Pour cette seconde publication dans les pages de Trou Noir, Cèdre nous entraine dans une analyse sensible de la présence.
Être là pour l’autre, être là dans le regard de l’autre, être là dans son corps. Sentir le temps pour être là, arpenter la joie du désœuvrement, de l’immobilité, des contrastes. Nos espaces, appartement, corps, psyché sont arpentés : on y fait de la place pour accueillir, pour respirer, mais on remplit également ces espaces pour se souvenir et pour éprouver nos limites.
Illustration : Astrée - @eliot.astree
« La proportion de sondés déclarant souffrir de la compagnie des autres est revenue à son niveau d’avant crise. […] À ce jour, les trois millions de Français tombés dans la solitude chronique n’ont pas retrouvé une vie affective normale. […] Tout se passe donc comme si le confinement a constitué une parenthèse où il était acceptable de se sentir seul, parenthèse qui est maintenant révolue. »
Baromètre « Les Français et la solitude », Ifop, 2022.
Il y a des moments où seul, ça veut dire abandonné. Il y a des abandons même au milieu des foules, et ils sont d’autant plus glacés.
Quand je dis je vis seul, certains entendent abandonné. Détaché et flottant à la dérive, naufragé. Mais je ne parle pas de ce vertige froid, de ce radeau médusé.
Je suis île. Je vis dans des archipels. Je respire dans la ligne d’horizon dégagée et mon cœur bat dans la courbure de la terre.
Quand je dis je vis seul, je parle de vivre depuis un havre, sortant et venant dans le monde puis revenant refleurir dans un lieu où les mouvements qui sont les miens sont uniques à troubler l’air, où je peux me déployer sans me cogner contre un regard, contre une présence.
Où je peux me rassembler aussi, trier mes pièces, les nettoyer, réfléchir à leurs emboîtages. Mon corps et ma tête sont comme un appartement où vivent les gens, j’ai besoin de l’aérer de présence. J’ai besoin de toi.
Dans le regard de l’autre il y a une piscine nocturne, ou peut-être une mer ou un océan. J’en sens l’odeur. Je n’y vais pas. L’eau me lèche les pieds. Je détourne les yeux. Si je plonge, je me perdrai dans les profondeurs. Mais j’entends toujours les vagues. J’entends le ronflement de l’eau derrière les mots. J’écoute.
« Tu as beaucoup de sensibilité face aux émotions des autres », on me dit. Mais ce n’est pas vrai. Je vois les abysses, mais je ne me tiens qu’au bord. Je refuse d’entrer dans la mer. J’ai mes propres précipices. Je refuse d’y aller aussi. La pente est étroite. Nous vivons toustes, peut-être, au seuil de quelque chose. Parfois de la pourriture, et parfois du printemps. D’un côté comme de l’autre du seuil, tu m’attends.
Je mets un pied devant l’autre. J’avance dans tes paysages. Tu m’offres les forêts où j’oublie la parole. Les heures où l’on pourrait tout oublier. Quand je lis, quand je marche, je bois à ta source.
On voit ce à quoi je renonce pour toi. On ne voit pas quand on renonce à toi. Cet espace que tu étends à l’intérieur.
Dans Nous sommes la poussière [1], Plume Serves parle de personnes qui vivent avec de particules tout autour d’elles, qui les fatiguent, et qui font barrage devant les gens. C’est un peu comme le contraire pour moi : ce sont les autres qui sont pleins de particules que j’aspire auprès d’eux, et qui me fatiguent. Même si l’interaction se passe bien et qu’il s’agit de gens que j’aime.
Quand je vis seul, quand je reviens dans mon appartement vide, c’est comme un bruit de fond incessant, qu’on ne remarquait pas forcément, qui s’éteint d’un coup. Comme un radiateur chaud contre lequel, en collant son dos, on se rend compte avoir eu froid. Une seconde de soulagement immédiat. J’imagine qu’on peut vivre cela en rentrant chez soi trouver la personne avec qui on vit. Je vis avec toi.
