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Voyage dans la dissidence sexuelle

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« C’est nous qui savons le faire ! » Entretien avec Sam Bourcier

Sam Bourcier est un chercheur et activiste queer se définissant volontiers comme théoricien queer dans l’université néolibérale. Et pour cause, son dernier ouvrage Homo inc.orporated : le triangle et la licorne qui pète paru aux éditions Cambourakis affirme l’incompatibilité du néolibéralisme, de son management de la diversité et du droit avec les queers et les transféministes, irréductiblement anticapitalistes pour qui, vivre et lutter s’entremêlent par nécessité, celle de mener des politiques révolutionnaires : il n’est plus question de demander une place au pouvoir ou à l’entreprise (revendication/intégration), il s’agit de prendre place dans le monde, de faire de la place en jouant du coude si besoin (biopolitique).

Sam est membre du collectif Archives LGBTQI+ qui réinvente le rapport à la mémoire collective au travers de son projet ambitieux de centre d’archives LGBTQI+.
Nous avons rencontré Sam Bourcier à Bordeaux lors d’une soirée de soutien pour une campagne de financement d’un film documentaire d’Isabelle Solas intitulé Nos corps sont vos champs de bataille. Ce documentaire actuellement en post-production suit un collectif trans à Buenos Aires. C’était le week-end du 17/18 janvier 2018.

Anal Wintour : J’ai lu un texte de toi sur Friction Magazine dans lequel tu fais la différence entre le modèle archéologique, administratif et ce que tu appelles les archives vivantes. Pourrais-tu nous en parler et aussi nous raconter comment se passe le processus autour des archives LGBTQI à Paris ?

Sam Bourcier : Cette histoire d’archives (moi qui n’aime pas les typologies) c’est un truc que j’avais déjà fait, parce que je suis dans l’activisme pour les archives depuis 2003. J’ai déjà fait un tour de piste avec la mairie de Paris. Et ça recommence à peu près pareil donc c’est un peu inquiétant. C’est la même administration. C’était Bertrand Delanoë. Maintenant, c’est Anne Hidalgo avec le management de la diversité en plus. Elle veut que Paris soit Tel-Aviv [1], on en est à ce stade. La mobilisation pour les archives a repris dans le sillage de 120 battements [2]. Ce qui est intéressant, c’est que c’est relancé par Act Up, dans ses locaux, donc j’y suis retourné. Cette histoire d’archéologie, d’administratif, je le reformule autrement. Il y a toujours pour moi cette histoire d’archive vive. Je l’appelle comme ça pour l’opposer aux archives mortes que l’on veut nous imposer. C’est-à-dire des archives en accès réservé et dont les historiens seraient les plus qualifiés pour s’en occuper. Très concrètement, cela veut dire que quand on a eu des discussions à la mairie de Paris en imposant un comité de suivi, on avait en face les archives nationales où d’ailleurs il y a des gays qui œuvrent. Et la directrice des archives nationales nous explique, nous prend pour des zozos. Alors que les usagers de l’archive ça peut être nous aussi, clairement. D’autant qu’à Act Up, existait déjà un fonctionnement des archives parce qu’il y a toujours un usage militant des archives dans les groupes. Quand tu développes une expertise à Act Up, en santé par exemple, tu as ton archive vivante puisqu’elle te sert à ne pas tout recommencer à chaque fois. C’est déjà un modèle, en tous les cas un usage de l’archive qui est fort, qui est un besoin qui se fait sentir. Dans les milieux autonomes italiens, en Espagne aussi, on utilise beaucoup les archives numériques. Notre collectif s’est trouvé à expérimenter la violence administrative qui se déclenche automatiquement dès que tu demandes à avoir accès à l’archive. Par exemple, quand Élisabeth Lebovici a voulu consulter les archives SIDA pour son bouquin Ce que le sida m’a fait ça s’est très mal passé avec les archives nationales. Donc, refus de l’accès et refus de l’index. Les archives ne sont pas toujours indexées donc on travaille aussi sur un queersaurus [3] parce qu’une fois que les archives sont entrées, il faut encore qu’elles puissent ressortir. Et le discours pour ce qui est des archives LGBT, c’est de dire : « On a tout ». Ils ont les archives de la violence. Ils ont les flics, ils ont la santé enfin la psychiatrie. C’est pas trop ça qu’on veut nous. Donc voilà, c’est une politique à la fois du savoir et de l’usage des archives intéressantes. On nous a donné un argument révolutionnaire bien français : « C’est en France que l’on fait le mieux les archives, c’est un accès public depuis la Révolution ». C’est ce que la directrice des archives nous a dit pendant la réunion. La Révolution, elle, est exceptionnaliste. Elle s’est faite avec l’exclusion des femmes, des pauvres, des vagabonds, des enfants. L’archive vive, c’est un truc qui m’est venu en 2003. On avait fait un groupe qui s’appelait Archilesb et un groupe qui s’appelait Vigitrans. Ils n’étaient pas au courant et on a fait beaucoup de bruit puisqu’on a réussi à bloquer le projet. Quelques fois, on entend dire : « C’est pas bien de bloquer un projet ». « Bien sûr que si ! ». Le Bitoux avait croqué 100.000 euros et puis on m’avait demandé d’être dans le projet. Les gens qui construisaient le premier projet. Et c’était écrit noir sur blanc que pour des raisons historiques, il fallait commencer par l’homosexualité masculine.

