"Tu prends en photo les oiseaux ?" : science et fiction dans l’ethnographie d’un lieu de drague gay
Les lieux de drague gay ont beau être repoussés toujours un peu plus loin des métropoles, ils persistent dans leur existence et suscitent toujours autant d’attrait ou de répulsion (et parfois les deux en même temps...). Lorenzo Lopez propose ici un "récit en mosaïque" à partir de son journal d’enquête et des retranscriptions des entretiens qu’il a menés. Un jour, un passant interloqué par sa présence avec un appareil photo, lui demandait "Tu prends en photo les oiseaux ?". Lorenzo nous raconte : « Cette question que me posait un promeneur, plutôt naïve mais tout à fait légitime, a particulièrement marqué le travail réflexif sur l’enquête que je menais, à l’origine de cet article. Elle m’a conduit, dans ce moment grave, à concevoir les méthodes que j’employais comme des fabulations et à qualifier mon enquête d’une espèce très intéressée de tourisme, entre délire de style et métafiction. »
En novembre 2020, nous publions Lieux de drague, un autre travail de terrain réalisé par Adrien Le Bot. En plus de leur sujet d’étude similaire, ces deux articles ont la qualité commune d’accorder un caractère actuel à cette pratique homosexuelle et évite de l’enfermer dans le fétichisme nostalgique d’une époque perdue. Dit autrement : les dragueurs ont une présence.
Depuis un an, dans le cadre de ma formation universitaire, je m’intéresse à une pratique de drague gay en extérieur. Le terme de drague désigne un ensemble de pratiques sexuelles et de sociabilité [1] basées sur la rencontre spontanée d’hommes dans un lieu défini. Pour cet article, il ne sera pas question d’introduire le lecteur aux objets de mon enquête en un compte-rendu formel mais plutôt, s’agissant d’un premier travail ethnographique, au travers d’un retour sur expérience : expérience du terrain, de la méthode, de l’écriture, aussi de sa réception, enfin expérience du rapport à l’enquêté dans le contexte tout particulier de cette pratique. Je propose la forme d’un récit en mosaïque, composé de différents textes issus de mon journal d’enquête et de retranscriptions d’entretien. Loin d’en faire un simple contexte, le lecteur ne manquera pas de s’étonner des grandes thématiques de la rencontre homosexuelle (espaces, corps, entre-soi, conflits) ; moins évidemment, de l’importance de son étude et de sa pérennité pour la préservation des mémoires et des sexualités LGBT+. Je souhaite qu’il y voie également une tentative critique. En effet, la part de subjectivité dans les écrits anthropologiques a de quoi déconcerter. Il faut se figurer l’enquêteur qui s’invite dans un milieu social et ce milieu suscite en lui des questionnements et des intérêts nouveaux. Bouleversé par l’exercice, il se met à écrire des choses et d’autres. Dans le même temps, la méthode, lourde d’un siècle de littérature ethnographique, le fait se ressaisir : quelque sentiment personnel qui émerge de son expérience est à objectiver, à isoler ou à taire.
Le cas de la drague gay illustre potentiellement ces contradictions. D’abord, du point de vue d’un novice, l’absence de parole et la centralité du corps dans la pratique (entre autres facteurs) rendent difficile une approche pluri-méthodologique des phénomènes. Au contraire, elles favorisent l’approche par le sensible, ce qui n’aboutit que sur des conjectures. Ensuite, à considérer la nature de la pratique et l’environnement dans lequel elle se déploie, on en vient à la décrire par des signes et d’importants suspens. Le présent article n’entend pas trancher sur l’appartenance de ces écrits au domaine de la méthode ou au genre autobiographique [2] – il en serait bien incapable –. Je préfère une alternative plus humble, très-située, en des termes que j’ai moi-même formulés à un moment grave de mon enquête : science ou fiction ?
