TROU NOIR

Voyage dans la dissidence sexuelle

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Se souvenir - avec Alexis Pauline Gumbs et Prentis Hemphill

Dans cette conversation, Prentis Hemphill, ancien·ne Healing Justice Director du mouvement Black Lives Matter et praticien·ne somatique, s’entretient avec la poétesse féministe noire et “queer troublemaker” Alexis Pauline Gumbs. Ensemble, elles s’interrogent sur les différentes manières par lesquelles nous pouvons apprendre à célébrer nos ancêtres fugitives dans les luttes qu’elles ont menées avant nous. « Elles nous aimaient avant même que nous soyons nées », dit Alexis Pauline Gumbs à propos des féministes noires qui se sont battues pour que les vies noires soient possibles aujourd’hui : quelles forces pouvons-nous tirer au présent des cérémonies qui nous lient à ces passés puissants ?

Prentis : Je vais être honnête. Je ne sais pas vraiment comment mettre des mots sur ce qu’Alexis Pauline Gumbs fait. Elle écrit, oui, mais elle propose des plongées aussi ; elle ouvre des portails, elle se souvient, elle crée des cérémonies. Cette conversation est au moins autant une célébration de nos ancêtres que de l’expérience du temps présent. « Nous sommes dans le temps du déploiement de l’amour. Comment pourrions-nous être ailleurs ? » demande-t-elle. « Quel autre temps pourrions-nous habiter ? » Nous sommes sur le seuil. Les choses changent, vite et radicalement. Par son œuvre et sa manière d’être dans le monde, Alexis illumine une voie pour le féminisme noir, une voie de libération.
Alexis est une semeuse de troubles queer, une évangéliste de l’amour féministe noir, et l’autrice de nombreux livres dont les plus récents sont Dub : Finding Ceremony mais aussi Spill et M Archive. Je vous recommande chaudement de vous procurer tous ces titres, de travailler avec eux et de les laisser vous travailler. Et je suis particulièrement ému·e à l’idée de partager cette conversation avec vous aujourd’hui.
(…) Alexis, il y a dans ton travail une certaine capacité non seulement à pointer vers le futur, mais encore à voyager dans le temps. On y a comme le sentiment d’un pli du temps sur lui-même, mais aussi d’une expansion qui traverse ton œuvre et ton écriture. Je dis cela parce que quand on s’est mis·es à réfléchir à ce podcast et à qui l’on pourrait y inviter pour nous aider à « trouver une direction [1] », c’était presque évident – je me suis dit : « je ne sais pas dans quelle direction Alexis va nous pointer, mais je sais que c’est un endroit où je veux aller. » (Rires.) Et donc ma première question pour toi, ce serait celle que je pose à toutes les personnes qui sont invitées sur ce podcast : Comment est-ce que tu décrirais l’endroit où nous sommes ? Comment est-ce que tu nous situerais collectivement ? Où sommes-nous ?

Alexis : Oh j’aime tellement cette question. Vraiment. Et je veux dire à quel point c’est puissant de sentir ta confiance en moi comme boussole. Et je trouve vraiment remarquable cette idée que tu poursuis, avec Finding Our Way, de rassembler des boussoles, de rassembler des instruments pour mesurer « où nous sommes ». Et je pense aussi aux cadrans solaires. Et à l’espoir que j’ai de pouvoir servir de piste d’atterrissage pour cette lumière ancestrale du soleil qui peut, si on la laisse faire, nous servir de guide. C’est ce que j’espère. Et c’est ce que j’entraîne quotidiennement. Donc oui, boussole.
(…) Et si j’essaye de prendre au sérieux ce rôle de boussole ou de cadran solaire, je crois que j’ai besoin de penser à la relation entre temps et espace, et à cette question que pose Grace Lee Boggs : « quelle heure est-il sur l’horloge du monde [2] ? » Et alors je réalise à quel point ma relation au temps est queer, à quel point je ne rêve que d’une chose, c’est de me synchroniser avec tout le monde : avec des baleines éteintes aujourd’hui, avec des étoiles qui sont à des années-lumières d’ici. Je pense à la manière dont je peux les voir, mais dont elles ne sont peut-être plus là ; il y a une sorte de volonté d’être ensemble avec elles. Et je crois que c’est vraiment la question qui est au cœur de tout ce que je fais : comment est-ce qu’on peut être ensemble ? En un sens, mes pratiques créatives et spirituelles ne sont en fait qu’une seule et même pratique où il s’agit pour moi d’être avec, d’être auprès de tout ce qui est vivant. Ces pratiques sont une sorte de preuve qu’au-delà du temps linéaire que j’ai été entraînée à adopter, qu’au-delà de ce qu’en dit le capitalisme, le temps est vraiment une forme queer. C’est pour cela que j’aime le mot que tu as utilisé : celui de « déploiement », parce que je crois que c’est là que nous sommes maintenant, comme toujours : nous sommes dans la possibilité de l’amour ; nous sommes dans le déploiement de l’amour. Et nous avons accès à cela. Est-ce que j’ai toujours conscience que je suis dans le temps du déploiement de l’amour ? Non, des fois je crois que je suis bloquée dans les bouchons ou que je m’ennuies à une réunion, (rires) comme si c’était que j’étais.
Mais quand tu me demandes où nous sommes collectivement, je sais que c’est là où nous nous trouvons. Et je pense que c’est vraiment intéressant de considérer cette question à ce moment précis [3] où nous sommes, physiquement, là où nous pouvons être, et à la manière dont nous pouvons ou pas nous rassembler en suivant des formes auxquelles nous avons été habitué·es par le passé. Je crois que cette situation offre à chacun·e une certaine rigueur quant à la question de savoir « où » nous sommes, parce que la réponse simple : je suis à la maison, je suis au travail, je suis à l’école, ne signifie plus la même chose qu’il y a quelques mois encore. (Signe d’approbation.) Je crois que là où nous en sommes, c’est au même endroit qu’à n’importe quel autre moment : nous en sommes à apprendre à aimer, mais d’une manière bien plus profonde en ce moment précis. Nous apprenons ce que cela veut dire que de rester à la maison, si du moins nous avons la chance d’avoir une maison stable. Nous apprenons ce qui se joue dans le fait d’avoir une maison quand tant d’autres personnes sont expulsées de chez elles. Je crois que c’est ce que la situation où nous sommes nous demande à tous·tes : qu’est-ce que cela signifie « être chez soi » sur cette planète ? En quoi cela consiste-t-il vraiment ? Parce que quoi que nous ayons pu penser que c’était, nous sommes vraiment appelé·es à l’apprendre autrement et à nous défaire des définitions et des présupposés que nous avions. Donc voilà, voilà où je crois que nous sommes. Je veux dire : je sais que nous sommes dans le déploiement de l’amour. Et pour ma part, au moment je parle, je suis pleine de gratitude. Je suis pleine de gratitude pour ça. Je suis pleine de gratitude pour le fait que, face à l’impermanence de tout le reste, face à la manière dont cette impermanence nous est jetée à la figure (signe d’approbation), j’ai le sentiment que l’amour est constant. Et donc si nous pouvons apprendre à aimer, voilà qui nous donne un foyer, et la sorte la plus profonde de foyer qu’on puisse avoir. Et c’est ce que je veux pour nous. Et de fait cela ne peut pas être, l’amour ne peut pas être un foyer, une maison, s’il n’est pas un foyer, une maison pour nous tous·tes.

