière variée. À moins qu’il n’y ait pas de chemin à tracer : la diversité des œuvres renvoie précisément à l’anarchie libertaire qui caractérisa ces années-là, avant que le fameux « reflux » ne restructure les discours en les mettant sur des rails – employons un terme alors en vogue – plus « bourgeois ».

Tout commence, ainsi que le souligne à raison Pizzo dans son introduction, à partir d’un contexte social de condamnation et de tolérance de l’homosexualité (les deux faces d’une même pièce) qui accouchait, au théâtre comme en littérature, de personnages marginaux et marginalisés, de « déviants » malsains, d’exclus pervers connaissant deux évolutions typiques en tant que personnages homosexuels : vers la mort ou vers la rédemption (c’est-à-dire à la répudiation d’un passé caractérisé par le péché et l’instabilité). L’absence de toute revendication accompagnait l’absence d’une représentation correcte de la condition réelle de l’homosexuel dont les traits de caractère se voyaient réduits aux invariables stéréotypes et reproduisaient en eux-mêmes le jugement moral qui le condamnait. Durant les années 50 et 60 du siècle, eurent lieu les premières tentatives timides de représenter l’homosexualité sur les grandes scènes dans une perspective différente : d’abord en donnant enfin un visage et une présence à des personnages jusque-là inexistants et donc en dépassant le refoulé (qui constituait encore le véritable principe cardinal de la perception sociale de l’homosexualité en Italie il y a quelques décennies), puis en cherchant à les insérer dans un cadre complexe présentant une richesse et une profondeur autrement plus abouties que ce à quoi on pouvait s’attendre jusqu’alors. Pizzo parle en particulier de La Governante de Vitaliano Brancati, d’Anima nera et de (quelques années plus tard) Persone naturali e strafottenti de Giuseppe Patroni Griffi et de L’Arialda de Giovanni Testori qui fut même censurée.

Mais c’est vers la moitié des années 70, avec le début de l’affirmation du mouvement homosexuel italien, source de ce qui constitue aujourd’hui le riche panorama de l’activisme LGBT, que les scènes commencent à offrir une représentation différente et militante des homosexuels. Au point de rebattre toutes les cartes, jusqu’à la dernière. Avec des effets explosifs. Le spectacle essentiel de cet imprévu et nouveau théâtre pédé (le terme « gay » était alors très marginal et très peu politique) fut précisément La Traviata Norma, ovvero  : vaffanculoebbene sì, qui fit irruption sur les scènes en 1976 grâce au collectif milanais Nostra Signora dei Fiori. Œuvre révolutionnaire par ses intentions politiques, la pièce faisait de la révolution des rôles tout court l’essentiel de sa pratique théâtrale : le public qui était venu pour satisfaire sa curiosité en matant le spectacle des homosexuels voyait sur scène des « spectateurs » homosexuels venus satisfaire leur propre curiosité en matant le spectacle des hétérosexuels (qui n’était autre que le public lui-même). Ces renversements faisaient non seulement le sel du discours politique mais parvenaient même à constituer ici avec intelligence et folie un dispositif dramaturgique et scénique émoustillant grâce à une création collective extraordinairement unitaire et efficace. C’est dans ces renversements que résidait également l’instrument le plus puissant dont le mouvement homosexuel/pédé d’abord (gay/LGBT ensuite) ait pu faire usage en transformant le jeu auto-ironique en un discours de principe : la fluidité de la représentation de genre. Ce qui jusqu’à quelques années auparavant faisait encore partie du jeu privé de ceux qui se faisaient appeler au féminin, en se référant éventuellement avec ironie à la théorie bizarre du « troisième sexe », ou dans la nécessité tout aussi privée de ceux qui ressentaient un besoin subjectif de s’autoreprésenter au féminin, était donc devenu depuis quelques années – après le bouleversement politique génial de l’habillement et du maquillage opéré surtout par le Gay Liberation Front anglo-saxon – un instrument de bataille pour de nombreux activistes : parler au féminin et s’habiller d’une façon qui ne répondait pas aux attentes du masculin constituaient autant de façons non seulement de « se libérer » mais aussi de lancer un assaut dans l’ordre du concept et de la perception contre la muraille sociale du refoulé. Se travestir était une façon, ainsi que le théorisait l’intellectuel le plus lucide de cette période, Mario Mieli, non seulement pour se trouver mieux avec soi-même, mais aussi pour communiquer aux autres l’existence d’un monde autre, de sexualités autres et d’humanité autres. La politique homosexuelle passait nécessairement par la représentation transgenre.

