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Voyage dans la dissidence sexuelle

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Je parle depuis ma différence - Hablo por mi diferencia

Quand on se penche sur l’histoire des luttes de libération homosexuelle dans le monde, c’est souvent la même rengaine, elles prennent racines dans la gauche et contre la gauche. Mais au Chili le destin de Pedro Lemebel fut singulier car rares sont celles et ceux qui ont pu atteindre le statut de figure populaire de son pays. On pourrait dire qu’il y un « style Lemebel » et qu’il consiste à faire sortir la « folle » de l’espace où il est confiné, le bordel, le ghetto, les rues sombres, pour la faire déferler dans l’espace public, en faire une figure politique.
Pour cet article, nous avons traduit son poème-manifeste prononcé en 1986 lors d’un rassemblement politique de la gauche, Hablo por mi diferencia (Je parle depuis ma différence) et écrit une courte présentation du personnage.

Pedro Lemebel (1952-2015) est un écrivain, militant, chroniqueur et plasticien chilien. Il a grandi au sein d’une famille partisane de Salvador Allende, dans un quartier pauvre de Santiago du Chili, et étudié dans un lycée pro où il subit beaucoup de discriminations. Diplômé à l’Université, il est devenu professeur d’Arts Plastiques. En 1979, il enseignait dans deux lycées périphériques de la capitale avant d’être renvoyé quelques années plus tard à cause de son apparence « homosexuelle ». Il n’exerça plus ce métier et se dédia à la création littéraire. Son premier conte, Porque el tiempo está cerca, raconte l’histoire d’un jeune gay, d’un quartier défavorisé, abandonné par sa mère et repoussé par son père, qui se prostitue pour survivre. À la même époque, il se rapprocha de féministes de gauche (Pía Barros, Raquel Olea, Diamela Eltit, Nelly Richard) qui l’introduisirent dans les cercles alternatifs et académiques qui s’opposaient à la dictature de Pinochet. Cependant, son homosexualité fut toujours un obstacle à son intégration au militantisme de gauche, même s’il resta très proche de Gladys Marín, présidente et secrétaire générale du PCC (Parti Communiste du Chili).
En 1986, il se rendit à une réunion politique de gauche, portant pour la première fois des talons hauts et maquillé avec une faucille et un marteau sur le côté gauche du visage. C’est ainsi qu’il lut son manifeste Hablo por mi diferencia.
En 1987 avec un autre poète, Francisco Casas, il fondèrent leur duo Yeguas del Apocalipsis (Juments de l’Apocalypse), qui se caractérisèrent par leurs sabotages de vernissages et d’événements littéraires, leurs performances provocantes. Souvent travestis, les deux artistes partaient de leur homosexualité pour réaliser une critique de la dictature, du milieu culturel et de la bourgeoisie. Les rares traces de leurs interventions sont archivées sur un site qui leur est consacré.
​En 1995, Lemebel (qui a renoncé au nom de son père pour prendre celui de sa mère) publia son premier livre La esquina es mi corazón. Il y parle homosexualité, marginalité, pauvreté et prostitution.
L’année suivante, en plus d’être chroniqueur radio pour la première radio communautaire qui réservait des programmes pour les homosexuels, les mapuches et les familles de disparus, il publia Loco afán : Crónicas de sidario, son deuxième livre de chroniques qui traite du sida et de la marginalité des travestis. Les publications de ses chroniques suivirent jusqu’à sa mort en 2015. Le style poétique de Lemebel est baroque et kitsch, tragi-comique et virulent, la fiction et le réel étant souvent entremêlés. C’est son ami l’écrivain Roberto Bolaño qui le fit connaître à l’étranger. En 2001, il publia son premier roman Tengo miedo torrero, qui eut un grand succès au Chili et à l’international. C’est une histoire d’amour difficile dans le contexte de l’attentat contre Pinochet en 1986.

