Ce texte a été écrit avant le report du concours de cette année à 2021, pour cause de Covid-19. Il cherchait à convaincre tout le monde de regarder l’édition 2020 qui devait avoir lieu dans quelques jours, pour essayer de comprendre la mécanique politique qu’il y avait à l’œuvre. S’intéresser à l’Eurovision, c’est aussi réaliser que nous sous-estimons souvent la puissance des choses qui nous paraissent les plus futiles, dans un curieux mélange de chansons de variété et de géopolitique.
« Le football international est la continuation de la guerre par d’autres moyens. » George Orwell
À chaque fois que le mois de mai approche, en plus des beaux jours : l’Eurovision. J’en parle, et partout des gloussements, ou du mépris. Ils ne comprennent pas ! Il faut bien avoir à l’esprit qu’un visionnage de la finale de l’Eurovision en entier et en direct est une expérience sensorielle totale dont personne ne sort vraiment indemne. En plus d’un léger mal de tête au bout de trois heures de musique, dont la finesse pourrait être comparée à celle d’un tank allemand envahissant l’Autriche, notre sensation est celle d’une réalité bien fade et bien triste. Comment en pourrait-il être autrement quand il nous a été donné à voir, pêle-mêle : une Beyoncé azérie, de la techno ukrainienne, du ska moldave, des (très) grandes robes avec (beaucoup) de fumée, une Shakira grecque, une autre arménienne, beaucoup de fausses notes, des chorégraphies dantesques, des beaux-gosses en carton, etc. C’est toute la richesse de la culture pop européenne qui s’exprime, à savoir, qui essaye à tout prix de copier la culture hégémonique américaine, sans jamais vraiment y parvenir. C’est ce qui rend des mouvements musicaux comme l’eurodance ou l’italo-disco aussi charmants ; ils ont toujours, même dans leurs meilleures productions, ce je-ne-sais-quoi d’un peu raté, d’un peu nul, d’un peu cheap. L’Eurovision, c’est un art passionnant de la contrefaçon et de l’extravagance.
Pourtant, ce concours de la chanson, existant depuis 1956, a marqué l’histoire de la musique pop mondiale (ABBA, France Gall, Céline Dion). Il fut créé par l’Union européenne de radio-télévision (UER), qui fut à l’origine de la première retransmission en direct du couronnement de la reine Elizabeth II en 1953 dans plusieurs pays européens, et qui, dans un contexte d’après-guerre et de propagation de la télévision, voulait à l’origine encourager les coproductions entre les pays du continent. Fut donc créé le
Concours Eurovision de la chanson, sur le modèle du concours de la chanson de San Remo, concours de chansons de variété très populaire en Italie. Ils n’étaient au début que sept pays, puis bon an, mal an, une quarantaine, incluant Israël, l’Azerbaïdjan voire même l’Australie (!) dans les frontières de l’Europe. C’est donc bien devenu un concours à la portée internationale, voire mondiale. Et de ce fait un programme qui a porté l’empreinte des conflits géopolitiques du moment, voire même a contribué à en créer certains.
GéoEurovision
Géographie du vote
Une question cristallise particulièrement les tensions : celle du vote. Par exemple, on remarque que le Big Four (Allemagne, l’Espagne, la France et le Royaume-Uni, et Italie), qui est le groupe des pays qui contribuent le plus financièrement à l’UER, ne remporte pas beaucoup de points depuis un certain temps. En effet, beaucoup expliquent ça par le fait que les pays de ce groupe n’ont pas à passer les demi-finales, sont directement sélectionnés en finale du fait de leur financement plus important, et donc qu’ils en recevraient moins car cette situation est perçue comme injuste. Aussi on a mis en évidence que les pays avaient tendance à voter pour leurs voisins géographiques, et l’on pouvait voir la présence de blocs de pays : un groupe nordique, un groupe des Balkans, un groupe de l’Europe de l’Ouest, un groupe des anciennes républiques soviétiques (Russie, Ukraine, Pologne, Caucase), et un groupe de l’Est de la Méditerranée (Turquie, Israël, Grèce, Chypre). Ainsi, d’aucuns diront que le vote est pipé, puisqu’entaché par le soupçon de préférer ses amis à la qualité intrinsèque des chansons. Cependant, on voit bien les limites de cet argument, car même si cet effet ne peut être négligé, ces zones de votes montrent aussi des zones aux cultures proches, voire similaires, et donc il n’est pas étonnant que l’on vote pour son voisin aux goûts si partagés.