Je me souviens avoir demandé à une amie ce qu’elle avait fait une fin de semaine, et elle m’avait répondu : « J’étais avec M. » Être en compagnie de quelqu’un, pour elle, c’était déjà une action en soi. De même, vivre avec toi, c’est déjà une action en soi. Cette action, si on lui donne un nom, ou plutôt un verbe, ce serait ce que Giorgio Agamben, citant Benveniste, appelle un « verbe moyen ». Comme naître, mourir ou souffrir, les verbes moyens sont à la fois actifs et passifs, sujets et objets, et ceci par leur action même. Des verbes où le sujet effectue en s’affectant : « en agissant, en effectuant une action, il va en être affecté lui-même ».
Vous voyez dans les romans d’amour déchirants quand les amoureuxses se revoient après une longue séparation et qu’on ne peut plus les décoller, qu’iels se boivent et se respirent. Iels se manquent. Iels se retrouvent. Tu me manques. Je me retrouve.
Je suis absent de moi quand je suis avec des autres, et pour quelques heures cela n’a pas d’impact mais trois jours raclent et une semaine déchire. Et par cette déchirure se heurtent les fatigues, cauchemars et les rivières de monstres.
Comment peut-on être ailleurs quand on est là ? Le moi qui vit avec les autres et le moi absent que je veux retrouver ne sont pas deux entités distinctes. Mais quand je suis avec les autres, je les accueille sous ma peau, et il n’y a plus assez de place, et je vide un peu de lest de moi. Grain par grain, un bourdonnement constant à l’oreille qui recouvre la musique sous ma peau, et je suis exsangue, à un moment. Et j’ai besoin de me reremplir de moi. J’ai besoin de toi. De ton espace.
Quand je rentre de voyage, ce qui coïncide souvent avec une période où j’ai été en permanence avec d’autres pendant plusieurs jours, je dois avaler et laver (manger, me doucher), pour me réancrer sur le sol, faire prendre fin au voyage, m’arrimer. Faire le tour de la pièce-moi pour balayer, ranger, remettre au début, remettre les lieux dans l’état où ils étaient avant qu’on les trouve. Aérer. Reprendre conscience de mon corps. La pièce n’est plus tout à fait la même, les autres nous changent, laissent des traces sur nous, déposent des fleurs ou des pierres. Il faut trouver comment les nouveaux éléments vont prendre leur place. Comment faire avec ce que les autres, volontairement ou non, nous ont laissé.
Il m’est arrivé de garder mes bottes pleines de terre pendant des jours, des mois. C’était la terre d’un autre pays d’où je venais. Qui pourtant n’était pas le mien, plus le mien. Je l’avais quitté. Je veux toujours quitter le monde extérieur, quitter les autres, les vivants et les fantômes. Et cette terre était pleine de fantômes. Quelque part, je n’osais pas la nettoyer. Je n’osais pas les effacer. Les ancêtres au siphon. Quand je l’ai fait, je me suis senti vide et léger. Détaché des vésicules de limon des racines. Il y en a qui n’arrivent pas à jeter, qui accumulent tous les bouts de ficelles. Jeter, vider, effacer. Détruire. Purger les fantômes incrustés. Il y a quelque chose de la tache sur la clé de Barbe Bleue. Est-ce la personne que j’aurais dû être que j’essaye de récurer ?
La légèreté est aussi celle de l’oubli, de la corbeille vide, de l’instant de la chute. De la possibilité du regret. C’est un pas vers un autre seuil. Faire la trace. Une trace que personne d’autre n’empruntera. Un instant l’eau emplit mes empreintes dans le sable rocailleux, vite bues par le rivage. On ne vit pas pour les générations futures. On ne se bat pas pour les générations futures. On se bat déjà pour vivre rien que sa vie à soi. Hors case, pour créer un lieu où être là.
Marcher une heure pour prendre le train, seul avec le soleil qui se lève, après quatre jours en famille : enfin s’entendre penser. Réaliser l’arrêt du brouhaha incessant qu’on n’a pas entendu arriver, comme une hotte de ventilation pour un bouillon de 96 heures. Ce n’est pas : récupérer une capacité de réflexion. C’est : récupérer une part de soi, ré-aborder ses contours, se ré-installer dans sa tête, maintenant que n’y traînent plus les valises et les cartons et les vélos que les autres y avaient garé.
Reprendre possession entière.
C’est là que viennent les mots. Que les pensées assemblent calmement leurs maillons. Que mon champ de vision s’éclaircit. Comme une plante désaltérée qui relève ses tiges et étire ses feuilles ; la lumière dorée qui nimbe la crête des arbres peut enfin atteindre mon regard, y déposer sa douceur. Tu me reviens.