C’est dans ces coordonnées dont j’esquisse sûrement trop hâtivement la synthèse qu’émerge ce théâtre gay dont Pizzo a réuni les textes les plus intéressants. Il s’agit de textes politiques mais pas uniquement, issus d’une sensibilité qui réunissait la lutte pour les droits à l’expression artistique au-delà des limites d’un théâtre bourgeois comme il faut. À partir de la Traviata Norma débuta une période très brève mais intense de spectacles militants dont la force résidait dans les renversements, les travestissements et dans le partage collectif (qui incluait les spectateurs eux-mêmes aussi bien au cours du spectacle que dans le débat qui le suivait). Ce fut notamment la période des deux spectacles issus de la scission du groupe originel, Questo spettacolo non sha da fare  ! Andate allinferno d’Immondella Elusivi et Al maschio non far saperedu Collettivo Caramella al Mughetto (malheureusement non repris dans ce livre), mais aussi de Pissi Pissi Bau Bau du KTTMCC de Parme (republié dans l’ouvrage), qui démontrent le succès du mécanisme théâtro-politique, au moins dans l’aire du nord de l’Italie où le mouvement été né (avec le Fuori  ! de Turin et les collectifs autonomes qui l’ont suivi). Pendant ce temps se développait autour de Rome un autre type de mouvement, et de théâtre, ainsi qu’en témoigne le texte de Solo i froci vanno in Paradiso de Massimo Consoli, figure historique de référence de l’activisme dans la capitale, qui utilise le théâtre dans sa forme la plus classique, avec une écriture très simple et directe, pour provoquer des renversements dans l’intrigue plutôt que dans le mécanisme formel (ainsi, comme le suggère d’emblée le titre, Dieu accueille au paradis le pédé plutôt que l’évêque ou le policier).

Comme annoncé plus haut, il ne s’agissait pas uniquement de théâtre politique, mais aussi d’un théâtre qui – sur la base d’un discours politique bien assimilé dans tous les cas – s’avère capable de se libérer de l’immédiateté militante pour aspirer à un autre niveau de complexité. C’est ainsi que trouve sa place dans l’anthologie de Pizzo un autre texte qui pourrait être vu comme une anomalie : Bionda fragola de Mino Bellei. Il s’agit là d’une comédie en prose traditionnelle classique (rapidement adaptée au cinéma), à la trame bien trouvée et à la dramaturgie inoxydable qui répond plus au besoin d’amuser le spectateur qu’à celui de l’endoctriner. La dimension politique est pourtant sans ambiguïté, et ce n’est pas un hasard si le jeu de bouleversement des genres dans l’autoreprésentation, bien que non explicitement politique, fait écho aux tendances de la période (l’année est celle de la Traviata Norma). Avec le recul on dirait même que la dimension politique est dans ce second cas beaucoup plus moderne et actuel. Si les collectifs pédés politiques avaient pour objectif une libération pour toutes et tous, Bellei choisit une perspective très différente, insidieuse à sa façon car en rien utopique mais tout à fait insérée dans la réalité comme dans le parcours d’acquisition des droits. L’intrigue tourne en effet autour d’un couple mature d’homosexuels en concubinage qui entre en crise (mais en est-ce une ?) à cause de l’arrivée de l’amant magnifique de l’un des deux. L’irruption de la dimension homosexuelle dans une histoire tout à fait banale de triangle amoureux en famille rend l’histoire elle-même absolument originale et reproduit le renversement recherché par la Traviata Norma et ses épigones sur un autre niveau : elle présente les homosexuels non plus comme des aliens arrivés pour renverser et sauver la planète ennuyeuse des hétérosexuels, mais comme des êtres tout à fait normaux et parfaitement intégrés, y compris dans leurs dynamiques relationnelles et sentimentales. Et c’est précisément ce qui rend fous les bigots, les homophobes et les racistes, mais aussi ce qui modifie profondément la perception : pour découvrir que l’homosexualité est une simple variante de la personne et qu’en dernière instance nous sommes tous pareils. Il est un peu regrettable dans ce domaine qu’ait été exclu un autre texte de ces années-là qui est plus ou moins de ce type pour mieux rendre compte de la variété d’approches de la question et des personnalités qui ont appartenu à cette tendance. Je pense à Ragazzo e ragazzo, première œuvre de Riccardo Reim, qui avait alors dix-neuf ans et qui fut prolifique par la suite. Ce texte, écrit très peu d’années avant les autres œuvres du recueil, proposait là aussi une mise en scène lucide d’un couple homosexuel en crise, plus de quatre décennies avant l’institution des unions civiles.