Prentis  : Ce que tu viens de partager me donne tellement d’ancrage. Je sens à la fois combien c’est profond et combien cela m’oriente. Ces questions : comment est-ce que nous sommes les un·es avec les autres ? Comment être ensemble ? Et cette idée : que nous sommes dans l’épanouissement de l’amour, que nous sommes en train d’apprendre à être chez nous sur terre. Cela donne tellement d’ancrage et de tellement de manières différentes. Et il y a là, et je le ressens dans tout ton travail, une manière non pas nécessairement de rejoindre l’urgence d’un moment particulier, mais plutôt un engagement profond envers une certaine manière de montrer ce que cela signifie que d’être en vie et d’aimer au milieu de la catastrophe ou de l’apocalypse. Mon impression c’est que ce sont ces deux choses à la fois qui se produisent dans ton travail. Quand je te lis, quand je t’écoute, je ressens de l’ancrage et de la clarté et de la connexion à toutes les générations qui viennent avant et après ton travail. Et donc ce serait ma question : dans quelle mesure cette connexion aux générations précédentes participe à ta manière de soutenir ce travail ?

Alexis  : Absolument. Absolument. Je veux dire : je crois que c’est cela mon travail. Je crois que c’est ça : l’espace pour être ensemble. Ma manière de dire cela, c’est de dire que mon travail est une cérémonie, et ma question est toujours : quelle est la cérémonie ? Je sais que c’est possible pour nous d’être ensemble, mais quelle est la cérémonie pour le faire ? Et il est possible que je n’aie pas encore trouvé la cérémonie, mais je sais qu’elle existe. On peut la trouver, on peut l’inventer ou se la rappeler. Souvent, je pense d’ailleurs que c’est la même chose : on croit souvent qu’on l’invente, mais en fait, on ne fait que s’en rappeler. (Signe d’approbation.) Et donc oui, j’aime la manière dont tu décris cette situation. Et en effet je tiens, je contiens ce travail de la manière que tu as dite. Et je crois que c’est important. Je veux dire que quand tu parles de refuser la perspective de l’urgence, je crois que c’est vrai parce que ce qui est important pour moi, c’est de ne pas m’attacher à la vie comme s’il s’agissait d’une ressource limitée. C’est crucial parce que c’est exactement ce que fait le capitalisme. On pourrait dire : voilà un slogan du capitalisme. (Signe d’approbation.) « Le capitalisme : parce que ta vie est une ressource limitée. » (Rires.) C’est plus ou moins ce qu’il enseigne. Et je sais que ma vie n’est pas une ressource limitée parce que je sais que ma vie n’est même pas la mienne. Je sais qu’elle est telle que… elle est une énergie qui a traversé et qui traversera des générations et des générations de vivant·es dans tellement de formes que je ne peux même pas les imaginer. Et pourtant, crois-moi, j’essaye. Mon travail c’est ça : essayer d’imaginer quelles formes la vie pourrait prendre.
Et c’est crucial. C’est très important. Et de même qu’il est crucial pour moi d’être là, je pense que c’est aussi très important pour moi de me demander : qu’est-ce que je peux apprendre du moment présent ? Et qu’est-ce que les autres sont en train d’essayer de m’apprendre avec leur…, avec ce qu’iels sont en train de faire, quelle que soit la manière qu’iels ont d’être là avec nous ? Je crois que c’est très important pour moi d’être présente à cela et de m’accorder à ça. Et il y a une telle abondance, et un tel amour quand je me place dans cette attitude. Quand je me souviens que ce qui est en train d’arriver fait partie de quelque chose de tellement infini que je ne pourrai jamais en découvrir toutes les facettes. Et c’est quelque chose qui a un potentiel de guérison au-delà de tout ce que je pourrais jamais décrire.
C’est la raison pour laquelle je demande toujours à Fannie Lou Hamer [4] : qu’est-ce que je dois faire ? (Rires.) Et surtout quand je me pose des questions autour du vote et de la politique électorale, qui me paraissent si limitées, et si linéaires dans leur manière de réduire tout à une alternative : soit ceci soit cela, soit lui soit elle. Et mon sentiment c’est que Fannie Lou Hamer et Ella Baker voulaient créer tout autre chose. Leur idée, et elles ne l’auraient sans doute pas formulé comme cela, mais il y avait quelque chose de l’ordre de : il s’agit de rendre les gen·x·tes envieuses du monde, (signe d’approbation) envieuses du monde qu’iels méritent, simplement en leur montrant un exemple de ce qu’il pourrait être. Je crois que c’est cela qu’elles faisaient au sein du Freedom Democratic Party. Et je suis inspirée par ça.