En rêve, le lecteur devenu trop curieux se rendra dans un lieu de drague, près de chez lui, juste le temps d’une promenade. Il y trouvera au mieux ce que je dis y être, sinon quelque fascination. [3]
Je m’intéresse aux modalités de la rencontre
« Je pense que les lieux de drague ce sont des lieux qui s’apprennent de manière un peu communautaire […] On n’arrive pas dans une ville, dans un troquet en disant : ’oh, en fait, il est où le lieu de drague pédé là dans le coin ?’ »
Extrait d’entretien, 01/04/22
Au moment de la retranscription de cet entretien, je notais : la drague, tel qu’elle ne se fait pas connaître « de manière un peu communautaire » mais d’un point de vue extérieur, c’est-à-dire en la suspectant.
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Printemps 2020. Je cherche à rejoindre une petite plage en bord d’eau, accessible par un détour énorme. La zone semble inhabitée, préoccupée par des activités mineures de tourisme et de loisir, peu de bâtiments et de modestes aménagements publics (jardins, promenades, équipements sportifs) organisés autour d’un réseau fluvial. Au fond d’un petit parking, quelques voitures stationnent. Un homme fume une cigarette, adossé à une barrière en bois ; un autre, les mains dans les poches, entre dans le parc en enjambant un grillage déchiré dans la hauteur. Je le précède sur un chemin de terre qui traverse un terrain vague avant de pénétrer dans un sous-bois. Ici, la drague n’est plus à deviner, elle se donne à voir.
« À moins d’être super naïf, s’imaginait un interlocuteur, je serais hétéro et je me mettrais comme ça, à prendre le soleil, sur un tronc d’arbre mort et à regarder les gens passer et voir ce manège, je me poserais des questions quand même. ». Et en poursuivant : « Tiens c’est bizarre, que des hommes seuls qui vont d’un petit chemin à un autre petit chemin, qui s’engouffrent entre les buissons, je me dirais mais qu’est-ce qui s’passe ? ».
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La méthode de l’observation statique offre des matériaux approximatifs. J’observe surtout des hommes qui entrent et sortent de mon champ de vision, animés par quelque chose plus en avant. L’observation participante, qui consiste dans mon cas à faire l’expérience de la promenade et de tout ce qu’elle implique, est davantage concluante. Les différents espaces du parc et leurs fonctions sont rapidement identifiés et reconnus. À partir d’eux, je définis un itinéraire et je varie les intensités de l’expérience : située à égale distance des deux extrémités du parc (parking et plage), la clairière permet, tout en se reposant, de garder un œil sur l’affluence en temps réel ; plus loin, les contrebas en bordure d’eau, peu fréquentés, assurent un calme méditatif ; dans le sous-bois, le réseau de sentiers voit des dragueurs errer, hésiter, s’arrêter, reprendre leur marche – certains de ces sentiers à l’issue desquels des alcôves, formées par les arbres (ou par les hommes ?), accueillent les partenaires sexuels ; quant au parking et ses abords, c’est l’occasion d’un premier contact visuel et pour d’autres l’occasion de se retrouver et de sociabiliser. Par ailleurs, je note durant mes observations que les pratiques sexuelles les plus courantes procèdent de l’action d’un pénétré et d’un pénétrant, souvent accompagnée d’actes de masturbation mutuelle. Les dialogues qui invitent à ces pratiques, s’il y en a, se calquent essentiellement sur les protocoles d’applications de rencontre gay [4] : « Salut, ça va ? », « Tu cherches quoi ? », « Passif ou actif ? », etc. Les interactions entre dragueurs (hors des moments notoires de sexualité et de sociabilité) se caractérisent par des comportements juste polis ou indifférents. L’exemple d’un passage étroit et boueux qui oblige deux inconnus à rapprocher leurs corps et qui fait s’esquisser sur leur visage un petit sourire de gêne. En outre, les conditions écologiques associées à la drague expliquent certainement ses manifestations pratiques, plus qu’elles ne leur servent de seules circonstances. Les architectures du lieu, ses reliefs, ses ambiances enclenchent partout, à tout moment, la potentialité du rapport sexuel. Ce faisant, les désirs de chacun prennent la forme réelle de rôles et de techniques qui s’épanouissent favorablement selon les conditions données.
