TROU NOIR

Voyage dans la dissidence sexuelle

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Brève histoire de ma gaieté

Nous avons rencontré Didier Da Silva à Rome. Écrivain passionné de cinéma, traducteur, musicien, mais aussi Marseillais depuis toujours, Da Silva nous a fait grande impression. Mais voilà : à la question, mais en fait pourquoi tu ne parles pas, ou alors vraiment très peu, de ton homosexualité dans tes livres ? Pourquoi, toi qui adores Genet, qui a relu tout Dustan (« c’est vachement frais ! »), qui connait la littérature Pd sur le bout des doigts, tu ne t’es pas vraiment essayé, du haut de tes nombreux livres, à écrire là-dessus ? Didier était resté un peu coi face nos questions rentre-dedans. Il nous écrivait cependant peu de temps après notre rencontre : « C’est drôle, quand vous m’avez demandé si j’avais jamais fouillé littérairement la "question gay", j’ai totalement zappé mon livre "Dans la nuit du 4 au 15" (une sorte d’éphéméride déjantée), dont une bonne part des 366 entrées rend hommage à des figures d’homosexuels et en retrace l’histoire en pointillés. Sans doute parce qu’il n’y a là rien de directement autobiographique. Mais l’insistance du thème est indubitable (et d’une certaine façon militante, j’imagine). »
Avec cette « Histoire de la Gaieté », Didier Da Silva nous offre ce que nous attendions : un morceau brut d’expérience Pd, entre sida, amour et baise dans les bois. Ce pourrait être pour nous l’occasion de faire une série de texte de ce genre. Bonne lecture.
J.

Cher Trou Noir,

Je m’excuse par avance si mes propos sont décousus ; à ma décharge, je n’ai jamais encore vraiment écrit au sujet ma « dissidence sexuelle ». L’expression me fait sourire : je suis né fin 73 et au mot « dissident » mon imagination associe invinciblement le collier de barbe et le haut front sévère d’Alexandre Soljenitsyne – qu’on aurait bien du mal à faire passer pour une icône gay.

Or il faut bien, pourtant, nommer ce cas de figure. Nous voici en présence d’un premier embarras, et du premier d’entre eux peut-être : gay, pédé, homosexuel, aucun des termes disponibles n’est satisfaisant dans le cadre d’une phrase commençant par « Je suis ». On pourrait défendre l’idée qu’une telle phrase est impossible par nature, qu’avec un tel début ça sent déjà le roussi : je ne suis rien de précis (et je porte en moi tous les rêves du monde, évidemment). Sauf qu’il y a des contextes et des situations, des points à mettre sur des i, on pare au plus pressé et cela donne « je suis gay », mais il faut alors à un Français abandonner toute ironie [1] ; ou « je suis pédé », avec son second degré intégré, auquel il m’est arrivé le plus souvent d’avoir recours, jamais sans une certaine dose d’effronterie ; ou vraiment si ce n’est pas clair pour vous, « je suis homosexuel », mais je ne me rappelle pas avoir prononcé ces mots sérieusement.

De toute façon, ça remonte à loin, le temps des définitions. Rôdé sur la personne d’une de mes sœurs aînées, mon premier coming-out, j’allais dire mon crash-test, quelque part vers la fin des années 80, empruntait sa périphrase au tube Un garçon pas comme les autres, car il se trouvait que cette sœur était une fan de Starmania : Ziggy aime les garçons, moi aussi. Cela paraît bien innocent, mais je me souviens comme d’hier de ce que cet aveu, on avouait en ce temps-là, m’a coûté de suées et de palpitations, combien je n’avais eu qu’un filet de voix. J’avais dans les seize ans, nous étions en voiture et ma sœur conduisait, concentrée sur la route ; sans doute avais-je voulu ainsi l’empêcher de me regarder, même si j’étais assez confiant pour ne pas craindre un accident.

Deux ans plus tard, le slip en feu, je hantais les buissons d’un parc d’Aix-en-Provence, toutes les nuits ou une nuit sur deux. La peur était un ingrédient naturel de l’excitation et la honte sa ligne de basse. Une rencontre heureuse mettait cette dernière en sourdine, mais les rencontres, heureuses ou pas, étaient rares. Le premier homme que je laissais me toucher n’était pas mon genre. Mon désir pas bégueule prenait ce qu’il y avait ; j’ignorais où aller sinon. Je n’avais pas d’amis homosexuels, excepté la trentenaire bisexuelle qui m’avait dépucelé à quinze ans (une durassienne) et la camarade de lycée avec laquelle j’avais tenté de coucher ensuite avant de laisser tomber à son grand soulagement, la malheureuse reconnaissant au creux des draps qu’elle se sentait plutôt lesbienne. En revanche, j’étais l’ami pédé de pas mal d’hétéros plus ou moins bien intentionnés, tenant ce second rôle exotique avec assez d’hystérie pour rassurer tout le monde. Il me fallait compter sur mes seules ressources pour imaginer une histoire d’amour ; le cinéma laissait le choix entre le soufre et la souffrance, exemplairement le crachat de Nono dans le Querelle de Fassbinder ou la triste étreinte de River et Keanu dans une forêt de l’Idaho, pour prendre le haut du panier. C’était déjà infiniment mieux que les ricanements au-théâtre-ce-soir de Jean Lefebvre dans Pauvre France ! et les créatures asexuées de La Cage aux folles (bien sûr, j’avais développé un sixième sens pour débusquer le crypto partout où il se trouvait, dans la culture mainstream et populaire qui était mon biotope). En littérature, à l’adolescence, hormis les sortilèges de Jean Genet (j’avais demandé Le Journal du voleur à ma mère pour mon quinzième anniversaire sans mettre aucune puce à aucune oreille), je ne connaissais guère que les jérémiades aigres d’Yves Navarre ; un peu plus tard, il y aurait Guibert – un beau poète assurément, mais j’avais du mal à m’identifier – et le dandysme d’un Renaud Camus ne laissant pas encore soupçonner sa future nazification. En art, pour schématiser, il y avait Jean Cocteau et Tom of Finland.