Et donc, d’accord, il ne m’en faut pas beaucoup pour me mettre à parler de Fannie Lou Hamer, parce que je pense tellement à elle. Je l’aime tellement. Parce qu’elle m’apprend à ne pas penser que ma vie est une ressource limitée. Et donc Fannie Lou Hamer a regardé… on n’y pense pas toujours quand on pense à elle, mais elle avait aussi une pratique intense de recherche dans les archives… elle a regardé les registres à Charleston qui listaient des gens sous la rubrique « propriété » à leur arrivée dans ce pays. Elle est allée regarder, elle est allée regarder les tracés de leurs signatures, elle est allée regarder les listes, et les tableaux. Et donc quand tu penses (j’en ai des frissons), quand tu penses à ce qu’elle voulait vraiment dire quand elle prenait la parole aux meetings et qu’elle chantait, et qu’elle leur demandait : qu’est-ce ce qui est en jeu dans l’inscription de nos noms sur les listes électorales ? (Signe d’approbation.) Ce n’était pas une question de politique électorale, ni telle qu’elle existait alors, ni telle qu’elle existe aujourd’hui. La question n’était pas celle de pouvoir voter ou non.
Et bien sûr il y a là tout un tas de problèmes avec le vote : le problème que j’ai avec l’idée du vote c’est que c’est une idée qui essaye de me convaincre, ou de me dire que je suis un individu, alors que je sais que je ne suis pas un individu. Je sais que je suis une multitude. Mais Fannie Lou Hamer savait cela ! Ce qu’elle disait c’est : mon nom ne va pas ici parce que je sens que moi, en tant que personnelle individuelle, ai besoin d’accepter cette croyance dans les politiques électorales. Non ce qu’elle dit c’est que nous avons besoin de ré-apprendre la signification de nos noms. (Signe d’approbation.) Ce qu’elle disait, c’est que nous avions là une opportunité d’être ensemble avec toutes ces personnes qui n’étaient même pas censées savoir qui elles étaient. Parce que ce que faisaient ces églises pleines de gens qui risquaient leurs vies et risquaient de perdre leurs emplois pour aller voter, cela n’avait rien à voir avec la réification du vote. C’était une manière d’avoir le savoir dans leurs corps – oui ? –, on pourrait dire le savoir somatique (signe d’approbation) que ce qui avait été dit sur elles dans le contexte du capitalisme racial ne pouvait pas limiter leur action.
Leurs noms pouvaient être des boussoles. Ils pouvaient être des cadrans solaires pour la lumière de tous·tes leurs ancêtres. Iels n’étaient « propriété d’un-tel ». Iels n’étaient pas « employé d’un-tel ». C’est de cela qu’il était question : faire en sorte que tous les esprits qui pourraient jamais les aimer puissent les trouver. C’est cela que j’étudie. En un sens, j’essaye d’être comme Fannie Lou Hamer qui… c’est ça, voyager dans le temps ! Je veux dire que ce que je fais, du mieux que je peux, c’est essayer de pratiquer le voyage dans le temps. (Rires.) Je ne sais pas, je ne sais pas comment dire : amener la vibration dans ta voix et amener les gen·x·tes à faire exactement ce que toutes leurs habitudes et le capitalisme leur ont appris que c’était impossible pour eux de le faire. Ah, Prentis, tu sais : Fannie Lou Hamer forever !

Prentis : Alexis. Il y a quatre-vingt-cinq… je prends des notes maintenant parce que (rires), j’ai tellement de pensées, questions, poèmes qui m’arrivent quand tu parles. C’est juste que – j’en ai des sueurs ! J’avais une question, que j’allais te poser, et je pense que tu es en train de naviguer dans ces eaux-là. C’est la question de l’individualisme et des manières dont nous adhérons (ou pas) à cette manière de penser, et ce que cela nous enseigne, et comment l’individualisme est renforcé par le système électoral et par différents aspects de la culture dans laquelle nous baignons. Cela informe tellement notre concept de ce que peut être la liberté que je me demande si tu n’aurais pas une contre-vision, et j’ai l’impression que tu es déjà en train d’en parler, de ce que pourrait être la liberté si l’on ne situe pas la vie et l’humanité dans un cadre individualiste ? Quelles sont les possibilités ?

Alexis  : Oui, c’est ça la vraie liberté. La vraie liberté. Ooh. Oui. J’ai l’impression que Fanny Lou Hamer avait vraiment très envie d’être avec nous aujourd’hui. Parce que je réalise maintenant que toute la journée, elle n’a pas arrêté de se faire remarquer. Mais, oui, donc, c’est cela la vraie liberté. C’est la vraie liberté dont je parle parce que je suis toujours en train de parler de Fannie Lou Hamer. Et tu sais Fannie Lou Hamer était la plus jeune des enfants de ses parents – je ne sais plus combien iels étaient, peut-être douze mais je me trompe peut-être. Bref, en tant que petite dernière, sa mère lui a transmis des chants, que d’ailleurs Bernice Reagan, Dr. Bernice Reagan a rassemblé pour le Smithsonian Institute et que vous pouvez entendre…

Prentis  : Wow, tout le monde, arrêtez de nous écouter et allez écouter cela maintenant.