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Au départ de l’enquête, je trouvais à l’endroit de ce terme, ’drague’, et d’autres termes encore, une ambiguïté. Les dragueurs ne rentrent pas dans des rapports de séduction agis par la norme hétérosexuelle [5]. Ils font la plus grande économie de parole et consomment rapidement le moment sexuel, après quoi, généralement, les partenaires se séparent. On relève effectivement une opération des corps qui indique l’étape à venir mais elle semble s’en tenir à cela, une gestuelle qui dit oui ou non. Autre problème de définition qui vient s’ajouter : la partition de l’activité en deux blocs, homosexualité et « homosociabilité » [6]. En ce qui concerne le postulat de l’homosexualité, mes échanges avec les dragueurs découlent sur un contresens. D’une part, si on l’entend comme orientation sexuelle, attirance exclusive ou pratique de chambre, l’homosexualité ne recouvre pas l’intégralité des situations personnelles de mes interlocuteurs. Autrement dit, tous ne sont pas homosexuels. D’autre part, lorsqu’elle devient constitutive d’identités catégoriques, elle ne permet pas d’expliquer l’étonnante variabilité (ou fluidité) de l’activité dans les lieux de drague. À cet égard, Laud Humphreys, dans son étude ethnographique d’une tasse [7] du sud des États-Unis, nous propose plutôt de « penser l’homosexualité en termes de rôles et non d’identités » [8]. En fin de compte, l’homosexualité masculine désignera non plus les personnes mais leur activité, dans le sens littéral de sexualité entre hommes, ni plus ni moins.
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« Tu m’as regardé, je t’ai regardé, hop, je fais demi-tour, je vais vers là, je me retourne, tiens tu me suis, donc tu me suis, c’est que je te plais, si je te plais et que toi tu me plais ducoup je continue, je te laisse continuer avec moi et me rejoindre […] tiens ou alors tu me plais pas, la personne insiste, tiens elle me suit, je fais demi-tour, je vais dans l’autre sens, la personne me suit encore, je me retourne, je lui adresse un regard de réprobation… et c’est marrant parce qu’on dit jamais non, on dit jamais : ’excuse-moi tu arrêtes de me suivre’, non en fait on le fait pas ça, tu vois, c’est en discutant que je trouve ça assez symptomatique, très représentatif de ce qui s’y passe d’un point de vue communication du corps. »
Extrait d’entretien, 01/04/2022
« Tu prends en photo les oiseaux ? » me demandait un passant, alors que je m’apprêtais à déclencher l’obturateur.
« Y’a pas grand-chose à dire, les gens viennent ici pour baiser »Propos entendu au cours d’une discussion avec un dragueur, 17/10/21
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[A et B sont des personnes réelles]
A et B s’engagent sur un chemin de terre. Ils se suivent. Ils évitent soigneusement les ronces à leurs pieds et les branches à hauteur de tête en se recroquevillant au besoin. A, qui se trouve devant, quitte le sentier et se fraie un passage sur deux ou trois mètres au travers d’un fourré, suivi de près par B. Ils s’arrêtent tous les deux. A se retourne, dégage le bas de son ventre en tirant son t-shirt vers le haut et son jogging vers le bas. Au même moment, B s’accroupit et pose un seul genou à terre. A tient de la main droite le derrière du crâne de B et l’accompagne dans des mouvements de va-et-vient. De sa main gauche, il remonte plus encore son t-shirt, à la hauteur de son plexus et le maintient ainsi en place. B a la main droite occupée au niveau de son entrejambe ; il pose alors son second genou à terre. Vingt secondes plus tard, B, toujours de dos, se relève. Le mouvement de son bras indique qu’il agite plus en avant le poignet, certainement pour masturber A, mais les gestes se confondent, alors, peut-être A masturbe-t-il aussi B. B s’agenouille de nouveau après cet entracte. […] A et B quittent leur position et rejoignent le sentier. Ils prennent des directions opposées après s’être extirpés hors des buissons. [1min 19sec – ils n’auront pas parlé]
Extrait d’une description systématique réalisée sur la base d’une observation, 01/11/21
Je m’intéresse aux faits du parc
« Toi, ce sont les faits divers qui t’intéressent ! » me disait un interlocuteur. Ah bon ? Plus tôt dans la conversation, il mentionnait l’accident mortel d’un vieil homme en 2015, dans les escaliers d’une ancienne centrale hydroélectrique aujourd’hui transformée en restaurant. Spontanément, il s’était exclamé : « Il y a eu des meurtres ici ! Plus aujourd’hui, mais avant oui ».
