TROU NOIR

Voyage dans la dissidence sexuelle

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Bagatelles pour un Crachat

Crachat : Substance normale (salive) ou pathologique (sécrétions muqueuses purulentes ou hémorragiques) rejetée par la bouche, en provenance des voies respiratoires ou aérodigestives (bouche, pharynx). [Dictionnaire Larousse]

« Entre deux coups de salive, Schborn là-bas, de si bonne heure, mordait à belles dents sa tranche de pain. Rien de tel que mâcher longuement la mie pour qu’il vous monte à la bouche assez de salive pour prétendre à tous les concours de cette nature. Le samedi, c’était le jour des glandes. Je me levais de bon matin. » (Louis Calaferte, Requiem des innocents).

Amorce

Le Crachat se présente à nous sous deux versants : un versant négatif et un versant positif. Le négatif est porteur de maladies contagieuses, de déjection de ce qui est hostile, étranger, néfaste, est un ruisseau de peste et de covid-19. Le positif conjure le mauvais sort, déploie de la puissance, est un voile de pudeur qui ne demande qu’à être percé. Tantôt le crachat est réprimé par la loi ; tantôt il est censé nous porter chance. Avec le crachat ainsi exposé en deux versants, on peut enfin chercher à mettre à mal cette binarité qui camoufle mal les règles selon lesquelles nous pourrions dire que tel être est civilisé, tel autre est barbare. Ce qui a suscité ce texte est un fait divers survenu dans l’après-midi pluvieux du jeudi 30 avril à Paris : croisant par hasard dans la rue le polémiste d’extrême-droite Éric Zemmour, un homme décide de se filmer en train de le poursuivre et l’insulter et se vanter de lui avoir craché un mollard, la vidéo est ensuite diffusée sur internet. Il ne s’agira pas ici de commenter cette incartade, mais d’entrer les méandres du crachat, ce qu’il raconte de nos désirs, de nos violences et de nos considérations sur le Bien et le Mal, et ce qu’il décrit de nos passions humaines : la révolte, la désapprobation, l’excitation sexuelle, l’insulte et la promesse. Car l’apparition d’un seul mot (crachat) ne suffit pas à rendre compte du déroulement de sa signification ; il nous faut tenir compte d’un contexte et de ses modalités d’énonciation. Promis, juré, croix de bois, croix de fer, si je mens, je vais en enfer. Serment ponctué d’un énorme crachat lancé sur le trottoir.

Premier projectile : Les couleurs de la civilisation

En France, c’est par un décret pris en 1942 (sous le gouvernement de Vichy, n’est-ce pas) puis modifié en 1992 que le Crachat est interdit : « Il est interdit à toute personne de cracher ailleurs que dans des crachoirs disposés à cet effet ». Les crachoirs sont devenus désuets de nos jours, mais le geste de cracher a donc été banni de ces règles de « savoir-vivre à la française » si précieuses. Nous encourons aujourd’hui une amende de 135 euros si nous sommes pris en flagrant délit de cracher dans la rue. C’est avec les travaux de Pasteur à la fin XIX° siècle que le glaviot commençait à avoir mauvaise réputation, accusé d’être un facteur de propagation de maladies (le décret de 1942 fut une mesure sanitaire contre une recrudescence de tuberculose à cette époque). Une analyse de la couleur du mucus – liquide que le corps sécrète pour lubrifier certains organes comme la bouche – peut nous renseigner de notre état de santé, il peut être jaune, vert, bleu, brun, rouge, gris ou rose, et nous dira si on est atteint d’un rhume ou d’une déficience de globules blancs. Le crachat peut constituer une véritable bombe bactériologique, que l’on songe aux angoisses autour de nos fluides oraux pendant la pandémie du covid-19, certains furent accusés d’acte de terrorisme pour avoir craché volontairement sur une personne. Et combien de personnes de tout bord se sont empressées d’apporter leur soutien à Zemmour après s’être fait cracher dessus ? Dixit Caroline Fourest : « C’est PARCE QUE je ne partage en rien les vues d’#EricZemmour que je trouve inacceptable qu’on essaie de l’intimider en l’agressant. J’espère que nous serons nombreux parmi ses adversaires à défendre sa liberté d’exprimer des choses qui ne nous plaisent pas. » Ces êtres civilisés si prompts à se positionner dans un « juste milieu » où le débat démocratique sans fin fait sa loi, avec des arguments du niveau « c’est celui qui dit qui est » ou d’espérer un retour à l’envoyeur, c’est-à-dire une punition judiciaire garante de l’ordre républicain français à l’encontre du cracheur.

