Estelle Benazet Heugenhauser est une autrice franco-autrichienne. Née en 1985, elle grandit en banlieue parisienne. Son travail d’écriture mêle théorie et fiction. Sont mis en scène des corps qui s’éprouvent. Désir, faim, dépense des corps génèrent l’action et révèlent l’exercice du pouvoir. Actuellement, elle mène une recherche doctorale en création littéraire intitulée : Écrire avec les Affamées, manières de manger dans la littérature contemporaine.
Ses textes sont diffusés sous forme de livre (Le Régime parfait, 2022, Rotolux press, ; Bêcher son visage, 2020, Autre saison, 2021, éditions de la Chambre verte) ; dans des revues (A.O.C ; La Déferlante ; Sabir) ; dans des expositions lors de performances publiques (Villa Belleville, Centre Pompidou) ; ou sous forme de pièces radiophoniques (Radio Marais, DUUU radio).
En 2020, avec Cindy Coutant, artiste et chercheuse, elle co-fonde le duo l4bouche : elles traduisent, écrivent, exposent et performent des réalités brutales, des preuves d’altérités radicales engendrées par le capitalisme tardif. Elles ont notamment participé à la traduction inédite en français jusqu’à aujourd’hui du livre de Zoë Sofia, Exterminer les fœtus : avortement, désarmement, sexo-sémiotique de l’extraterrestre, dont nous vous reparlerons prochainement.
"Éjaculats & Capital" est un récit du rapport économique d’un corps menstrué entre sa production de signes et d’éjaculats. Il fut publié une première fois dans la revue Sève en septembre dernier. Bonne lecture !
Illustration : Utagawa Kunisada, issue de la série New Tale of the Welling Waters, 1827.
Éjaculats & Capital
Plus je jouis, plus j’écris.
C’est la quantité qui compte. L’objectif de production minimale est fixé à 4 500 signes par jour (équivalent de 3 feuillets), l’objectif de production désiré à 15 000 signes par jour (équivalent de 10 feuillets).
Je jouis plus fort quand je jouis pour écrire, car la production d’orgasmes entraîne la production de signes. Si l’orgasme ne menait pas à la production de signes, je ne me masturberais sûrement pas autant.
Mes mains quittent le clavier, la droite glisse dans le jogging, la gauche se tient au bureau pour contenir les secousses. Sur mon écran une nouvelle fenêtre recouvre celle du traitement de texte. Facesitting, DP, PD, Big Clit, Shemale. Des gros culs étouffent des visages, des bites se rencontrent dans des corps, des hommes sur le dos écartent les cuisses, les gros clitos se frottent les uns contre les autres, des femmes aux longs cheveux sodomisent.
Je jouis vite, je suis très efficace.
Cette intensité augmente tout au long des 14 premiers jours de mon cycle menstruel, qui n’a pas été modifié par une contraception hormonale depuis 10 ans. Dès le 2ème jour des règles, le repos des week-ends, des vacances n’est pas nécessaire. La force de production annule la frontière entre travail et loisirs pour une grande satisfaction.
Si la cadence de production de signes stagne durant cette période, une séance de masturbation la relance. Je ne parle pas de dérive imaginaire érotique et tendre mais de séances de masturbations rapides et totalement maîtrisées, orgasme atteint en moins de 5 minutes. Pendant la semaine de menstruations, la cyprine et le sang sont absorbés par la serviette hygiénique.
Chaque matin de ces 14 premiers jours, le corps ne se laisse pas distraire. Il sort du lit sans ciller, boit son café, engloutit sa dose de protéines et avec le deuxième café s’assoit devant l’écran. Le corps se tient droit, l’épine dorsale est tendue jusqu’en haut du crâne, le bout des dix doigts s’électrise sur le clavier. Il sait qu’il y a toujours une part de signes en réserve, la décharge maximale doit encore attendre. Écrire est une discipline.
À cette période du mois, le corps est secoué par trois, quatre orgasmes ou plus par jour. Après chacun d’entre eux, la tension se recentre, la production de signes accélère et le capital augmente. Un orgasme mène à produire 1 500 signes, alors 6 000 signes sont facilement générés et même davantage. Il faut aussi ajouter la part de signes engendrés avant les orgasmes du jour et celle obtenue par l’excédent de production.