Alexis  : Oui s’il vous plaît. Songs That My Mother Taught Me, Fannie Lou Hamer [5]. Et, mhm, ces chants que sa mère lui a transmis lui avaient été transmis à elle par sa grand-mère et ils appartenaient donc au temps de l’esclavage. Et ces chants, ces chants sont tellement radicaux. Écoutez-les. Ça parle de comment les Blanc·he·s vont tous·tes finir en enfer s’iels ne s’arrêtent pas tout de suite et s’iels n’en finissent pas avec l’oppression. J’étais face à ça et je voyais bien comment elle me contenait, comment elle m’embrassait depuis ces chants. Et donc il y a quelque chose pour moi dans ce lien ancestral en particulier qui me montre que la liberté qui est disponible pour moi au-delà de mon idée de moi-même comme individue et au-delà de ma participation à la démocratie capitaliste mais aussi plus généralement au capitalisme sous la forme de l’unité qu’on appelle « l’individu » et qui n’a été créée que pour que le capitalisme fonctionne, ou en tous cas qui n’a certainement pas été créée pour que le bien arrive. Certainement pas créée, (signe d’approbation) pour que, tu vois ce que je veux dire, ma famille soit heureuse. Il a été créé, ce concept, pour qu’il puisse y avoir une unité extractible. (Signe d’approbation.) Il a été créé pour qu’on puisse être compris·es comme des ressources limitées, alors que nous ne sommes pas limitées, nous sommes infinies et nous appartenons à une chose qui elle aussi est infinie. Et donc oui, voilà la liberté qui est disponible quand ma vie n’est pas une ressource limitée.
Ma compagne, Sandogare, s’est prise de passion il n’y a pas longtemps – c’est ce qu’on fait, le plus clair du temps : on geek –, elle s’est prise de passion pour les cellules : les cellules de nos corps et les cellules dont sont faites les plantes. Et elle m’a appris qu’une cellule ne peut pas se protéger et croître en même temps. (Rires.)
Donc (signe d’approbation) nous en sommes là, n’est-ce pas ? Toutes nos cellules en sont là, et toi dans ton travail, tu nous apprends tellement quant à ce qu’on peut faire pour être dans un espace suffisamment sécure pour permettre la croissance. (Signe d’approbation.) N’est-ce pas ? Et qu’est-ce qui se passe, à quoi cela ressemble-t-il, cette croissance ? De quelles limites avons-nous besoin ? Ce que je sais c’est que cela m’aide de comprendre que ma vie n’est pas cette petite chose, qu’elle n’est pas, qu’elle n’est pas ce petit nombre de décennies qui sont allouées à cette forme pour exister. Ce n’est pas ça ma vie. Qu’est-ce que tu vas faire face à ça, capitalisme ? Qu’est-ce que tu peux faire ? Qu’est-ce que tu peux me faire si je ne crois pas en ça ? C’est ce que les Black Panthers disaient. C’est ce que Fred Hampton disait quand il disait : « tu peux tuer un·e révolutionnaire, mais tu ne peux pas tuer la révolution [6]. » C’est ce que Huey P. Newton voulait dire quand il demandait : « prison, où est ta victoire [7] ? » (signe d’approbation) Tu ne peux pas contenir mon esprit. Et c’est cela, la liberté. Et si tu prêtes attention, c’est ce que tu peux entendre d’un bout à l’autre de l’histoire. Tu peux entendre Ida B. Wells [8] dire cela, quand elle dit : vous pouvez m’abattre ; si je tombe, ce sera autant de distance franchie en direction de la justice. Tu peux entendre Fannie Lou Hamer le dire : ce que j’essaye de protéger, ce n’est pas cette petite ressource appelée “unité de vie humaine”. (Signe d’approbation.) Si c’était le cas, il n’y aurait aucune liberté là-dedans. Il n’y a aucune liberté là-dedans. Là où il y a liberté, c’est dans l’expansion de ce que l’amour nous apprend, à savoir : à quel point nous sommes lié·es, à quel point nous ne pouvons pas être détruit·es. Nous ne pouvons qu’être transformé·es. Et c’est ce qui se passe. Voilà, ce que c’est pour moi la vraie liberté.

Prentis  : Est-ce que vous avez bien entendu ? Est-ce que (rires) vous avez bien entendu ce que Sister Dr. Alexis est… Est-ce que vous entendez ? Parce que moi, là, j’en ai des frissons… (Rires.)

Alexis  : Moi aussi, j’ai des frissons. Je ne crois pas de toute façon être seule à parler. Ça me (wooh) ça me traverse.

Prentis  : Oui c’est ça. C’est ça. Je me sens vraiment proche de ce que tu dis, et cela me fait penser à quelque chose que je voulais te demander, à savoir : comment est-ce que tu te souviens ? Je veux dire ce type de souvenir dont tu parlais à l’instant. Tu parlais de la création des cérémonies qui permettent de s’assurer que la vie peut fleurir, peut se déployer. Et j’ai le sentiment que cette activité du souvenir est une des techniques essentielles de ta pratique. Et je pense au fait que nous sommes dans ce moment politique où le désir d’oublier, le désir d’anhistoriciser est si fort. (Signe d’approbation.) L’impulsion de nier, la pratique de nier ce qui est arrivé ou ce qui arrive en ce moment même. Et au contraire ta pratique du souvenir vient non pas tellement contrer, mais vraiment dépasser ces impulsions. Voilà pourquoi je voulais t’entendre sur ce que tu fais pour te souvenir.
Et une chose que je voulais te dire, en guise de question, une chose que je t’ai déjà dite, c’est que pour me préparer à te parler ce matin, je me suis réveillé·e et je me suis assis·e avec mon arrière-grand-mère. Et j’ai essayé de me souvenir de son existence et de sa vie, et de l’écouter, de me connecter à elle. Et je me suis senti·e uni·e à elle. Dans ces moments-là, il y a un sentiment d’amour qui me remplit. Je me tiens en face de sa photographie, qui est à peu près la seule chose qu’il me reste d’elle, et qui me permet de me connecter à elle et à ce qu’elle m’enseigne. Cette image m’apprend comment être avec la joie, comment être avec la vie et une certaine vitalité. Elle m’apprend à me prendre au sérieux, mais pas de manière rigide. Elle m’apprend à être attentif·ve et à habiter cette vie. Je sens que je peux voir tout cela dans cette image. C’est pour cela que ça me paraissait être la bonne manière de préparer mon temps avec toi. (Signe d’approbation.) Et en ce sens, c’est proche de ta manière de te souvenir de celles que ce système à essayer d’effacer : les femmes noires (signe d’approbation) et ton incroyable insistance et ton attachement aux textes du féminisme noir, à ses enseignements. Et donc je me demandais si tu pouvais nous parler de cette pratique du souvenir, et de qui tu te souviens, et de la manière dont tu te souviens de te souvenir de ces personnes-là en particulier, et des relations que tu entretiens avec elles.