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M’intéresser aux faits du parc, chercher à retracer une histoire, c’est m’arrêter à ce qu’on en dit. Dans les mémoires des usagers du lieu, les dates sont confuses et les détails échappent. Pour combler ces lacunes et m’assurer de la maniabilité des matériaux issus des échanges avec les personnes, la consultation d’archives reste la méthode la plus adaptée. Malheureusement, les associations que je contacte refusent, pour des raisons diverses, de m’accorder un entretien. Un dragueur me conseille de consulter la presse gay : rien. Dans les quotidiens locaux, je ne trouve pas grand-chose non plus. Ce sont des récits souvent funèbres, accidents, meurtres, agressions en tout genre. La drague n’est pas toujours mentionnée, et quand elle l’est, c’est en tant que circonstance aggravante. […] J’ai eu le plaisir de rencontrer un ancien journaliste lors d’une promenade dans le sous-bois. Il m’informait d’un reportage, réalisé dans le parc il y a plusieurs années, à l’occasion de la Journée mondiale de lutte contre le sida. Impossible de retrouver ces images, rendues inaccessibles au public.
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« Moi je vois qui c’est le mec [qui s’est fait agresser], c’est un vieux vicelard, tu sais gros dégueulasse, il est pas du tout du genre à payer des p’tits jeunes pour se faire baiser. C’est plus du genre à se toucher dans les buissons [imite une masturbation en grimaçant] ».
Moi : Qu’est-ce que ces hommes faisaient là à ton avis, si ce n’était pas pour avoir des relations sexuelles ?
« Bah pour casser du pédé. Il [la victime] a dû les suivre, ils ont vu que c’était un vieux et ils en ont profité. Ils l’ont déshabillé, ils ont volé ce qu’ils pouvaient et ensuite ils l’ont tabassé, voilà… »
[…]
« Les pédés c’est des putes ! Y’en a qui sont méchants s’ils ont pas pu te tirer. Alors ils inventent des choses. Il faut pas croire tout ce qu’on te dit. »
Extrait d’une discussion avec un dragueur, novembre 2021
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« Y’a cette espèce de crescendo et plus il fait tard moins on voit les gens et plus y’a de consommation sexuelle sur place. Ça, ça m’intéresse pas du tout. J’y suis allé une fois, jeune, voilà, je devais sortir de boîte, j’étais un peu bourré et il était tard. Je suis arrivé là-bas, j’ai trouvé ça glauque… »
Extrait d’entretien, 01/04/22
L’eau inonde désormais l’énorme crevasse qui me sépare de la rive adverse. Elle ne semble pas s’écouler. Aucun courant n’est perceptible, aucune onde ne vient la perturber, de sorte à rendre parfaitement immobiles les centaines de feuilles mortes qui se sont déposées à sa surface. Au bord de l’eau, un sentier parcourt difficilement, sur deux niveaux, les contrebas du parc, entravé par d’énormes racines qui émergent du sol. Là, un homme se tient debout, en face de moi, les jambes légèrement écartées. Il porte un sweat-shirt entrouvert à la moitié qui laisse apparaître son torse nu. Il poursuit sa promenade. Plus haut encore, sur un belvédère de roches, la musique qui m’avait attiré. Le flûtiste est de dos, en position assise, il agite son instrument.