« Qui étaient las Yeguas ? Las Yeguas étaient, avant tout deux homosexuels pauvres, ce qui, dans un pays homophobe et hiérarchique (où être pauvre est une honte, pauvre et artiste un délit), constituait quasiment une invitation à se faire défoncer dans tous les sens du terme.[...] Après leur séparation Lemebel a continué en solitaire. Travesti, militant, tiersmondiste, anarchiste, mapuche d’adoption, vilipendé par un establishment qui ne supporte pas ses paroles précises, qui se rappellent jusqu’aux larmes, il n’y a pas de champ de bataille où Lemebel, fragilissime, n’ai pas combattu et perdu.[...] Lemebel n’a pas besoin d’écrire de la poésie pour être le meilleur poète de ma génération. Personne ne va plus au fond que Lemebel. En plus, comme si ce n’était pas déjà assez, Lemebel est courageux, il ouvre les yeux dans le noir, en ces territoires où personne n’ose aller ».

Roberto Bolaño. Entre paréntesis.

Hablo por mi diferencia (Je parle depuis ma différence

Je ne suis pas Pasolini réclamant des explications
Je ne suis pas Ginsberg expulsé de Cuba

Je ne suis pas un pédé déguisé en poète
Je n’ai pas besoin de déguisement
Voici mon visage
Je parle depuis ma différence
Défendant ce que je suis
Et je ne suis pas si bizarre
J’ai horreur de l’injustice
Et je me méfie de cette valse démocratique
Mais ne me parlez pas du prolétariat

Parce qu’être pauvre et pédé c’est pire
Il faut être acide pour le supporter
Il faut faire un rodéo aux petits machos du coin
C’est un père qui te hait
Parce que son fils se dandine
C’est avoir une mère aux mains abîmées par le chlore

Vieillies par la propreté
Qui malade te berce
A cause de mauvaises habitudes
A cause de la malchance
Comme la dictature
Pire que la dictature
Parce que la dictature passe
Et arrive la démocratie
Et juste derrière le socialisme
Et alors ?
Que feront t-ils de nous camarade ?
Ils nous attacheront nos tresses en ballots à destination d’un sidatorium cubain
Ils nous mettront dans n’importe quel train du nulle part
Comme dans le bateau du général Ibáñez [1]
Où nous avons appris à nager
Mais aucun d’entre nous n’est arrivé jusqu’à la côte
C’est pour ça que Valparaíso a éteint ses lumières rouges
C’est pour ça que les maisons de rencontre ont offert une larme noire
Aux tantouzes mangées par les crabes
Cette année que la Commission des Droits de l’Homme oublie
C’est pour ça que je demande, camarade
Le train sibérien de la propagande réactionnaire
existe t-il toujours ?
Ce train qui passe dans vos pupilles
Quand ma voix devient trop douce
Et vous ?
Que fera t-il avec ce souvenir d’enfants
Qui se masturbent entre autres choses
Pendant les vacances à Carthagène ?
Le futur sera t-il en noir et blanc ?
Le temps en nuit et journée de labeur
sans ambiguïtés ?
N’y aura t-il pas un pédé au coin de la rue
déséquilibrant le futur de votre homme nouveau ?
Allez vous nous laisser tisser des folles sur le drapeau de la patrie libre ?
Le fusil je vous le laisse
vous avez le sang froid
Et c’est pas de la peur
La peur a fini par passer

A force d’éviter des couteaux
Dans les sous sols sexuels où j’ai été
Et ne vous sentez pas heurtés
Si je vous parle de ces choses
Et je vous regarde l’entrejambe
Je ne suis pas hypocrite
Les seins d’une femme
Ne vous font-ils pas baisser les yeux ?
Ne pensiez vous pas que lorsque nous étions seuls dans la sierra il allait se passer quelque chose ?