Alexis  : Oh c’est tellement beau. Je suis en fait très touchée, et vraiment très reconnaissante au fait que tu m’aies raconté cette histoire deux fois. Tu me l’as dit un peu plus tôt et tu me le redis maintenant, et je crois que je commence seulement à le comprendre : l’idée que quelqu’un·e puisse se préparer à parler avec moi en s’asseyant avec son arrière-grand-mère. Tout est là. Je suis tellement honorée. Je sens combien cela honore mes ancêtres, que tu aies eu cette impulsion et que ce soit ce que tu aies fait. Parce que ce que cela implique, c’est que cet acte a permis à nos ancêtres d’entrer en communion. (Signe d’approbation.) Je veux dire au sens où tu t’efforces de m’atteindre, de me toucher à travers elle. Quel honneur pour nous tous·tes, pour toute cette multitude que nous sommes. Il fallait que je le dise, parce que cela signifie beaucoup de choses pour moi. Et donc je dirais que je suis immensément reconnaissante à ton arrière-grand-mère, et à son visage, et à la manière dont elle te regarde à travers cette image. Je suis reconnaissante envers tout ce qu’elle a dû faire, toute l’énergie qu’elle a dû déployer pour te permettre de partager ce moment avec elle. Oh bon sang. Je suis submergée par la gratitude quant à ce qui est en train de se produire. Tellement que je ne suis plus bien certaine de me rappeler de la question… mais je sens que ça a à voir avec le souvenir : de qui, de qui se souvient-on ? Oui.
Cette formule que nous utilisons à la maison : la cérémonie, c’est la manière dont nous nous souvenons de nous souvenir. Et je crois que cela a trait à la question que tu as posée quant à la culture dominante de l’oubli, qui bien sûr est très prévisible : pourquoi avons-nous l’impulsion d’oublier ? Hé bien parce que si je suis une individue, je ne peux pas me souvenir de tout. (Signe d’approbation.) Je ne peux pas contenir toute l’histoire. (Signe d’approbation.) Si je suis une individue, c’est trop, cela déborde. Mais heureusement, je ne suis pas une individue. (Rires.) Donc, ma capacité à me souvenir n’est pas ma capacité individuelle à retenir et à contenir une certaine quantité de douleur que je serais capable individuellement de transubstantier en autre chose. Ce n’est pas la question. La question est : de quoi ai-je besoin de me souvenir ? De quoi ai-je besoin de me souvenir qui me donnera accès à l’amour qui est là et qui m’attend, et à toutes ces choses que je ne peux pas contenir si je commence à penser que je suis une individue ?
C’est pourquoi j’aime tant que ta cérémonie ressemble à mes propres pratiques quotidiennes : moi aussi, je m’assois avec les images des ancêtres dont j’ai la chance d’avoir les images, et avec les noms des ancêtres dont les noms ont été conservés dans l’histoire de nos lignées. Mais je me mets aussi en lien avec celleux dont je ne connais pas les noms, avec celleux dont je ne connaîtrai sans doute jamais les noms, avec celleux dont je ne verrai sans doute jamais les images. Et je me pose la question, et c’est cela ma pratique méditative : quelles sont les cérémonies dont nous avons besoin pour nous retrouver ? (Signe d’approbation.) Et nous les avons, ces cérémonies. Et elles ont tellement de visages différents. Aujourd’hui ? Aujourd’hui, c’était comme un chemin très large, et nous étions nombreux·ses à marcher dessus. Et je ne connais même pas tous·tes ces ancêtres, mais nous étions là et nous dansions ensemble sur ce chemin très vaste et en perpétuelle expansion. Et c’était cela notre cérémonie. C’était ce dont nous avions besoin pour nous retrouver. Et je pense que c’est ce dont j’avais besoin pour savoir comment avancer : que le chemin sur lequel nous marchons est vaste. Et il y a de la joie, et des soutiens ancestraux et des manières profondes de se réjouir là-dedans. Et c’est disponible, là, cela n’attend que d’être souvenu, que de se rappeler à nous.
Ce que cela veut dire, c’est que quand j’ai besoin de quelque chose, si je peux m’en souvenir, si je crois que je peux m’en souvenir… se souvenir, remember en anglais, est un drôle de mot : c’est un mot qui implique que cela fait déjà partie de mon corps… ce qui se passe quand je me souviens, quand je me re-membre (remember), c’est que je réalise que rien n’est vraiment séparé de moi. Et c’est cela dont je me souviens, parce que je ne pourrais pas me le re-membrer si ce n’était pas déjà une partie de moi. Et c’est parce que cela fait partie de moi que je peux m’en souvenir.
Et le féminisme noir est cela pour moi. Et je vois comment les féministes noires ont constamment fait cela. Elles sont constamment allées cherché leurs arrières-grand-mères, leurs ancêtres littéraires (signe d’approbation), les ancêtres présentes dans leurs lignées, les ancêtres dont elles héritaient dans leurs activismes. Voilà une pratique féministe noire, qui s’est fait avec une véritable implication envers l’héritage de cette énergie qui est telle qu’elle devient capable de nous embrasser, de nous envelopper comme si nous étions bien plus que de simples individues. C’est cela, le sentiment d’expansion dont je parle depuis le début. C’est cela que je comprends comme féminisme noir. Parce que quand je regarde, qui est-ce que je vois pratiquer cela ? Qui est-ce que je vois nous inviter à regarder en arrière ? Je vois Alice Dunbar Nelson [9]. Qui était-elle ? Qui était là ? Je lis son nom et je cherche dans les livres, dans les imprimés. Barbara Smith dit cela très clairement. Barbara et Beverly Smith [10], disent cela en 1978 : il faut que nous imprimions autant de fois qu’il le faut, pour être certaines que celles qui viendront après nous, dans le futur, et qui en auront besoin, il faut qu’elles puissent y revenir. Qu’est-ce que cela veut dire ? Pour moi, ce que cela veut dire, c’est un acte d’amour. (Signe d’approbation) C’est un acte d’amour dirigé vers nous. (Signe d’approbation.) Elles ont fait ça parce qu’elles nous aimaient avant même que nous soyons là !