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Nous observons le défilé des voitures qui se trompent de parking et se retrouvent à faire demi-tour. « T’en as un qui rentre et les moutons suivent » soupire un de mes interlocuteurs. « C’est le cirque ce soir » commente un autre, en regardant la manœuvre d’un conducteur. Puis, tour à tour, chacun ressasse les événements récents du parc. Et quels événements ! Mardi dernier, en début de soirée, un homme alcoolisé a endommagé plusieurs véhicules garés sur le parking. Quelques heures plus tard, un autre homme avait agressé dans sa folie des passants. Tout est parti d’une dispute de couple, nous raconte V. en pointant du doigt différents endroits du paysage pour reconstituer le déroulement de la scène. Parmi les témoins, il a été pris à partie par cet homme qui lui profère des choses très nerveuses avant de le frapper. De son passage au tribunal, le lendemain, V. conclut : « Comparution immédiate. 10 mois de prison ferme. »
Je m’intéresse à la disparition du lieu de drague
Tout s’est accéléré. La mairie a entamé ses premiers travaux d’envergure, une partie du parc a été rasée, les routes élargies et certains passages n’existent plus. Le chemin principal d’abord qui a été élargi sur toute sa première moitié, de l’entrée du parc jusqu’au chemin de pierre. La plus grande des alcôves, proche du terrain vague, donne désormais sur un parterre de sable et de débris, là où quelques semaines plus tôt, on s’y rendait encore par un sentier étroit bordé de hauts buissons. M., que je croise près du parking, me confirme que les premières interventions au bulldozer datent de juin. Il s’interroge sur l’intérêt de défricher les contrebas, zone inondable, et m’assure que ce projet signera la fin de la drague. Cette fin, je ne pensais pas en témoigner du vivant de mon enquête.
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Un agent de police municipale a informé R., au cours d’une intervention, d’un total de 27 plaintes déposées sur une période d’un an. Certains hommes se promenant nus ou ayant des relations sexuelles dans des zones exposées du parc, toutes ces plaintes concernaient des faits similaires d’attentat à la pudeur. Les plaignants sont généralement des familles de passage. « Il va falloir que ça s’arrête » lui avait lancé le policier.
Dans le parc, on a forcé un grillage et on a horrifié des familles à vélo. Les dragueurs s’inscrivent à tout niveau dans des rapports conflictuels avec l’extérieur. À l’échelle du territoire, ils prennent la forme de rapports d’hostilité, attestés par des agressions homophobes et une méfiance de la part des usagers périphériques. À l’échelle de la municipalité, les pouvoirs publics travaillent à réguler la pratique où qu’elle se développe, en réaménageant les espaces, en introduisant de nouvelles activités publiques ou privées et donc de nouveaux usagers. Plus drastiquement, certains lieux ont été rendus inaccessibles ou interdits, invoquant des motifs de protection de zones naturelles et de dangerosité du terrain.
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Je vois surgir dans la ville trois manifestations typiques du fait social homosexuel. La première, celle qui m’intéresse, éclate en marge, dans les zones d’ombres, autonome et dégoûtante. La seconde s’installe dans le centre historique, ce sont les institutions gays, les lieux de sociabilités et de plaisir acceptables, souvent rapprochés d’une activité de consommation. Une troisième, plus accessoire, plus à l’ouest, appartient aux café-débats et autres cercles philosophiques où le queer n’est plus qu’une chose à penser.
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« Ce qui est intéressant, c’est que malgré ces micro-déplacements qui sont que d’une centaine de mètres et qui se reconstruisent – finalement c’est plus là, c’est un peu plus loin – je pense que y’a une forme d’héritage. […] Y’a quand même un creuset commun. Je parlerais pas de nostalgie mais y’a cette envie d’appartenir, je sais pas si c’est une appartenance consciente ou inconsciente mais on a envie que ça reste, que ça perdure. »
Moi : Qu’est-ce qui te faire dire ça ?