Même si après vous me détestez
De corrompre votre morale révolutionnaire
Vous avez peur que la vie s’homosexualise ?
Et je ne parle pas de le mettre et l’enlever
Et l’enlever et le mettre seulement
Je parle d’une tendresse camarade
Vous ne savez pas
Combien ça coûte de trouver l’amour
Dans ces conditions
Vous ne savez pas
Ce que c’est de porter cette lèpre
Les gens gardent leurs distances
Les gens comprennent et disent
Il est pédé mais il écrit bien
Il est pédé mais c’est un bon ami

super-cool
Je ne suis pas cool

J’accepte le monde
Sans lui demander d’être cool
Mais vous riez de toutes manières
Je porte les cicatrices de ces rires sur mon dos
Vous croyez que je pense avec mon cul
Et qu’au premier acte de torture de la CNI [2]
J’allais tout balancer
Vous ne savez pas que la virilité
Je ne l’ai jamais apprise dans les casernes
Ma virilité c’est la nuit qui me l’a apprise
Derrière un poteau
Cette virilité de laquelle vous vous vantez
C’est au régiment qu’on vous l’a mise
Un bidasse assassin
De ceux qui sont encore au pouvoir
Ma virilité je ne l’ai pas reçue du parti
Parce que vous m’avez repoussé avec vos petits rires
De nombreuses fois
Ma virilité je l’ai apprise en participant
à ces années dures
Et vous vous êtes moqués de ma voix de pédale
Criant : et ça va tomber, et ça va tomber
Et bien que vous criez comme un homme vous n’avez pas réussi à ce qu’il parte

Ma virilité a été le bâillon
Ne pas aller au stade
Et me bagarrer pour le Colo Colo [3]
Le football c’est une autre homosexualité masquée
Comme la boxe, la politique et le vin
Ma virilité ça a été de ravaler les moqueries
Ravaler la rage pour ne pas pas tuer tout le monde
Ma virilité c’est de m’accepter différent
Être lâche c’est beaucoup plus dur
Et je ne tends pas l’autre joue
Je mets le cul camarade
Et c’est ça ma vengeance
Ma virilité attend patiemment
Que les machos se fassent vieux
Parce qu’à ce niveau de la partie
La gauche use de son cul lisse
Au Parlement
Ma virilité a été difficile
C’est pour cela que je ne monte pas dans ce train
Sans savoir où il va
Je ne vais pas changer pour le marxisme

Qui m’a repoussé tant de fois
Je n’ai pas besoin de changer
Je suis plus subversif que vous
Je ne vais pas changer seulement
Parce que les pauvres et les riches
Ça ne prend pas avec moi
Non plus parce que le capitalisme est injuste
A New York les pédés s’embrassent dans la rue
Mais ce morceau là je vous le laisse
Puisque ça vous intéresse tant
Que la révolution ne se putréfie
C’est à vous que je laisse ce message
Et ce n’est pas pour moi
Je suis vieux
Et votre utopie est pour les générations futures

Il y a tellement d’enfants qui vont naître
Avec une aile toute cassée
Et je veux qu’ils puissent voler camarade
Que votre révolution
Leur donne un morceau de ciel rouge
Pour qu’ils puissent voler.

Pedro Lemebel.
Ce texte a été lu lors d’une rencontre de la gauche en septembre 1986 à Santiago du Chili. Pour lire ce poème dans sa langue originale, rendez-vous sur ce blog.

[1Durant la dictature du General Carlos Ibañez del Campo (1927-1931), l’histoire orale et populaire raconte que de nombreux crimes politiques, et notamment envers les homosexuels auraient été commis à cette période. La rumeur évoque les rafles d’homosexuels emmenés à Valparaíso pour être embarqués et lancés à la mer, les pieds attachés à une pierre.

[2La CNI (Central Nacional de Información) est l’ancienne DINA (Dirección de inteligencia nacional). Il s’agissait de la police politique chilienne pendant la dictature de Pinochet. Elle pratiqua l’enlèvement, la torture, la séquestration et la disparition d’opposants politiques.

[3Même si le Colocolo est un mythique guerrier mapuche qui aurait résisté aux espagnols au XVIe siècle, il est repris ici pour parler du club de foot le plus populaire du Chili.

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