Mais c’est dans le folklore et la superstition que le crachat retrouve ses grâces. Les conquérants mongols qui crachaient par terre pour s’assurer la possession d’un territoire. Au Ier siècle de notre ère, les femmes crachaient sur leur nourrisson pour le protéger du mauvais œil. Dans l’Antiquité on croyait fermement à l’efficacité médicinale de la salive, les anciens étaient persuadés que le corps de l’homme referme en lui-même les remèdes nécessaires à sa guérison. Lorsque les sorciers renonçaient au diable, ils crachaient trois fois par terre assurant que, dès ce moment, l’esprit malin n’avait plus aucun pouvoir sur eux.

« Schborn voyait le monde comme une enceinte immense et populeuse où les plus téméraires livraient combat, poitrines nues, jambes raidies, bien accrochées au sol, dans la position des concours de salive. Le vainqueur était le maître. Celui qui crachait le plus haut de tous était paré contre la vie. Une fois pour toutes. Il s’était forgé une image étrange et féerique de la vie. De la vie des lopes. Les lopes, c’étaient les gens de la ville ». (Louis Calaferte, Requiem des innocents).

Deuxième projectile : Le poids de la blessure

Il y a l’histoire de ce garçon de 11 ans, disons Socrata, qui se faisait cracher dessus tous les jours par un autre garçon de son âge, disons Goldorak, dans le bus scolaire qui les ramène à la maison. Tous les jours des gamins se font cracher à la gueule par un autre qui fait figure de chef de bande, c’est d’ailleurs par la grâce de son crachat qu’il devient chef de bande tandis que ses sujets rient, crachent aussi, mais visent à côté (ça tombe juste à côté de la chaussure). Socrata ne bronchait pas car ses défenses étaient ridicules et alimentaient davantage le geyser. Vous êtes-vous déjà léché les blessures ? Les chiens se lèchent instinctivement lorsqu’ils ont une plaie ouverte. Leur salive contient plusieurs substances antimicrobiennes qui permettent d’accélérer la guérison. Alors quand on croit que se faire lécher par un chien c’est dégueulasse, ce n’est rien de moins que le civilisé en vous qui se réveille. Se lécher les blessures permet la guérison. Ainsi malgré l’humiliation intériorisée, pour la surmonter, Socrata se mit à désirer Goldorak. Certains s’empressent de dire que c’est le syndrome de Stockholm [1], Socrata disait qu’il était un chien.

Un crachat, ça se prépare. On va chercher au plus loin de l’œsophage la consistance la plus dense, on lui fait faire des ronds dans la bouche comme on façonne un chewing-gum, on fait claquer la langue pour l’expulser, en cloche ou en tir direct, choisir la lenteur ou la vitesse, et l’observer retomber de tout son poids sur une surface dure. Goldorak était un as du crachat et Socrata son plus fidèle receveur. Quand Goldorak descendait du bus, Socrata le regardait traverser la route pour rejoindre sa maison, il l’imaginait s’allonger sur son lit et... (rêve censuré). La rumeur courait dans le collège que Goldorak était battu par son père, mais comme tout le monde craignait les foudres de Goldorak, le secret se disait en cachette. Depuis cette histoire, ordinaire dans la vie de jeunes petits pédés, Socrata aimait les crachats, les cracheurs et les crachés.

