La transidentité n’est plus tabou. Si une certaine visibilité, acquise par les luttes collectives et le courage individuel des personnes transgenres, a permis d’affirmer des existences singulières au-delà de la biologie et des normes, celles-ci restent séparées du reste du monde par un mur d’images et de stéréotypes. Entre « l’épidémie de transgenres » d’Élisabeth Roudinesco (qui voit dans la transidentité un effet de mode dangereux) et l’exotisme sexuel d’un mythologique « troisième sexe », il est très difficile de faire barrage aux fantasmes véhiculés par le personnage trans. Même la bienveillance charrie son lot de clichés sur les transitions, la chirurgie ou la manière de nommer.
Esteban propose ici des réflexions à la première personne, destinées à démolir ce mur de séparation. Il développe la possibilité d’une écoute, d’une compréhension et d’un partage qui empêchent le retour d’un discours caricatural et invite, avec poésie, à quitter ses certitudes.
Dessin de l’artiste Agnès Walpen
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Quand on est trans, on doit, semble-t-il, être toujours plus intelligent. e — mais n’est-ce pas plutôt rusé.e et bienveillant.e ? — que les autres. Nuancer, même quand on manque de confiance en soi. Être rappelé. e à son supposé malheur quand on nage dans son propre bonheur. Voir son existence se politiser même quand on ne l’a pas souhaité — je crois à des politisations multiples et multiformes, par-delà l’injonction actuelle de la représentation, qui malheureusement n’empêche pas nos adelphes de mourir ou de vivre dans l’horreur et la tourmente.
Cela fait un an que j’ai entamé une transition dite « sociale » consistant à dire aux gens que je ne suis plus V mais E et que je suis un garçon maintenant. Malgré certaines inquiétudes récurrentes, mon annonce a été majoritairement bien reçue. Le plus dur consistant en ces moments brûlants de stress de l’avant, anticipant le relâchement (ou le maladroit malaise) de l’après. Et aussi ces jours où l’on a tenté de me rediriger dans les sentiers battus. Passés les hauts et les bas relatifs à ces annonces respectives (pour un job que je viens de décrocher alors que je ne suis pas out ; à mes parents en plein déchirement ; à un médecin, avant une opération), survient cette évidence : la manière dont on se perçoit soi-même (déjà malléable, car ouverte aux possibilités et aux mouvements du monde) diffère souvent considérablement de la manière dont tout.e un.e chacun.e nous perçoit ; pour des raisons sociologiques, culturelles, géographiques, politiques, personnelles… bref, des constantes évidentes, mais aussi parce que l’on enfouit en soi beaucoup plus de choses qu’on ne le croirait — ou peut-être que certain.es ne veulent tout simplement pas nous voir nous épanouir, aller dans l’ordre juste des choses tel qu’il s’est imposé à nous.
C’est pour moi le syndrome de l’autruche inversé. Ce n’est pas ma tête qui est ensablée, mais tout mon corps, tandis que ma gorge crie à l’air libre que tout ira bien et se re-présente à qui me connaissait déjà. Sous la terre, ma carcasse gronde, mute et se balance dans l’infra monde, sympathisant avec tous.tes les nouveaux. elles arrivant.es. C’est évidemment pour qui m’a connu avant ma transition que l’exercice de recalibration mentale demande le plus d’agilité. Parfois, dans mes rêves, on m’appelle encore V et je me perçois comme une femme. Je me souviens de m’en être aperçu récemment, juste avant le réveil, et de m’être demandé en rêve comment je devrais réagir — car dans la réalité, l’expérience m’a amené à mettre aux points de mini-protocoles spécifiques à toutes les situations rencontrées jusqu’ici. Après tout, l’entité qui me « mégenrait », c’était moi-même, l’Institution de mes rêves, une part sourde et monolithique de mon inconscient au travail.
Le fait de voir des ami.es de longue date sauter le pas si aisément, réduire l’océan à une flaque, entendre des personnes entrées récemment dans ma vie tout changer sans se tromper une seule fois du jour au lendemain, m’amène irrémédiablement à essayer de comprendre celles et ceux qui n’y parviennent que laborieusement, les mois passant — je ne parle pas ici de ma famille biologique pour laquelle je considère le processus différent. Difficile d’apporter une réponse puisque chaque cas se distingue des autres. Je m’interroge simplement sur l’inconscient de cette difficulté. L’un. e des ami.es qui a le plus de mal à me genrer correctement a pourtant dévoré les bouquins de Paul B Preciado et connues des personnes trans avant moi. Du côté professionnel, c’est précisément une personne gay qui a comme ignoré ce changement pendant plusieurs mois.