La Russie et l’Ukraine
Aussi, peut-on voir la relation entre Ukraine et Russie comme exemple emblématique des tensions qui transparaissent à travers le concours. En 2019, sur fond de tensions, l’Ukraine a décidé de ne pas participer, suite au refus de quatre groupes différents de représenter le pays. Le diffuseur national, l’UA:PBC, posait comme condition aux artistes de ne plus se produire en Russie, et qu’ils deviennent les « portes-parole de l’opinion publique ukrainienne dans le monde ». Ce qui a fait dire à la société, après leur refus : « La sélection nationale en 2019 a mis au jour et attiré l’attention du public sur les problèmes systémiques de l’industrie musicale en Ukraine : les artistes ont des liens avec le show-business du pays agresseur » (à savoir la Russie). Mais cet incident n’est que le dernier d’une longue liste qui dure depuis 2014 avec l’annexion, opérée manu militari par la Russie, de la Crimée, petite région ukrainienne qui donne sur la mer Noire, et qui a provoqué une grande crise diplomatique internationale. [1] L’édition de 2016 a été pour cela dantesque. On se remettait à peine de celle de 2014 qui avait été remportée par l’autrichien drag queen/femme-à-barbe Conchita Wurst [2] ; on se remettait aussi à peine de la candidate française de 2015, Lise Angell [3], qu’on pourrait légitimement qualifier de Nathalie Loiseau de la chanson ; et voilà que la géopolitique arrive avec fracas. L’enjeu de cette année-là était bien de départager la Russie et l’Ukraine. La première présentait, Sergey Lazarev, un candidat qui avait tout pour plaire : un rythme entraînant, un candidat bon pour Garçon Magazine, une chorégraphie écran géant/Futuroscope/étoiles filantes/antigravité ; la seconde, 1944, interprétée par Jamala, qui évoque la déportation des Tatars — un peuple turc — habitants en Crimée, décidée cette même année par le gouvernement de l’URSS, alors stalinienne. Cet épisode rappelle évidemment le contexte actuel, et, alors que le règlement de l’Eurovision interdit toute chanson « politique », c’est une manière détournée de le faire comprendre. C’est finalement l’Ukraine qui gagne, pour des raisons qui doivent beaucoup à la politique. Le vote sera contesté par la Russie, en arguant que celle-ci est politique. L’année d’après, et comme le veut le règlement, l’Ukraine organise le concours. Elle riposte et interdit à la candidate russe d’entrer pour trois ans sur le sol ukrainien, sous le prétexte qu’elle a donné des concerts en Crimée, sans autorisation de l’Ukraine. Et il semble que cette tension internationale autour de l’annexion de la Crimée n’a pas fini d’exister dans le concours.
Israël
Autre pays qui a marqué l’histoire géopolitique du concours : Israël. En 1978, le pays, qui participe pour la première fois, remporte le concours à la surprise générale avec la chanson A-Ba-Ni-Bi. Pour cette édition, les diffuseurs télé des pays d’Afrique du Nord et du Proche-Orient décidèrent de passer des publicités pendant sa prestation. Alors que la victoire du pays devient inéluctable, ils mettent fin à la retransmission. La Jordanie, pays qui jouxte Israël, et qui sort de plus d’une décennie de très grande tension avec celui-ci — notamment en 1968 avec la guerre des Six Jours — fait plus original et décide de remplacer la diffusion par un gros plan sur un bouquet de jonquilles. Le lendemain, les journaux jordaniens proclament la victoire de la Belgique, en réalité arrivée en deuxième position. Plus récemment, en 2000, les chanteurs du groupe représentant Israël brandissent un drapeau syrien, pour promouvoir la paix, alors que les deux pays sont en guerre, malgré des moments de détente, depuis les années 40. Cela fit grand scandale en Israël.
L’Eurovision mange les gays
Aussi a-t-on parlé des tensions géopolitiques qui ont pu transparaître dans le concours, maintenant il nous faudrait parler des enjeux géopolitiques propres au concours lui-même. Il se trouve qu’en tant que manifestation télévisuelle extrêmement populaire et regardée, l’enjeu sera alors pour les pays de se mettre en avant ou de se rendre plus visibles à l’intérieur du concours.
