TROU NOIR

Voyage dans la dissidence sexuelle

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Jack Spicer ou la passivité primordiale

Ce texte, écrit avec de la vodka, a cherché à retourner sur les chemins entrepris lors de mes premières lectures de poèmes et conférences de Jack Spicer dont les Élégies imaginaires ont paru au printemps dernier aux éditions Vies Parallèles. Parti vite, à 40 ans, mais laissant derrière lui une œuvre dont l’importance se fera de plus en plus grandissante avec le temps, composée en grande partie de poèmes sériels ou narratifs répartis essentiellement en une douzaine de livres que l’on retrouve au complet dans cet ouvrage. On peut également trouver dans Trois leçons de poétique la retranscription de conférences qu’il a données dans un appartement de Vancouver en 1965 dans lesquelles il tentait d’expliquer ses méthodes d’écriture.

Il m’a fallu plusieurs mois pour venir à bout de l’anthologie des poèmes de Jack Spicer. Le livre posé à côté des toilettes, il accompagnait mes défécations quasi quotidiennes, et parfois quand un poème m’emportait plus que les autres j’en ressassais la lecture à d’autres moments de la journée. Par exemple : « Les fabricants de miroirs connaissent le secret – on ne fait pas un miroir pour qu’il ressemble à une personne, on amène une personne devant le miroir. »

De manière générale, je ne comprends pas grand-chose à la poésie. Surtout depuis qu’au collège, on nous faisait apprendre par cœur « Le Héron » de Jean de la Fontaine. Ce fut un calvaire de l’apprendre, ce fut même impossible d’aligner plus de deux vers, rien ne passait par moi, tout était régurgité, je captais que dalle comme on dit. Avec Jack Spicer, bizarrement, on était sur la bonne fréquence. Ce n’est pas sûr que j’ai tout compris, bien sûr, mais grâce à ses poèmes, ma joie fut double d’aller aux toilettes (déféquer étant une joie première).
Au fait, qui est Jack Spicer ? C’est ce mec des années 1950 qui veut vous faire croire que les extra-terrestres existent, qu’ils viennent la nuit pendant que vous dormez dans votre chambre, et qu’ils changent l’emplacement des meubles. Vous vous réveillez le matin et la commode est au bord de la fenêtre : c’est un message et vous devez le décoder. Les poèmes devraient agir de cette même manière, s’inspirer de cette méthode de communication. Il faut entrer par effraction chez les gens et les rendre inquiets. [Est-ce qu’il pourrait se passer quelque chose sans cette inquiétude ?] Il se peut aussi que nous nous laissions à nous-mêmes des messages étranges sans nous en rendre compte, par exemple : un somnambule qui irait ouvrir la porte du four à gaz, enclencher le thermostat 6, et retourner se coucher. Ou bien, encore plus bizarre, quand on se sent pousser par une force obscure à aller porter plainte au commissariat de police pour une agression imaginaire. Voilà, je crois que c’est ça la méthode des extra-terrestres selon Jack Spicer. Il s’agit, pour que le poème advienne, de mettre en place une réceptivité nue, de se rendre disponible à une passivité primordiale. Laissez les choses venir...
Reste encore à établir la communication et ce n’est pas aussi simple. Pour parvenir à entrer en contact avec les extra-terrestres, il faut faire de la place. [Sinon, ils se prendraient les pieds dans le tapis et repartiraient aussitôt. On a déjà vu ça.] Jack Spicer a dit : « … bien faire le ménage, de sorte que les envahisseurs, les choses qui vous parasitent et créent les poèmes, aient envie d’entrer » [1]. Fin de la répartition des tâches, il va falloir nettoyer son bordel par soi-même.

Mertz !

Cela signifie, par exemple, de ne pas obstruer le signe sexuel de trop de contenus. On attend souvent de la poésie soit qu’elle sublime le sexe, qu’elle en fasse des douceurs de lait, soit qu’elle surjoue le sexe, qu’elle lui attribue la couronne de la transgression. Avec Jack Spicer, c’est plutôt l’absurde et la déconcertation qui priment, au point qu’on doute réellement qu’il soit toujours en train de parler de sexe. Ici un extrait de son « Manifeste unverti » [2] :

1) Un unverti n’est ni un inverti ni un exverti, un perverti ou un converti, un introverti ou un rétroverti. Un unverti choisit de n’avoir aucune possibilité pour se retourner.
2) On devrait toujours se masturber à l’angle des rues.
3) L’unversion est une tentative pour faire en sorte que l’acte sexuel soit aussi rare que la pétalerose. Cela consiste à établir le lien entre le sexuel et les grandes forces cosmiques de l’univers – le non-sens ou, comme nous préférons le nommer, MERTZ.
4) Le sexe devrait être une expérience effrayante comme une blague salace ou un ange.
5) Les blagues salaces ou les anges devraient être une expérience effrayante.
6) Un unverti ne doit pas être homosexuel, hétérosexuel, bisexuel ou autosexuel. Il doit être métasexuel. Il doit trouver du plaisir à aller se coucher avec ses propres larmes.
7) Mertz !
8) Tout l’univers se moque de toi.
9) La poésie, la peinture et la fellation sont les moyens des unvertis pour faire rire Dieu.
10) Plus le Dada est grand, plus gros est le trou.