Tu n’es pas l’absence, tu es un état propre et autonome. Le silence n’est que quelques instants l’absence de bruit ; ensuite il reprend sa texture, son volume, sa durée qui n’est pas l’attente jusqu’à l’irruption d’un nouveau bruit. On peut d’ailleurs l’écouter, l’apprécier. Clos le tourbillon des personnes, les choses peu à peu se remplissent de vie, lourdes et lustrées, attentives.
Stillness. Still life. En français on dit : natures mortes. Cela peut aussi être rangé en : vie quotidienne. Heidegger dit : seul l’humain existe. Les fleurs, les fruits, les choses sont, mais n’existent pas, car elles n’ont pas conscience de leur mortalité. Pourtant, les fleurs, les fruits, les choses sont aussi dans le temps, portent l’empreinte des jours. Nous avons conscience pour elles de leur finitude. Notre regard en fait des natures mortes de la vie quotidienne. Souvent « inintéressantes à regarder car il ne se passe rien ».
Il n’y a pas bouger d’un côté, et rien de l’autre. L’immobilité est une action. Les choses immobiles font quelque chose.
Wikipédia dit : « Une nature morte est un genre artistique, principalement pictural qui représente des éléments inanimés. » Inanimé, ça veut dire : qui ne bouge pas. Ça veut dire aussi : qui n’a pas d’âme. Nous avons si peur de l’immobilité. Nous avons si peur de la mort. Pour certains, tu apportes cette angoisse. Pour moi au contraire, tu permets d’entendre la vie lente des choses immobiles.
Être là. Dans la solitude c’est le seul endroit où je peux être là.
Dans l’éternelle attente des choses. Dans la lumière chargée de silence.
Dans les choses qui s’arrondissent sous le poids du silence.
Le vide n’est pas le rien. Le vide est même la seule chose qui compte.
Le ma c’est le séparateur qui relie, le seuil qui est aussi le centre, le vide qui donne sa forme au plein. Entre les notes, entre les mots, entre le fil de deux sabres dans un combat. Être là, dans
cet intervalle.
Espace sans objet, temps sans action, et pourtant, ce n’est pas que le ma n’est pas insignifiant, c’est qu’il est la seule chose qui existe vraiment. Le passé est passé et n’existe plus ; le futur n’est pas advenu et n’existe pas encore. Dès qu’une action se passe, dès qu’un objet est perçu par nos sens, ils appartiennent déjà au passé, et n’existent plus. Tout n’est que souvenirs ou rêves, sauf le ma. Le présent est la suspension entre le passé et le futur.
Avant d’être un état, la solitude est un lieu, un lieu où l’on est seul. Un désert. Un lieu déserté. Ou peut-être, un lieu d’où l’on déserte.
J’ai parlé de la désertion, du désœuvrement au sens actif : action qui désœuvre, qui rend inopérant quelque chose. Désœuvrer les œuvres : je désœuvre, tu désœuvres, nous désœuvrons. Action de soustraire nos actions à leur économie propre.
Comme le poème est un désœuvrement des mots. Le poème est formé des mêmes mots que le livre de cuisine ou le manuel de l’aspirateur, mais ces mots sont désactivés de leur fonction informationnelle. On fait un autre usage de ces mots. L’usage n’est pas aboli. C’est toujours un usage, mais autre. Cela ne veut pas rien dire.
(« inintéressantes à regarder car il ne se passe rien. »)
Tu t’y glisses. Ton envahissement est toujours à la fois soudain et délicat.
Les livres sont des lieux où l’on te puise. Les reflets dans l’eau qui bouge aussi, ces histoires-paniers sans début ni fin ni but ni progression ; mouvements jamais identiques mais jamais fondamentalement différents, jamais de toute façon atteignant à la solidité d’une forme. L’état liquide fuit toujours mais jamais ne se perd, flaques de pluies, fontaines, gouttelettes pressées de se séparer et de se rejoindre, identité plurielle rhizomatique et pourtant unique, non partitive. Tu es liquide comme moi. Avec toi j’affronte les océans des regards et les rivières de monstres.
Avec toi je suis là.
Je t’appellerai quiétude.
CÈDRE.
[1] Nous sommes la poussière, Plume D. Serves, les moutons électriques, 2023.