En 1977, bien qu’elle ne soit pas la première du genre, est créée la plus célèbre et emblématique publicité pour une ville : « I ♡ New York ». Depuis cette époque-là, l’enjeu pour les villes et les pays à se constituer en marque (à faire du nation ou du city branding) pour se donner une image enviable et attrayante à l’étranger et ainsi attirer les touristes n’a fait que grandir. On a tous en tête des exemples comme Amsterdam ou Barcelone qui sont devenues d’immenses centres touristiques, mais cette logique propre à la métropolisation s’est tellement étendue, qu’on a pu voir Saint-Étienne se présenter comme la ville du design ou Le Mans comme gay-friendly [4]. Le plus souvent, pour se montrer attractif, la ville ou le pays se pare de valeurs progressistes (ouverte aux homosexuels, éco-friendly, etc.). La critique qui est souvent faite à cette politique de branding avec des valeurs progressistes, est que celle-ci va pouvoir être utilisée pour contrebalancer, voire pour cacher les politiques oppressives et anti-progressistes menées par cette ville ou ce pays, voire même rentrer en totale contradiction avec ces valeurs affichées par ailleurs. C’est le cas du greenwashing, qui applique cette logique en se montrant comme écologiste, ou le pinkwashing qui le fait en se montrant comme ouverte aux homosexuels (ces deux mots viennent de whitewashing qui signifie en anglais blanchir, camouflage, travestissement).
Or, comme beaucoup d’émissions de chanson populaire, l’Eurovision est très appréciée des gays. En effet le concours est particulièrement généreux en icônes gay, divas à fumée, et bizarreries en tout genre. On pensera premièrement à ABBA, groupe de pop suédois, peut-être le plus emblématique de l’histoire de l’émission, qui y présenta sa chanson Waterloo, et qui fut extrêmement populaire dans les milieux homosexuels. Mais le véritable tournant eut lieu en 1998, lors de la victoire de la candidate qui représentait Israël, Dana International, chanteuse alors ouvertement transgenre. On comprit alors qu’une grande partie de ses téléspectateurs étaient en fait LGBT et plus particulièrement gay. Dans le même temps, les pays et villes qui essayaient de faire leur branding, comprirent l’importance stratégique de l’Eurovision pour à la fois toucher les gays qui voudraient faire du tourisme dans le pays, en se montrant accueillants, et se montrer progressistes envers les LGBT pour obtenir une bonne image auprès de tout le monde, ou éventuellement essayer de changer sa mauvaise image. On le voit dans les stratégies de pinkwashing, à savoir celle de vouloir camoufler sa mauvaise image et se montrant progressiste envers les gays, comme nous pouvons le voir avec le cas emblématique d’Israël [5] ; mais nous pouvons aussi le voir à l’inverse, et c’est un phénomène inédit, avec la sortie de la Hongrie du concours, décidée en 2019 par son gouvernement d’extrême droite, car il serait « trop gay ».
Pas assez sérieux pour être complètement futile
Ainsi comme nous avons pu le voir le Concours Eurovision de la chanson est un entrelacs passionnant d’enjeux géopolitiques entre les différents pays qui y concourent. De la même manière que la Coupe du Monde de Football, et les Jeux olympiques, il est un bon thermomètre de l’échiquier international, représentant les conflits sous la forme d’un jeu télévisé de musique pop. Il est aussi crucial car il concerne directement les LGBT, et on pourrait même avancer qu’il s’agit de la plus importante et de la plus puissante des représentations des minorités sexuelles, regardée par 182 millions de personnes en 2019. Il concentre aussi de grands intérêts politico-financiers en ce qui concerne le tourisme, et la constitution du branding de pays ou de villes.
Autant de raisons de sérieusement s’y intéresser, et ne plus le balayer d’un revers de main, car il ne nous faut jamais sous-estimer le pouvoir trouble de ce qui nous paraît futile et simplement divertissant.
[1] Pour en savoir plus, vous pouvez regarder cette excellente vidéo réalisée par le journalLe Monde sur les raisons politiques et le contexte historique de cette annexion, et qui en montre bien la complexité.
[5] Pour en savoir plus, vous pouvez lire le très bon livre du journaliste Jean Stern : Mirage gay à Tel-Aviv (éd. Libertalia) ou lire l’article Pinkwashing en Israël (TROU NOIR #3), qui retranscrit plusieurs interventions du même auteur.
28 Janvier 2020
Peu de chansons peuvent revendiquer ce statut de classique.
28 mai 2021
« Les hommes n’attendent pas, avait-elle dit. »
28 Juin 2020
« Je n’ai pas oublié l’injustice qui a creusé un trou noir dans l’âme et l’a laissée saigner - un trou que les médecins n’ont pas encore pu guérir. »
Texte de Sarah Hegazi
28 Mars 2020
Interventions de Jean Stern à propos de son livre "Mirage gay à Tel Aviv".
Quelles sont les questions auxquelles le pinkwashing semble apporter une réponse ?
28 Mars 2020
Interventions de Jean Stern à propos de son livre "Mirage gay à Tel Aviv".