Dans la majorité des cas, on est loin de l’agression ou de la franche provocation. C’est plutôt un oubli, un lapsus répété dont le signifiant m’échappe. Je me suis souvent demandé si les personnes qui avaient le plus de mal étaient celles qui voyaient le monde de la façon la plus binaire et genrée, cognitivement parlant, par-delà leurs valeurs et leur éventuelle « déconstruction » intellectuelle.
Ce qui m’interpelle c’est simplement l’invisibilité dans laquelle peut encore se dérober notre intime ; ce qui me rassure, dans une certaine mesure, car si je crois à la notion d’éducation permanente, au caractère vital de la pédagogie, je crois aussi que tout le monde, y compris les personnes se trouvant être trans, ont le droit de préserver leur part d’intime, loin de la foule parfois déchaînée. Et je parle depuis un espace-temps privilégié d’où il m’est aisé de soustraire une part de ma réalité au monde, d’une position où pour chaque pan de ma vie personnelle divulgué (souvent pour des raisons pédagogiques, de vulgarisation de l’existence des personnes « comme moi », ou purement administratives) je veille à envelopper et recueillir un autre pan d’intériorité qui ne connaîtra jamais la lumière. L’apaisement se trouve quelque part entre les ténèbres et le soleil de midi.
Je ne pense pas qu’il faille vivre caché.e (sauf bien sûr quand notre vie en dépend), mais se ménager des siestes à l’ombre, là où les choses n’ont plus de couleur, où les sons résonnent autrement, oasis nécessaire avant de replonger dans le tunnel d’un quotidien agité, qui sans cesse demande des preuves, poursuit, accuse, nous accule, sans que nous puissions répondre autrement que par des cris et des témoignages, de la rage et de l’humilité, sans pouvoir éviter la dissolution répétée de notre dynamique vitale.
Et ce sont peut-être les mêmes personnes qui étaient surprises, déroutées, voire réticentes, à l’annonce de ma transition (me surprenant moi-même, car je pensais mon mal-être si criant, inscrit sur ma gueule, que je peinais à croire qu’il n’ait pas visiblement traversé mes pores) qui ont encore du mal à digérer la chose ; et c’est comme si toute mon énergie, tout mon bonheur, toute mon excitation, tout mon calme, la flamme intrépide qui brûle sous ma peau, leur était absolument invisible aujourd’hui. Nous n’avons pas les mêmes antennes. Je me demande, depuis, qu’est-ce que j’ai manqué, oublié, effacé, raté, d’autrui, moi aussi, sur quoi ai-je fermé les yeux et les oreilles alors que quelqu’un de timide, pudique, ou bien d’exubérant.e, me le tendait sur un plateau ? À contre-courant du temps, je scrute les visages, ces parchemins de peau dont l’encre reste à révéler. Transitionner est un acte d’humilité.
C’est ce qui permet de relativiser les blessures minuscules, les échardes du quotidien — que d’autres, bien plus opprimé. es par leur entourage, voient se transformer en plaies béantes. Tant que tu peux te mettre à la place de l’autre, dans une certaine mesure, tu peux communiquer. Mais comprendre n’est pas synonyme d’excuser. Donc, être trans, transfuge, venir de la cis-nation pour être naturalisé. e dans un autre pays, plus touffu, plus isolé, intrinsèquement tendre, mais tout de pierre bâtie, c’est, pour survivre dans certains cas, ou pour faire subsister des liens auxquels on tient entre nos deux pays (puisque les drapeaux en vogue aujourd’hui rebattent les cartes géographiques), oui, c’est être plus malin. e que celui qui t’assaille de questions sans préambule, c’est comprendre sans excuser, constater sans pardonner, admettre sans se blesser, vivre sa joie en toute intériorité, puisqu’à l’extérieur de l’infra-monde, des hyènes désœuvrées nous mordent les mollets. C’est vivre sa vie tant qu’il est encore temps.
Esteban
28 Novembre 2020
Performer la rage transgenre. Par Susan Stryker.
28 OCTOBRE 2020
« Les genres fluides. De Jeanne d’Arc aux saintes trans ». Recension du dernier ouvrage de Clovis Maillet paru aux éditions ARKHÊ.