Prentis  : Sérieusement !

Alexis  : C’est pour ça, c’est pour ça que je suis une féministe noire, parce que c’est cela la pratique. Tu ne vis pas les vies que ces personnes-là ont vécu, tu ne prends pas les décisions qu’elles ont prises, tu ne te donnes pas les priorités qu’elles se sont données, si tu n’as pas une sorte de croyance cosmique en l’énergie que tu diriges, si tu ne sens pas sa signification, et sa charge d’amour et sa capacité à générer un futur que tu ne pourras peut-être jamais voir. Et tu sais, j’ai eu l’immense chance de pouvoir remercier Barbara Smith en personne, de la rencontrer et de lui dire… Et elle m’a dit : « Oh ces choses-là que je disais, c’est ça ta religion ? ». Et j’ai répondu. « Oui, c’est ça ma religion. Les choses que tu as dites. »
Et donc voilà pourquoi le féminisme noir. Le féminisme noir, c’est appartenir à ce temps, mais c’est aussi se tenir au-delà de ce temps. C’est ce qu’on trouve dans la déclaration du Combahee River Collective, quand elles disent que si les femmes noires doivent être libres, alors tout le monde doit être libre, parce que notre liberté requiert la destruction de tous les systèmes d’oppression. Ça c’est une version de ce que j’essaye de dire. (Signe d’approbation.) Nous ne sommes pas des individues. Nous sommes des féministes noires. (Signe d’approbation.) Nos vies mêmes sont un appel à la libération de tous les peuples. C’est cela qu’elles disent. Et donc oui : il y a là pour moi une infinité de possibilités. Et c’est comme cela que je me retrouve à écrire des Leçons féministes noires apprises auprès des mammifères marins [11](Rires.) Pour moi, rien de tout cela n’est séparé.
Il n’y a rien qui ne soit aimé, il n’y a pas une chose à laquelle on ne prenne part, il n’y a rien dont on ne puisse faire louange (signe d’approbation), rien qui ne puisse nous nourrir dans cette pratique que ces femmes ont appelé le féminisme noir. Donc j’appelle cela féminisme noir, vraiment, pour leur dire merci. Et pour clamer haut et fort, et pour rayonner, pour leur renvoyer l’éclat de ce futur qu’elles ont appelé de leurs vœux et que nous vivons. Et je pourrais, sans doute je pourrais oublier cela. Et même parfois c’est ce que je fais, dans des moments de stress ou de peur ou d’angoisse, j’oublie que je suis connectée à tout cela, mais cela ne tient jamais longtemps : cette peur, et cette réduction à l’individue que je ne suis pas, ne durent jamais bien longtemps. Et quand je pense à elles, assises ensemble en 1978, quand je pense à Fannie Lou Hamer, à ce qu’elle a dit, à ce qu’elle a fait, à ce qu’elle a vécu, à ce qu’elle a contenu d’expériences dans son corps, je ne trouve aucune interprétation de tout cela qui ne me mène à l’amour. (Signe d’approbation.) Et il n’y a rien, il n’y a rien qui puisse me mentir, qui puisse me convaincre du mensonge et de la peur, quand j’arrive à me souvenir de cela. Et c’est pour cela que je pratique le souvenir.
(Rires.) Ah, j’adore la tête que tu fais !