« On a envie que ça perdure parce que je pense que les personnes, à la fois les gens de passage ou les gens qui sont là depuis le temps, ça fait partie de leur histoire, à un moment donné on l’inscrit dans notre histoire, dans nos rencontres, qu’elles soient assumées, qu’elles soient furtives, qu’elles soient passagères. Ça existe, ça se sait pas, c’est pas officiel, ça existe depuis longtemps, on a envie que ça dure, on a pas envie que ça change, on a envie que ça soit un lieu encore à nous. Y’aurait un sentiment d’expulsion si un moment donné on fermait, on mettait un parcours enfant, on mettait un truc bien clean avec des gravillons, tout au carré et avec de la visibilité partout [rire], on aurait l’impression qu’on nous aurait volé quelque chose, expulsé de notre jardin quoi. »
Extrait d’entretien, 01/04/22« Au fur et à mesure, je me suis rendu compte, comme tout le monde, qu’il y avait des marquages, que y’avait des arbres à abattre, que y’avait des repérages de géomètres, des interventions des équipes municipales d’aménagement du territoire. Ces grilles qui sont abattues puis réparées, un peu comme une espèce de résistance, en sourdine, clandestine. Entre ce que je pense, ce dont j’ai envie et ce qui va se passer… moi ça me désole, plus spécifiquement sur cet endroit-là parce que c’est un endroit qui est hyper sauvage, c’est pas une pinède, c’est pas les Landes, c’est un endroit où y’a une biodiversité, c’est pour ça que je l’aime parce que y’a pleins d’espèces végétales différentes. Après, égoïstement, y’a des gens qui ont envie de se rencontrer et ne plus passer uniquement par le biais d’applications, du virtuel et vraiment avoir une confrontation réelle avec l’autre en se disant ’bah tiens j’suis homo et j’ai envie de rencontrer’. Y’a des gens peut-être qui ont eu des histoires d’amour qui commencent au bar, qui commencent au sauna, qui commencent dans la rue, pourquoi une histoire d’amour ne commencerait pas dans un lieu de drague ? »
Extrait d’entretien, 01/04/22
Lorenzo Lopez.
[1] Les sexualités en question sont à différencier du ’plan extérieur’ (pratique ponctuelle et isolée de sexe en lieu public, généralement entre deux partenaires qui se donnent rendez-vous) et sont en ce sens spécifiques au lieu de drague. Quant aux sociabilités, elles se distinguent d’autres lieux de sociabilités gays (bars, clubs, saunas etc.) en l’absence de tout rapport commercial entre les personnes, exceptés quelques rares cas de prostitution.
[2] En référence au tournant/à la controverse dits postmodernes. Pour une critique par les anthropologues, voir Clifford Geertz & George E. Marcus, Writing Cultures. The Poetics and Politics of Ethnography, 1986, Berkeley, University of California Press.
[3] J’invite à lire, au préalable, le formidable article d’Adrien Le Bot, publié dans le numéro 9 de Trou Noir (novembre 2020) qui traite également de la drague sur la base d’un travail de terrain.
[4] RIVIERE Carole Anne, LICOPPE Christian, MOREL Julien, « La drague gay sur l’application mobile Grindr. Déterritorialisation des lieux de rencontres et privatisation des pratiques sexuelles » in Réseaux, vol. 189, n°1, 2015 pp.153-186
[5] L’acte de drague hétérosexuel dans l’espace public mobilise la notion de consentement. Dans un lieu de drague gay, cette notion est transformée et avec elle les rapports d’attirance entre les personnes. Dans l’espace privé, l’idée d’une norme différente pour les rapports homosexuels reste à démontrer.
[6] Terme que l’on retrouve chez Bruno Proth (Lieux de drague, scènes et coulisses d’une sexualité masculine, 2002, Toulouse, Octares)
[7] Argot pour désigner des toilettes publiques dans lesquelles se pratique la drague. En anglais, « tearoom ».
[8] FASSIN Éric, « De l’archéologie de l’homosexualité à l’actualité sexuelle » in HUMPHREYS Laud, Le commerce des pissotières. Pratiques homosexuelles anonymes dans l’Amérique des années 1960, 2007, Paris, La Découverte, p.9
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