L’offre aujourd’hui est pléthorique, le comparse gay positif au cahier des charges des productions Disney, et je me sens un dinosaure – un dinosaure rescapé de la comète Sida, sans vouloir comparer les extinctions [2]. Philadelphia ne m’a pas fait pleurer, mais récemment la série Heartstopper et ses amoureux de quinze ans noyés dans le sirop d’une bienveillance universelle, si, et à chaudes larmes encore. Lesquelles larmes m’ont appris une chose que je ne m’étais jamais dite aussi clairement : cela avait été vraiment horrible, effrayant et triste, d’être un jeune pédé dans le Midi de la France, entre 1987 et 1996.

Je me souviens que lorsqu’en 1999 Guillaume Dustan avait créé la collection « Le Rayon Gay » chez Balland, je n’étais pas convaincu ; s’agissait-il d’un critère pertinent en matière de politique éditoriale ? Je ne devais publier mon premier livre que neuf ans plus tard mais j’envoyais déjà des textes à des éditeurs et je ne m’imaginais pas alvéolé dans ce rayon : je suis un écrivain homosexuel me semblait encore moins concevable que je suis gay tout rond, un pas supplémentaire dans l’aberration. Les lecteurs de mon premier roman apprennent au détour d’une phrase d’une discrétion navrante que son héros a un amant, il n’en est plus jamais question ; l’autocensure fonctionne à merveille, c’est certain. Il y a peu, passant outre enfin l’histrion perruqué des samedis chez Laurent Ruquier qui me l’avaient d’abord fait connaître, j’ai relu les trois premiers livres de Dustan, pour m’aviser que c’était de la très bonne littérature. Entre-temps, j’avais découvert l’œuvre magnifique de Dennis Cooper ; le soufre et la souffrance donnent encore de beaux fruits, j’ai vécu pour les reconnaître.

Je suis un dinosaure épaté : dans le quartier où je vis, parallèlement à une gentrification pépère, toute une nouvelle génération queer est apparue ces derniers temps, dont la remarquable inventivité dans le brouillage des genres semble ne poser de problème à personne. Hier soir encore, en revenant de la plage côte à côte avec mon Jules, j’ai croisé deux garçons enlacés sur le banc d’un arrêt de bus ; l’un d’eux, incertain sans doute quant à la signification de mon sourire, m’a regardé avec un petit air de défi par défaut que j’ai déchiffré tout de suite, un petit air de défi par défaut doucement poignant.

Je suis en couple depuis vingt-cinq ans (encore une phrase absurde). Nous ne sommes pas mariés, nous n’avons pas d’enfants ; lui est plus sensible à l’homophobie ambiante, ce bon vieux bruit de fond, il repère aussitôt les regards hostiles, alors que j’aurais tendance à m’en foutre.

Le pire est derrière moi, cher Trou Noir, si j’ose dire.

Didier Da Silva

[1J’ai revu dernièrement Mon Oncle Benjamin (le livre est bien meilleur) et cette phrase même s’y trouve dans la bouche de Jacques Brel en tout bien tout honneur : on pouvait donc dire « je suis gai » sans faire rire en 1969. Trois ans après, Charles Aznavour chantait « Je suis un homo, comme ils disent » avec des sanglots dans la voix.

[2En 1995, alors que j’étais objecteur de conscience au sein de l’association Solidarité Enfants Sida, j’avais passé une soirée de Sidaction dans une vaste salle de la mairie de Marseille, en compagnie d’une centaine d’autres « acteurs de la lutte », comme on disait, à assurer le standard téléphonique de la ligne Sida Info Service. Révolté par le petit déluge d’appels haineux qu’il m’avait fallu essuyer (les gens n’avaient pas Twitter pour se soulager à l’époque), j’en avais envoyé le récit à Charlie Hebdo, qui l’avait publié, avec une illustration de feu Charb, mon Dieu, ça ne me rajeunit vraiment pas ; et je m’y présentais comme un jeune gay – il y a donc eu un lointain précédent.