Cette parenthèse mise à part où le théâtre revêt des formes dramatiques plus traditionnelles qui filtrent les nouvelles sensibilités objectivées à travers des mécanismes narratifs classiques, le véritable élan créatif du théâtre pédé est celui porté par les artistes les plus excentriques et les plus géniaux, capables de faire exploser la prison des catégories. Alfredo Cohen, Ciro Cascina et Mario Mieli n’ont pas été que des militants du mouvement, mais aussi de véritables artistes. La reproduction dans l’ouvrage de ces trois monologues le démontre amplement. Mieli a été un personnage absolument irréductible à toute étiquette : son monologue Ciò detto, passo oltre entre dans le continuum d’un « délire » existentiel qui a traversé prose, poésie, cinéma, théâtre, essais et activisme avec la puissance et le mystère d’une individualité étrange. Le flux autobiographique du monologue (qu’il a récité à moitié en habits masculins, à moitié en habits féminins) est à la fois répulsif et hypnotique, richement stratifié au niveau sémantique où l’homosexualité cesse d’être un thème pour soi et devient simplement le fragment d’une mosaïque existentielle autrement plus complexe. C’est un autre registre qui caractérise les deux autres artistes cités dont la provenance commune du sud de l’Italie rajoute une dimension significative à leur écriture et à leur jeu d’acteur. Le napolitain Ciro Cascina dans Madonna in Pompei (1980) comme Alfredo Cohen qui venait des Abbruzes dans Mammagrassa (1981) portent la corporéité et la pâte linguistique de leurs traditions dans un verbe dense et extrême théâtral en lui-même qui fait de l’interprétation masculine de personnages féminins le lieu de coïncidence parfait entre une tradition théâtrale très ancienne et une sensibilité sur la politique des droits ainsi qu’on a pu le voir. Ce qui étaie ces textes, ce qui constitue fondamentalement leur âme, c’est leur approche anthropologique qui est par ailleurs partagée par les autres artistes de la même zone géographique qui travaillent sur la ligne de crête de la représentation de genre, comme Enzo Moscato (qui venait également du monde militant des premières années du mouvement) ou Annibale Ruccello, tous deux à leurs débuts artistiques en 1980. En ce sens on pourrait dire que le théâtre gay, en se confrontant à la tradition théâtrale italienne la plus illustre et qu’il retrouve ses racines culturelles grâce aux qualités d’auteurs comme Cascina et Cohen, parvient à ses résultats artistiques les plus intenses en proposant des textes qu’il ne serait pas impossible de reproposer aujourd’hui presque quarante plus tard.

Le livre se clôt par Fascistissima du Bolognais KGB&B qui, malgré ses ascendances de théâtre politique collectif, avait neutralisé sa dimension plus didactique pour mettre au premier plan celle ludique, dont toutefois la recherche camp luxuriante (dans le langage, dans la créativité narrative et dans les costumes) représentait déjà en soi l’affirmation d’un discours politique, d’autant plus si l’on pense au fait que cette compagnie est issue d’une expérience politique aussi unique et exemplaire que celle du Cassero, centre homosexuel situé à l’intérieur d’un monument public de la ville de Bologne. Fascistissima constitue toutefois le point d’arrivée de cette expérience et sa production textuelle la plus aboutie, notamment grâce au fait que le gouvernail créatif y a été pris en main par Alessandro Fullin (futur outsider du comique théâtral, télévisuel et littéraire) et par Rinaldo Luchini. Spectacle où la critique de la rhétorique du pouvoir et de la communication fasciste devient la métaphore d’une intolérance à toute forme de pouvoir normatif et à toute forme de manipulation médiatique de la réalité : et pourtant à travers l’amusement surréel, dans une série de gags, de trouvailles et de répliques fulgurantes, où l’homosexualité n’est plus non plus dans les contenus mais demeure comme simple fondement essentiel d’une sensibilité – camp et politique à la fois – qui permet de confectionner une œuvre pour toutes et tous, avec une énergie anarchiste piquante. Sans oublier le recours nécessaire à ce glissement des genres, à cette sensibilité transgenre omniprésente qui, on l’a vu, a été l’un des points cardinaux du théâtre pédé qui en une décennie à cheval entre les années 70 et 80, a porté des thèmes nouveaux et des inspirations nouvelles dans le théâtre italien pour ouvrir la voie à la grande époque du gay et du LGBT.

Stefano Casi.
Traduction de l’italien au français : Adrien Fisher
Paru originellement in Casicritici.


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