Prentis  : Je fais de mon mieux pour organiser, pour m’organiser je veux dire en tant qu’hôte de ce podcast et (rires) il y a tellement de sensations qui montent en moi. Ça me remplit dans tellement de directions. Et donc je vais me laisser remplir je suppose. Et peut-être de là, dire la richesse de ce que tu es en train de partager, et la manière dont cela réarrange les choses à l’intérieur de moi, à l’intérieur de mon corps. Et peut-être aussi identifier certaines choses que tu as dites, et notamment cette chose que tu viens de partager à propos de Fannie Lou Hamer et ce sentiment d’être aimée par elle, et comment elle a tenu cela dans son corps. (Signe d’approbation.) Cela, cette remarque, est tellement révélatrice pour moi, et cela guide tellement mon travail. Je me sens dans cette lignée, je me sens reconnaissant·e et je sens (signe d’approbation) à quel point c’est cela, le travail que je m’efforce de faire : essayer de nous aimer tellement que cela nous projette dans le futur, et dans le passé ; essayer de nous aimer (signe d’approbation) dans toutes les directions. C’est une offrande tellement unique, et d’une telle beauté.
Et bien sûr, même si ce n’est pas tout à fait une question, mais je pense maintenant à quel point ton travail – que je suis depuis longtemps, depuis le Mobile Homecoming Project peut-être [12] – me pose toujours la question : comment Alexis arrive-t-elle à toujours offrir autant ? On dirait que ça sort en permanence de toi. Et à présent je sens cette force du souvenir, cette connexion à l’histoire et je me dis : voilà le secret, voilà comment (rires), voilà comment tu ouvres les vannes. Et j’arrive à comprendre cela. Ma question… – peut-être qu’on s’achemine vers une des dernières questions… – ma question serait… – et j’ai l’impression que tu as beaucoup dit déjà sur cela… –, mais je me demande ce que tu pourrais nous recommander de pratiquer maintenant. Si nous sommes dans le temps du déploiement de l’amour. Si nous essayons de répondre à la question de savoir comment être ensemble. Comment, à quoi cela ressemble au quotidien ? Qu’est-ce qu’on pourrait faire, pratiquer, explorer, lire peut-être ? Qu’est-ce qu’on peut faire ?

Alexis  : Oh comme j’aime cette question. Et comme je réalise combien tu es là à 100 % dans la lignée de Fannie Lou Hamer. Et comment vraiment elle est là présente à travers toi. Et c’est pour ça que j’ai dit oui à ton podcast. J’étais là : « on cherche notre chemin » ? Okay. (Rires.) Je vais là où va Prentis. Tu sais, c’est ça le oui. Donc ne me remercie pas d’avoir accepté. C’est moi qui dois te remercier pour être le oui, pour être l’acceptation. Et c’est ce que j’aime en toi.
Et donc oui, la pratique : j’aime cette question de la pratique et tu as tellement à enseigner là-dessus. Je veux dire je me sens tellement aimée par la manière même dont tu es, par la rigueur de ta pratique, par la manière dont tu partages avec générosité tous les aspects de ta pratique, et pas seulement avec celleux d’entre nous qui avons eu la chance de croiser ton chemin, mais aussi avec tellement d’autres. Et c’est tellement puissant. Je pense que c’est très exactement ce en quoi c’est lié à la pratique de la liberté qu’on trouve chez Fannie Lou Hamer.
Mais donc qu’est-ce qu’on devrait pratiquer ? Je crois que la question c’est : comment ouvrir l’espace pour les cérémonies dont nous avons besoin ? Et pour moi, cela à quoi cela ressemble au quotidien, c’est tout simplement la consécration d’un temps à cela. Exactement comme le temps dont tu as parlé où tu t’es assise avec ta grand-mère. Voilà une priorité quotidienne pour moi et c’est la première chose que je fais tous les jours, parce que c’est en faisant cela que j’apprends. Et c’est pour cela que je pratique, n’est-ce pas : je pratique pour être au-delà de l’espace et du temps. Je suis dans la pratique d’être avec l’amour, quelle que soit la manière dont l’amour se présente. Et parfois cela ressemble à des méditations comme celle dont je parlais, où je suis avec mes ancêtres sur un très vaste chemin en train de sauter à cloche-pied. (Rires.) Ou parfois c’est me regarder dans le miroir et écouter Jamila Woods et juste (signe d’approbation) juste m’observer et me demander : qu’est-ce que j’ai besoin de savoir ? Qu’est-ce que j’ai besoin de savoir à propos de cette énergie qui me traverse maintenant ? Ou parfois, c’est écrire des choses à propos du ciel et comprendre que c’est de moi que ça parle, et comprendre que ces nuages, c’est aussi moi.
Donc je pense qu’il y a une infinité de manières par lesquelles on peut faire de l’espace pour cela, mais il faut que ça soit une priorité. Et je recommande que ce soit la première chose qui arrive dans la journée, parce que pour ma part cela m’enseigne, cela me renseigne sur la manière dont le reste de la journée doit se passer. Pour moi, c’est cela, la signification de ta préparation, la signification de ta pratique ancestrale, qui est aussi ma pratique. C’est cela ma pratique parce que je veux pouvoir me présenter à toi comme une personne qui s’est regardée dans les yeux, qui a écouté ce que ses ancêtres avaient à lui apprendre aujourd’hui et qui s’est autorisée à elle-même d’être aussi large que le ciel. Si je peux venir à toi sous cette forme, alors c’est ce que je veux pour nous. (Rires.) Et cela n’est qu’une petite liste des pratiques auxquelles j’arrive à penser maintenant. Et je n’ai certainement pas encore pensé à toutes celles dont j’aurai besoin pour le reste de ma vie. Mais je crois que nous pouvons avoir confiance en ça. Chacune des personnes qui nous écoutent peuvent avoir confiance dans le fait qu’il y a un temps sacré dont elles disposent, et que ta journée ne se réduit pas à ta capacité à te présenter aux autres et à entrer en dialogue avec les gen·x·tes que tu vas croiser. Ta journée c’est beaucoup plus que cela. Et si le soleil explose à la fin de la journée (rires), tu peux quand même te dire que c’était une bonne journée après ça. J’arrive à me dire que je vis la vie que je veux vivre parce que c’est à cela que je donne priorité. Donc c’est une pratique de la priorité dans un sens très littéral. Au sens de ce que la phrase « quelle est ma priorité ? » invite à réfléchir à ce qui arrive en premier dans ma journée. C’est ce qui est crucial pour moi. Parce que cela donne vraiment sa forme à tout le reste.
Et c’est pour cela que les personnes qui écoutent ce podcast sont bien avisées : parce que ce podcast, c’est une pratique de s’entourer de ce qui nous donne de l’énergie, et de l’amour, et de ce dont nous avons besoin de nous souvenir. C’est de cela que je m’enveloppe. Et donc j’ai les cartes oraculaires de Sharon Bridgforth avec moi que je peux consulter tous les jours. Et je peux écouter tous les jours la voix de Nnenna Freelon. Et tu sais, je continue d’apprendre à puiser en elles et à comprendre que je peux le faire là, maintenant. Je peux le faire en me levant le matin : je peux écouter la voix de Sonya Renee Taylor dans ton podcast. Je peux écouter votre conversation avec adrienne maree brown et m’en nourrir et me confirmer que c’est cela que je veux faire toute ma vie : cette conversation d’amour que vous avez tenue avec adrienne, voilà ce que je veux. Et donc je peux amener cette vibration dans ma cuisine pendant que je fais à manger, et alors la nourriture que j’aurai préparée sera mêlée de cette vibration-là, que je pourrai alors manger. (Rires.) On a tellement d’outils qui nous sont disponibles pour nos pratiques quotidiennes et qui nous donnent accès à cette sagesse très simple et très fondamentale. Je crois qu’il y a là une sorte de sagesse queer : suivre ton désir. (Signe d’approbation.) Dire que c’est ça que tu veux : être avec tes ancêtres, tous les jours. Je veux cela. Et c’est possible. Et donc voilà ce que je dirais que nous avons besoin de pratiquer. Et je crois que donner de la valeur à ces pratiques, c’est cela, la liberté. Parce que tu fais ça pour être libre. Tu fais ça parce que tu es libre.