Bon, bien sûr qu’il parle de sexe, mais il en parle au premier degré, un degré pas si facile à atteindre finalement parce que nous avons été séparés des mots. Ce premier degré n’est possible que si on enlève les couches successives qui ont enveloppé le sexe. En faisant fuir le mot sexe, en l’éloignant des réflexes de surcharge émotionnelle habituels on trouve un jeu de signes à décoder. Pour Spicer, une séparation a provoqué la nécessité d’un recodage des signes : « Dieu ne nous a pas séparés en différentes langues – Il a séparé – Les mots des hommes. – Les hommes et les mots – Il appela les mots anges. » (« Babel 3  »). Et quoi de mieux pour conjurer la séparation des mots et des hommes que d’accueillir la descente vers les uns et la montée vers les autres ?

La passivité primordiale

Spicer ne parle pas de passivité, mais celle-ci éclaire (et sexualise) sa méthode d’écriture. La cause et l’origine du désir de poème ne sont pas à l’intérieur de soi, mais à l’extérieur ; c’est une disposition de réceptivité à l’événement – quelque chose que je ne connais pas encore est à l’origine de mon mouvement et que la passivité primordiale (mots de Levinas) accueille. Pour que le muscle du Moi – le sphincter – se décontracte et reçoive les messages du dehors (les martiens ?), il faut avoir une pratique radicale et soutenue de la passivité. « Comprends-moi, Martien c’est juste un mot pour X, tu le sais » (Trois leçons de poétique). Et X, c’est le plut haut degré de l’abstraction qui provoque en nous un très grand sentiment de vulnérabilité, un ébranlement des repères qui formaient l’unité de notre identité. « Le truc c’est qu’on doit débarrasser son esprit de tout le foutoir qui va interférer avec le poème qui advient, et il y a toutes sortes de techniques pour le faire. Une technique consiste à faire intervenir l’arbitraire, on peut par exemple chanter « Dixie » en faisant le poirier. Et le truc de la rime, en particulier ces rimes compliquées, est très arbitraire. Si le Martien ne peut s’y manifester, il est encore plus improbable qu’on le puisse, et ce grand message qu’on voulait faire entendre a encore de moins de chances de passer que celui que le Martien voulait faire entendre. C’est l’un des avantages de la structure rimée serrée – ça vous tient en dehors. Mais d’un autre côté, on n’enfile pas une camisole pour s’interdire de se gratter le nez » (Trois leçons de poétique).
On doit être disponible et vulnérable, sensible comme une antenne de radio qui doit se débattre avec ses parasites pour entendre de drôles de fréquences. Cette histoire de radio, « le poète est une radio » (Spicer), me fait penser à l’« éponge planque-sensible » de Chantal Akerman [3] quand elle fait du documentaire « à l’aveugle ». Le corps, se comporte de la même manière, empêtré par ses parasites à lui (la loi, la honte, la peur) mais il reste notre moyen le plus sensible pour explorer le monde. [Je me souviens de cette phrase inscrite sur une large bande de papier accrochée sur le mur des toilettes d’un appartement où je vivais à Bordeaux. Elle avait été écrite, je crois, par une ex-amante de ma coloc, les mots furent précisément les suivants : « Tu es un moyen sensible pour explorer le monde ». Et à chaque fois que je tirais la chasse, je me disais que ma merde allait encore une fois beaucoup plus voyager que moi.]
La passivité primordiale du corps, c’est la possibilité de la douleur, de la maladie, du vieillissement – nous faisons l’expérience de la disparition de l’être plutôt que celle du manque à être.

Avant la lettre

Une des choses que permet de faire l’expérience de la disparition de l’être, c’est de se prendre pour quelqu’un d’autre. Spicer fait passer le « Manifeste unverti » cité plus haut pour un manuscrit signé Oliver Charming retrouvé dans la salle des livres rares de la librairie municipale de Boston. Ou encore, il insère en introduction à son « D’après Lorca », une lettre du poète Federico García Lorca écrite à Grenade 20 vingt après sa mort.
Dans une préface qu’avait accordé Nathalie Quintane à une édition antérieure de Jack Spicer : « Spicer avait prévu tout ça : de génération en génération et par delà les générations, les poètes se parlent – il pensait même qu’ils s’écoutent –, se refilent leurs problèmes de vocabulaire et de poétique comme autant de patates chaudes : Lorca, fusillé par les franquistes vingt ans plus tôt, discute éthique et technique avec Jack, les lettres de Jack ne resteront pas mortes après sa mort, elles infusent, et il est tout à fait possible à quiconque s’intéresse à la poésie de continuer avec ou contre Spicer les conversations qu’il eut avec... » [4]. Alors voilà, écrire des poèmes qui viennent de l’Extérieur et non de l’Intérieur, conduit à se poser la question de la langue avec laquelle on parle. Cette langue, est-ce bien la nôtre ? la possédons-nous réellement ? Utiliser une langue autre, la langue de Lorca par exemple, défait les réflexes possiblement égotiques de l’écriture ; la gestation d’un texte, d’une œuvre se produit en dehors du ventre. Plus encore, ce que nous croyons posséder de prime abord, naturellement, c’est-à-dire notre corps, est une illusion tenace de laquelle nous devons apprendre à nous déprendre [ne serait-ce que pour se défaire de la langue du propriétaire].
Tout ceci pour introduire à l’ultime partie de ce texte, qui est une lettre de Jack Spicer.