Le corps et l’ordinateur produisent ensemble le capital. Le capital circule du corps à l’ordinateur, il est enregistré, stocké. Le vivant s’associe avec la technique, pour produire encore plus.
Au 12 ou 13ème jour du cycle, la production atteint une telle intensité que les 15 000 signes désirés sont générés. Mon corps s’est retenu les deux semaines précédentes. Je me suis masturbée assise sur la chaise à roulettes, les mains en alternance sur le clavier et dans le jogging. J’ai joui et écrit au bureau. Et voilà le moment où la force de production s’emballe. La main continue de frotter le sexe, je me lève, le jogging tombe à mes pieds, je suis debout face à l’ordinateur. Je maintiens le rythme, la pression augmente, je retiens mes cuisses qui tremblent. Mon sexe fait face à l’ordinateur. C’est une question de secondes. Ça y est, je suis prise de sursauts, le liquide déferle. Un des orgasmes les plus forts du mois entraîne l’éjaculation la plus importante du mois, soit un éjaculat de 300 millilitres. Le jet frappe l’écran et le clavier, le système disjoncte, la machine s’éteint. L’outil technique de production est perdu.
La semaine suivante, qui correspond à la troisième semaine du cycle, la pression de la productivité diminue et dans le même mouvement, l’objectif désiré des 15 000 signes du début du mois est revu à la baisse. Le souvenir de l’éjaculation destructrice qui noie la machine perdure, je suis nostalgique de ce moment où j’ai cru que mon texte pourrait être réduit à néant. J’aurais pu me plaindre, pleurer, taper des pieds, me détester, mais je suis obligée de me maintenir droite et disciplinée, je continue.
Mon corps a saboté l’outil technique, mais le capital ne l’est pas, le texte a été sauvegardé sur le Cloud. Je récupère un autre ordinateur. Je relis ce que j’ai écrit, je me masturbe. Le nombre de signes engendrés se maintient autour de 4 500 signes par jour grâce à des séances de masturbation ponctuelles aux résultats moyens, deux ou trois orgasmes par jour. Je me déconcentre plus facilement, je rêvasse. Il me faut plus de caféine, plus de protéines. Ou il faut que je sorte, que je marche, j’ai besoin de voir les autres corps se dépenser.
Chaque mois, mon corps a le même réflexe à cette période, la tension redescend et je recommence à penser aux autres. Ma productivité repose sur cet apport permanent de capital exproprié. Les efforts des autres me rechargent. Je guette les auréoles sous leurs bras, la sueur sur les tempes. Je me dis qu’ils perdent leur temps : ils ne pensent pas à leur économie. Sur mon écran, les orifices déformés fatiguent, le mascara waterproof se répand et capitule. Dehors, des corps poussent des caddies, ils remplissent des rayons ou ils ramassent les poubelles. Dans l’immeuble, ils accueillent, surveillent, passent la serpillière dans l’entrée, aspirent la moquette dans les étages. Un livreur sonne à ma porte, il m’apporte le déjeuner.
Quatrième semaine du cycle, apparition des syndromes prémenstruels. Il n’y a plus grand-chose à faire, je ne parviens presque plus à écrire. J’avale un doliprane 1000 toutes les 4 heures pour contrer le mal de ventre, de tête et de dos. Sans entrain, j’essaie de me masturber car les orgasmes contribuent à soulager les symptômes. Là où la douleur pourrait stopper complètement la production, l’orgasme permet de tenir une cadence, certes dépressive, mais pas complètement réduite à zéro. Après la légère décharge d’énergie, les doigts s’activent sur le clavier. Je relis, j’efface, je supprime, le résultat est toujours décevant. Les humeurs prémenstruelles amènent les doutes, je n’ai plus qu’à aller me coucher dans le lit, avec l’autre corps qui habite l’appartement.
Sur le matelas, il me caresse. C’est un geste qui ne demande rien en retour. L’autre corps a subi une prostatectomie, il ne produit plus de sperme, ses orgasmes sont secs. Chacun des corps peut jouir, mais aucun des deux n’éjacule. L’alliance a lieu sans matérialité liquide. Pas de larmes, pas de baisers, les éjaculats fantômes s’associent. Ensemble, ils constituent le capital de l’anti-capital.
Estelle Benazet Heugenhauser.
http://www.estellebenazeth.net/
Nouvelle parue en septembre 2022 dans la revue papier Sève #1, dirigée par Vidya Narine
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