Blas Radi est professeur de philosophie à l’Université de Buenos Aires (UBA), doctorant rattaché au CONICET (CNRS argentin), et activiste. Il est coordinateur de la Cátedra Libre de Estudios Trans* [1], projet de trans studies à l’intérieur de l’UFR de Philosophie et Lettres. Blas Radi est aussi un des impulseurs du respect de l’identité de genre dans le domaine universitaire, puis il fera parti du Front National pour la Loi de l’Identité de Genre de 2012 en Argentine. Il a également contribué à la traduction et à la rédaction de guides d’accompagnement à l’avortement pour les personnes transmasculines. [2]
Dans cet article, publié dans la Revista Citrica en décembre 2020 [3], Blas Radi évoque l’absence d’hommes trans dans le débat sur l’IVG en Argentine et il se souvient des apports historiques de l’activisme transmasculin, étalant ainsi sa réflexion sur la temporalité de nos luttes, les oublis et les silences, ou, de ce qu’il va appeler dans d’autres travaux, des « mécanismes d’absences ». Même si ancré dans le contexte argentin, aujourd’hui, ce texte conserve toute sa pertinence dans d’autres contextes, tels que la dépénalisation de l’IVG en Colombie, ou le rallongement du délai légal pour avorter en France [4]. Depuis Trou Noir, nous souhaiterions réfléchir sur l’effacement des personnes transmasculines, sur ses différentes formes, ainsi qu’aux conséquences matérielles (voire même nécropolitiques) de ces absences.
Ces dernières semaines j’ai été invité à répondre plusieurs fois à la même question concernant le projet de loi de dépénalisation de l’IVG en Argentine : Que pensez-vous de l’inclusion historique de l’expression « cuerpos gestantes » ( « corporalités ayant capacité de gestation ») dans le projet de loi ? » Je trouve qu’il y a tellement de problèmes dans cette question, que la plupart des fois j’ai fait le choix de ne pas y répondre. Or, cela m’a fait réfléchir sur les suppositions et les attentes de celleux qui insistent là-dessus. Aux vues de nos échanges, on dirait que le rajout de cette expression serait une concession spontanée du féminisme des foulards verts [5] et, par conséquent, ce qui est attendu de nous devrait être une manifestation publique de gratitude.
J’en ai discuté avec des amis qui ont reçu la même invitation de façon insistante : « Pourquoi s’attendent-elles à ce que nous disions merci à des personnes qui pendant des années ont entravé (et continuent à entraver !) notre participation dans la création de politiques de santé reproductive, ont finalement adopté les ressources que nous-mêmes avons mis en circulation ? » - me disait Tom Máscolo, il y a quelques jours. Et elles s’attendent également à ce que nous prétendions que par ’participation’, nous entendions ’inclusion terminologique’. Mais prenons un peu de recul, l’aspect historique de cette inclusion « historique » m’intrigue : quelle est cette histoire que devrions-nous être en train de célébrer ? Celle (de la construction) de notre propre insignifiance ?
L’histoire est à la fois une succession d’évènements passés et le récit que nous construisons à leur sujet. Dans cette trame, nous participons en tant qu’agents historiques et en tant que narrateurices. Autrement dit, nous intervenons à la fois dans le déroulement des événements et dans la construction des récits. Il serait très naïf prétendre qu’un point de vue neutre et objectif sur ce déroulement existerait. Cependant, cela veut dire aucunement que toute narration du passé est « valide » ou que tous les points de vue sont vrais.
D’ailleurs, souvent les communautés sont suspicieuses des récits, des sources, et des archives sur lequel cette Histoire (avec une grande H) s’appuie. Elles sont aussi suspicieuses des clés d’interprétation. C’est pourquoi, comme dit le romancier haïtien Lyonel Trouillot (op.cit.) « Parfois les indiens morts reviennent sur Terre et hantent les historiens ». De toute façon, l’historiographie professionnelle n’a pas le monopole de la construction des sens du passé, et les disputes ne sont uniquement des bras de fer entre activistes. De plus, lorsque ce qui est en jeu est le passé récent, les acteurs sociaux n’avons pas besoin de sortir des tombeaux pour se faire justice eux-mêmes.
Pour les mouvements sociaux, il est très important de s’investir dans la production d’une mémoire collective. Dans la négociation du souvenir et de l’oubli des identités sont produites, des ordres sociaux sont légitimés, des jugements moraux sont portés, et les bases pour l’action présente et future s’habilitent. C’est pourquoi l’attention portée au passé, loin d’être une perte de temps, est un pari pour l’expansion de ce que nous pouvons faire aujourd’hui et ce que nous y pourrons demain.
Le cas de l’activisme transmasculin en Argentine est très éloquent là-dessus. En tant que groupe politique, il est défini fréquemment en termes négatifs, souvent à partir de comparaisons implicites : On est moins nombreux, on manque d’organisation, on est moins visibles, on n’a pas d’urgence. La nouveauté perpétuelle fait partie de la même logique : on n’a pas de passé. Ceci n’est pas banale. La reconnaissance répétée de chaque « premier homme trans » en tant que premier suppose une condition de constante émergence. Ceci veut dire un renoncement à l’inscription dans une trajectoire commune et la puissance momentanée que cela peut donner (il y n’a eu personne avant). La succession des « premiers hommes trans » est un présent constant, et cela convient très bien aux relations de domination.