Une lettre de Jack Spicer

Lettres à James Alexander
par Jack Spicer (in Élégies imaginaires, trad. Éric Suchère, éd. Vies parallèles)

« Cher James,

Ce n’est pas la monotonie de la nature mais les poèmes au-delà de la nature qui s’interpellent par-dessus les têtes des poètes. Les têtes des poètes faisant partie de la nature. Il ne nous appartient pas de préciser les vers de la nature. C’est au poème de préciser les vers de la nature. À cause de l’attraction pour les vers de la nature, pour nos têtes.
Nous instituons une révolution silencieuse. Les poèmes au-dessus de nos têtes, sans langues, sont fatigués de se parler par-dessus le charabia de nos croyances, de nos personnalités littéraires, de nos tentatives pour amener nos conversations silencieuses jusqu’au public. Quand nous donnons notre langue, nous amplifions. Nous sommes un standard téléphonique qui fait croire qu’il devient une chaîne hi-fi. Les terribles haut-parleurs doivent avoir droit au silence. Ils ne nous parlent pas.
Comment est, alors, notre travail pour évoquer la révolution – nous à la tête de la poésie, l’un se nommant Jack et l’autre se nommant James et trois, au loin, se nomment Ebbe, Charles et Robert ? C’est parce que nous, en tant que leurs victimes, en tant que leurs porte-paroles, devons apprendre à devenir totalement des victimes, à faire totalement partie de leurs bouches. Nous devons apprendre que nos lèvres ne sont pas nôtres. Une révolution est une éducation sauvage.
Il y a des gens qui parlent de la poésie comme des représentants d’assurance fatigués parlent de baseball. Ils doivent être détruits par notre silence. Même la haine qu’on leur porte interrompt la conversation que nos poèmes veulent poursuivre. Même les mentionner me fait parler, plonger dans des paradoxes qui étaient leur vérité.
Nous n’écrivons pas les uns pour les autres. Nous sommes des postes de radio (l’image sur le mur d’une tête de cheval parlant dans le premier Orphée de Cocteau était une image plus fidèle) mais nos poèmes écrivent les uns pour les autres, obsédés par leurs propres buts, sans aucun doute pas plus mystérieux dans notre univers que les nôtres dans le nôtre. Et nos lèvres ne sont pas nos lèvres. Mais sont les lèvres de têtes de poètes. Et devraient crier révolution.

Affectueusement,
Jack. »

Mickaël Tempête

***Photo de l’article : Jack Spicer tenant la Tête de Spicer, à l’appartement de Robin Blaser. Photographie de Robert Berg, fin des années 1950.

[1Jack Spicer a dit ça dans « Trois leçons de poétique », paru chez Théâtre Typographique, et traduit par Bernard Rival en 2013. Il s’agit de trois conférences assez folles qu’il a donné à quelques-uns de ses amis poètes et poètesses dans un petit appartement de Vancouver en 1965. On y apprend son amour du baseball et du parasitage.

[2Vous trouverez ce poème à la page 99 des Élégies imaginaires, paru à Vies parallèles en 2021, traduit par Eric Suchère.

[3Chantal Akerman à Thierry Garrel, ancien directeur des documentaires sur Arte : « Vous m’avez demandé de préciser ma pensée. Vous aimeriez savoir par quel bout je vais pouvoir prendre ce sujet. Moi aussi, je me sentirai mieux, plus tranquille, et aussi sans doute moins intéressée par le projet. Parce que ce qui me fascine et m’effraie à la fois, quand je me mets en tête de faire un documentaire, c’est bien de le découvrir ce documentaire, de le découvrir en le faisant. Et préciser ma pensée serait, je crois, aller à l’encontre même du projet documentaire, et me fait donc un peu peur. Parce que, en le faisant, je me laisse conduire, je dirais presque à l’aveugle, je deviens une sorte “d’éponge-plaque sensible” qui aurait une écoute flottante et d’où surnagerait ou se révélerait au bout d’un long moment, le film. Ce qui me fait peur, ce n’est pas de penser, mais bien d’enfermer un documentaire dans du déjà “prépensé” alors que ce que j’essaie, c’est d’arriver sur “les lieux du crime” presque vierge, et que ce soit la matière même du documentaire qui vienne m’occuper et pas le contraire. C’est presque impossible bien sûr, et l’on arrive toujours quelque part avec tout ce qu’on traîne, et tout ce qui vous constitue. »

[4Nathalie Quintane, « Crapauds réels », in Les livres de Jack Spicer. C’est mon vocabulaire qui m’a fait ça, éditions Le bleu du ciel, 2006.

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