Traduit de l’anglais (États-Unis) par Emma B.

***Photographie de couverture : De gauche à droite, Beverly Smith, Barbara Smith et deux autres membres non-identifiées du Combahee River Collective, au cours d’une manifestation (le 15 janvier 1980, à Boston, Massachusetts) en solidarité avec Bellana Borde et en opposition aux violences policières dirigées contre les communautés de couleur. Le Combahee River Collective (cf. note 10, ci-dessous) rassemblait des militantes lesbiennes féministes noires, actives notamment de 1974 à 1980 à Boston. La pancarte indique “Femmes du tiers-monde. Nous ne pouvons pas vivre sans nos vies.”

***Crédit photo : Susan Fleischmann. Courtesy of The History Project. Gay Community News Photograph Collection / historyproject.omeka.net/items/show/14

[1NdT : Finding Our Way, c’est-à-dire, « trouver notre chemin », est le titre de l’émission que Prentis Hemphill a commencée en 2020 ; https://prentishemphill.com/new-page-4

[2NdT : Grace Lee Boggs est une philosophe féministe et militante socialiste états-unienne. Avec James Boggs, elle est notamment l’autrice de Revolution and Evolution in the Twentieth Century (1974), une étude comparative de différentes révolutions au 20ème siècle, en Russie, en Chine, en Guinée-Bissau et au Vietnam. Au début du livre, iels demandent : quelle heure est-il sur l’horloge du monde ? Et répondent avec une représentation visuelle de 3’000 ans d’histoire humaine sur une horloge où chaque minute représente cinquante ans, pour montrer que l’âge des révolutions n’a commencé qu’une dizaine minutes plus tôt.

[3NdT : L’entretien date du 19 octobre 2020, c’est-à-dire notamment pendant la pandémie de Covid-19, qui touche sévèrement les États-Unis où l’incurie du gouvernement contraint de nombreuses personnes à un confinement quasiment sans discontinuité depuis mars 2020.

[4NdT : Fannie Lou Hamer (et plus loin Ella Baker) sont des activistes du Black Power et du mouvement pour les droits civiques, membres-fondatrices respectivement du Freedom Democratic Party et du Student Nonviolent Coordinating Committee, associations qui œuvraient notamment en faveur du droit de vote des citoyen·nes africain·es-américain·es aux États-Unis.

[6NdT : Fred Hampton était le leader du Black Panther Party de l’Illinois. Dans The Murder of Fred Hampton, qui documente sa vie et son assassinat par la police de Chicago, on l’entend notamment prononcer cette phrase (attribuée à Martin Luther King) : « you can kill the revolutinary, but you can not kill the revolution. »

[7NdT : Huey P. Newton est l’un des fondateurs du Black Panther Party aux côtés de Bobby Searle. « Prison, où est ta victoire ? » est un de ses textes écrits depuis la prison et rassemblés dans The Black Panthers Speak  ; une traduction française est disponible sur https://journals.openedition.org/conflits/1574

[8NdT : Ida B. Wells est l’une des fondatrices du NAACP (National Association for the Advancement of Colored People) en 1909. Journaliste d’investigation, elle est notamment l’autrice de plusieurs enquêtes sur les lynchages dans le Sud des États-Unis.

[9NdT : Alice Dunbar Nelson est une poétesse, journaliste, activiste africaine-américaine, figure proéminente de la Harlem Renaissance.

[10NdT : Barbara et Beverly Smith sont deux sœurs écrivaines, notamment fondatrices du Combahee River Collective, une association féministe noire et lesbienne créée à Boston en 1974. La Déclaration du Combahee River Collective, qui était imprimée dans toutes les publications du collectif, est disponible en français sur https://journals.openedition.org/cedref/415

[11NdT : Alexis Pauline Gumbs, Undrowned. Black Feminist Lessons from Marine Mammals, AK Press, 2020.

[12NdT : Le Mobile Homecoming Project est une archive intergénérationnelle qui, depuis le début des années 2010, vise à célébrer et « amplifier des générations de brillance noire LGBTQ ». Alexis Pauline Gumbs et sa partenaire Sangodare, avec le soutien de nombreu·ses partenaires, ont traversé les États-Unis dans leur caravane pour s’entretenir avec des « ancien·nes » des activismes queers noirs et constituer une « bibliothèque vivante » qu’on peut notamment consulter sur le site www.mobilehomecoming.org

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