Les initiatives qui se déroulent sous la forme du jeu de société « Speed Jungle » naissent souvent d’une opportunité : c’est souvent la seule chose qui est permise. De plus, pour ses éphémères personnages cela peut être très profitable à échelle individuelle et à court terme. Or, dans les processus à moyen et long terme, et à une échelle collective, le prix à payer revient très cher. Le débat public sur la santé et les droits reproductifs en est un bon exemple.
Depuis au moins une décennie, les groupes des foulards verts ont déployé des stratégies diverses afin d’empêcher la participation d’activistes et d’organisations transmasculines à la mise en œuvre et au suivi des initiatives législatives et des politiques publiques en matière de santé et les droits reproductifs. Certaines stratégies ont consisté à bloquer cette participation. D’autres visaient à faire en sorte qu’elle ne soit pas efficace, par exemple, en établissant des critères de sélection médiatique d’activistes débutants, ou en limitant leurs interventions uniquement aux énoncés constatifs des caractéristiques physiques (avoir un utérus fonctionnel, donc).
Dans le premier cas, on promeut des figures qui visent à consolider leur prééminence dans la sphère publique avec la rhétorique du « je l’ai vu avant ! », c’est-à-dire : aux dépens de l’histoire de l’activisme transmasculin sur ce sujet, dont ses apports sont soit omis, soit attribués au féminisme (comme le disait Dante Neptuno il y a quelques jours « l’inclusion des personnes trans assignées femme à la naissance est due à tout sauf aux personnes trans assignées femme à la naissance »). Dans le deuxième cas, on ne dépasse jamais le constat « nous avons la capacité de gestation ». Tout fonctionne selon la logique de la nouveauté, qui sort de temps en temps le même message avec de soi-disantes énergies renouvelées, ancrant la dispute dans le terrain de l’existence de l’ici et maintenant et dans la nécessité de projets futurs. Son exécution enterre la trajectoire du mouvement dans les fosses communes du passé. Et, avec lui, l’expertise, la maturité, les débats, les plans d’action, et la plateforme collective depuis laquelle on pourrait contester bien plus que l’inclusion symbolique. Il ne reste rien de tout cela dans le registre collectif. Ou, plutôt, sur cela il ne reste que le silence. Un silence actif qui profite de l’impact stratégique de la nouveauté perpétuelle.
En Argentine, l’activisme trans en faveur des droits reproductifs précède la Loi d’Identité de Genre de Mai 2012 et durant plus d’une décennie ce combat fût mené par des activistes transmasculins. Les tentatives répétées de créer des coalitions avec les initiatives pour la dépénalisation de l’IVG n’ont pas abouti en raison du cissexisme de celles-ci et de ses coordinatrices. Les femmes trans camarades de lutte ne nous ont pas accompagné non plus. Certaines s’opposaient fermement à l’IVG. D’autres étaient pour mais comme un sujet de santé pour les femmes (cis).
La valeur du travail politique des activistes transmasculins, et leur existence même, est encore difficile à digérer pour beaucoup de personnes, trans y compris. Et, lorsqu’iels ne peuvent plus l’ignorer, iels mettent tous leurs efforts pour faire croire que c’est récent, peu significatif et que, dans tous les cas, mérite une lignée qui ait des travesties [6] et des personnes cis sur le devant de la scène : s’il existe aujourd’hui un noyau de revendications transmasculines en matière de santé et de droits reproductifs, alors ces demandes sont issues de ces dernières années – elles sont concédées. Et bien sûr, elles sont issues de façon spontanée, parce que, s’il y a eu quelque chose avant, « ce n’était que du bruit » admettent-t-iels, se justifiant et méprisant leur valeur politique. En revanche, s’il s’agit d’un mouvement significatif, digne de reconnaissance, si au lieu d’une « critique » fût-t-il un travail original de défense de l’autonomie, de l’intégrité corporelle et de disputes des sens normatifs concernant la reproduction, alors ce mouvement mérite d’être attribué à d’autres genTEs – faut pas déconner.
Blas Radi
28 décembre 2020 (article en langue originale)
Traduit par Ricardo Robles Rodriguez
[5] N de la T (avec l’aide de l’auteur) : Référence au mouvement social féministe autour de la dépénalisation de l’IVG, fondé en 2005 sous le nom de Campaña Nacional por el Derecho al Aborto Legal Seguro y Gratuito, puis massifié plus tard, entre 2018 et 2020. Il est aussi connu sous le nom de « la révolution des foulards verts » en raison du choix de porter des foulards de la dite couleur. Leur profil était souvent cis, héterosexuel et blanc. Dès les premiers moments, les personnes transmasculines ont essayé de les rejoindre, avec beaucoup de résistances de leur part, qui finissaient souvent en grandes embrouilles.
[6] N de la T (avec l’aide de l’auteur) : Dans le contexte argentin, « travestie » est un mot non-péjoratif, très revendiqué, et, pourrait-t-on dire, parfois même utilisé en tant que synonyme de « personnes transféminines », comme c’est le cas du texte ci-présent. Il s’agit d’une identité culturelle caractéristique des pays de l’Amérique du Sud. Les organisations travesties ont beaucoup de poids politique, de visibilité et de reconnaissance en Amérique Latine.
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