Image extraite du film "Poison" de Todd Haynes

Troisième projectile : La consistance de l’abjection

Cracher est une décharge, un soulagement, même si c’est délicatement violent. La littérature de Jean Genet est exemplaire à ce sujet. Il s’agit moins, avec Genet, de trouver une réponse politique (militante) à l’injure et à l’humiliation qu’une reconfiguration (mythique) de la socialité par le positionnement du corps. Il n’y a pas de recherche de symétrie dans la sexualité chez Genet, la sexualité par excellence se fait soit par derrière (et non dans un face-à-face unifié et reproducteur) ou à genoux aux pieds de l’aimé, les yeux vers le ciel. La géométrie des corps genétiens est belle par sa disproportionnalité (monstrueuse) et son impossible réduction au sexe comme pratique du développement personnel. La dégradation volontaire du Moi est son ascèse.

La bave du crapaud n’atteindrait pas la blanche colombe ? « Stilitano était grand et fort. Il marchait d’un pas à la fois souple et lourd, vif et lent, onduleux. Il était leste. Une grande partie de sa puissance sur moi – et sur les filles du Barrio Chino – résidait dans ce crachat que Stilitano faisait aller d’une joue dans l’autre, et qu’il étirait quelquefois comme un voile devant sa bouche. Mais où prend-il ce crachat, me disais-je, d’où le fait-il remonter, si lourd et blanc ? Jamais les miens n’auront l’onctuosité ni la couleur du sien. Ils ne seront qu’une verrerie filée, transparente et fragile. » (Journal du voleur). Ainsi le Moi se déverse sur le monde en ébranlant ses limites au lieu de les renfoncer : partout des fluides corporels, salive, sperme et merde, se dispersent en série éjaculatoire. Avec Genet, la honte – que la culture hétérosexiste cherche à installer chez les pédés – n’est pas une situation dont on doit s’affranchir en « s’empressant de vivre selon les normes de la culture dominante » (Leo Bersani), mais en refusant d’accorder au Moi tout système de valeur. Pour le dire autrement et avec la géométrie des corps : le corps pédé n’a pas à se hisser à hauteur du corps straight pour conjurer les blessures qui lui sont imposées. Le refus de reconnaître toute valeur à l’existence est le pivot pour la construction d’une subjectivité pédée libérée. Telle est la politique abjecte de Jean Genet. À l’exclusion (sociale), à l’enferment (carcéral), à la marginalisation (politique) et à l’isolement (sexuel), Genet répond en prenant la voie ascendante de l’abjection. « Je les voyais, les jambes écartées, se ramener en arrière comme le tireur qui bande l’arc, et faire un léger mouvement en avant tandis que le jet giclait. J’étais atteint à la face et je fus bientôt visqueux plus qu’une tête de nœuds sous la décharge. Je fus alors revêtu d’une gravité très haute. Je n’étais plus la femme adultère qu’on lapide, j’étais un objet qui sert à un rite amoureux. Je désirais qu’ils crachassent davantage et de plus épaisses viscosités. » (Miracle de la rose).

Le dynamique genétienne du désir repose sur cette matière consistante qu’est le mollard (mais aussi la merde, le foutre, le vomi, la sueur, le lubrifiant). Le visqueux n’a pas de structure stable, il permet un déplacement constant des rapports de force, et en même temps, il est moins libre qu’une eau fluide qui s’écoule sans retenue. Le visqueux permet au contraire de maintenir ensemble deux corps asymétriques, il est à la fois le lubrifiant et le collant.

Pivot

« Toujours, vous pourrez m’aborder, où que je sois. Je tendrais ma main et ma poitrine pour vous y serrer. Si j’ai la nourriture, je vous nourrirai, si j’ai l’argent, je vous le donnerai et, en plus, mon amitié et mon cœur. Et ma peau si vous en avez besoin. Je sais d’où je viens. Je n’ai pas renié ma race. Je sais que là-bas la vie était pareille à la terre, noire, sale. Qu’elle ne pardonnait pas. Ni le bien ni le mal. Je sais que tout y était sujet à ordure et à désespérance. Je sais qu’on n’empoigne pas le malheur, qu’on ne lui fracasse pas la tête. » (Louis Calaferte, Requiem des innocents)

Que faire du besoin de cracher ? Les jeunes crachent sur le trottoir aux arrêts de bus, l’autre crache à la gueule du flic en manifestation [2], encore un autre crache dans la bouche de son amant. Il y a ce téton luisant, cette aisselle léchée et ce sexe enduit d’amour. Un sentiment océanique s’empare de celui ou celle qui rêve la nuit d’être recouvert de salive. Le chien lèche les blessures de son maître tandis que les escargots déchargent leur bave pour se traîner sur des lames de rasoir. Cette boursouflure d’extrême-droite se fait cracher dessus dans la rue, gagne en sympathie auprès des démocrates et son cracheur est traîné en justice. Si seulement on pouvait cracher une bonne fois pour toutes ce qu’on a sur le cœur ! On veut un rapport à l’avenir qui dépasse la dualité entre contemplation des blessures du passé et expectoration violente du présent. On crache quand les arguments ne suffisent plus. On crache trois fois.

Socrata
16 mai 2020, c’est moi le printemps.

Bibliographie :

  • Leo Bersani, Sexthétique, EPEL, 2011.
  • Louis Calaferte, Requiem des innocents, Folio, 2001.
  • Jean Genet, Journal du voleur, 2007.
  • Jean Genet, Miracle de la rose, Folio, 2011.
  • Camille de Mensignac, Recherches ethnographiques sur la salive et le crachat, Belin, 1892.
  • Martin Monestier, Le crachat. Beautés, techniques et bizarreries des mollards, glaviots et autres gluaux, Le Cherche Midi, 2005.
  • et les tweets dispensables de Caroline Fourest.

[1Le fait-divers à l’origine du nom du syndrome de Stockholm (source wikipedia) : Le 23 août 1973, un évadé de prison, Jan Erik Olsson, tente de commettre un braquage dans l’agence de Kreditbanken du quartier de Norrmalmstorg à Stockholm, à une heure où la succursale vient d’ouvrir et n’a pas encore de clients. Lorsqu’il tire une rafale de mitraillette en l’air, des dizaines d’employés s’enfuient ou se jettent au sol. L’intervention des forces de l’ordre l’incite à se retrancher dans la banque où il relâche le personnel, ne prenant en otage que quatre personnes. Il demande aux négociateurs 3 millions de couronnes, des armes, un gilet pare-balles et un avion pour s’enfuir, et obtient la libération de son compagnon de cellule, Clark Olofsson, qui peut le rejoindre. Les deux hommes et leurs otages se retranchent dans la chambre forte de la banque. Curieusement, pendant les six jours de négociation, les employés font confiance à leurs ravisseurs et se méfient des forces de l’ordre. Le 25 août, un policier prend l’initiative de fermer la porte de la salle des coffres. Les six personnes sont prises au piège. Malgré le cloisonnement, otages et ravisseurs finissent par développer un sentiment mutuel d’estime et de sympathie. La police perce des trous dans le plafond de la chambre forte et fait usage de gaz anesthésiants, ce qui permet leur libération le 28 août. Les forces de l’ordre assistent à des scènes surréalistes au moment de cette libération. Les employés refusent d’être secourus. Kristin, l’une des otages, sténographe dans la banque, exige que les deux criminels passent devant, de peur qu’ils soient abattus par la police. Avant de sortir de la chambre forte, criminels et otages se prennent dans les bras et se disent au revoir chaleureusement. Après leur arrestation, les victimes refusent de témoigner à charge, se cotisent pour assurer les frais de la défense des deux hommes et vont leur rendre visite en prison. Sur les quatre otages, deux quitteront leur emploi par la suite, l’une devenant infirmière, l’autre assistante sociale. La prétendue relation amoureuse entre Jan Erik Olsson et Kristin Enmark n’est cependant qu’une légende urbaine.

[2« Et parmi les catégories socio-professionnelles les plus glaviottées au monde, il faut mettre en tête les forces de l’ordre. Gendarmes, CRS, PJ, brigades anti-criminelles… Tout corps de police confondus, ce sont ceux qui se font le plus cracher dessus en France : 20.000 crachats sont enregistrés chaque année. Ils doivent recevoir le triple dans la réalité. » ( Martin Monestier, Le crachat. Beautés, techniques et bizarreries des mollards, glaviots et autres gluaux, Le Cherche Midi, 2005)

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