L’archive vive, c’est aussi l’archive orale. Et nous, on a des projets d’archives orales. Toutes les minorités font ça. La culture ouvrière également. Faire l’archive avec les vivants, c’est ça l’idée de l’archive vive. C’est aussi de développer une idée performative de l’archive. Parce qu’à un moment, l’archive, tu la découpes. L’archive est toujours incomplète. Tout le monde dit : « Il faut tout garder, il faut tout garder ». À un moment, tu vas décider ce que tu vas jeter ou trouver. Mais cette incomplétude, elle nous appartient. Il y a une grosse actualité là-dessus. Maintenant, c’est toi qui vas décider de faire l’archive et tu la fais tous les jours. Et s’il y en a beaucoup dans les institutions publiques alors il faut qu’elles ressortent. Or, la mairie de Paris finançait un box de déménagement qui coûtait 8000 euros par an pour mettre 2cm d’archives en disant : « On vous sauve vos archives ». Donc c’était bien une histoire de congélo de nouveau. On a compris que la mairie, de mèche avec l’inter-LGBT et les grosses associations institutionnelles, voulait faire semblant d’ouvrir un centre d’archives avec le centre gay et lesbien de Paris qu’elle contrôle. Il serait financé à hauteur de 30 % de la région et 60 % de la mairie. Ensuite, la mairie s’en servirait comme ils le font toujours : « Aujourd’hui, c’est la semaine contre les discriminations, c’est la journée mondiale de ceci ». Il a fallu que l’on défasse tout ça. Mais encore une fois, au niveau de la philosophie de l’archive, les exemples italiens ou espagnols sont parlants. Il y a un groupe autonome – autonome, pas les totos – mais un groupe queer et transféministe à Bologne, une émanation du Laboratorio Smaschieramenti qui fait un truc qui s’appelle Crazy. Ils font des archives autonomes. Elles disent : « On s’en fout, nous, on fait des archives pour nous ». Et ce qui se développe beaucoup, ce sont les interrogations de type : « C’est quoi l’affect par rapport à l’archive ? ». Par exemple, il y a Lucia Egana. On parlait des post-porns hier avec quelqu’un qui est venu pour la discussion autour du bouquin. C’est vrai que j’ai oublié de le dire. Je le dis parce que c’est un des rares trucs qu’on a réussis, c’est cette histoire de post-porn, même si ça ne s’est pas aussi bien développé qu’en Espagne. Et là, Lucia Egana qui est vraiment dans le milieu post-porn depuis une vingtaine d’années maintenant, avec Pornoterrorista, Post-Op, etc. Elle a fait une expo au MACBA [4] sur la dissidence sexuelle depuis les années 70 donc ils sont allés chercher les archives. Et ce qu’ils ont essayé de faire, c’est de partager l’expérience de l’archive. Donc beaucoup recréer des sensations et aussi des relations. L’histoire est cette idée de chronologie de spécialistes, et toi, tu lis leur truc et c’est terminé. Le bouquin d’Antoine Idier [5] qui est sorti est vraiment dégueulasse. Il n’y a pas d’autres termes. On pourrait le commenter en long, en large et en travers. C’est gay, puis il essaye d’accrocher des petits trucs à côté. Au passage avec des opérations idéologiques infectes. Donc il y a toutes les remises en causes de qui écrit la chronologie. Les histoires de timelines peuvent s’écrire de manière collaborative. Et c’est super riche. Tout cela pour dire que l’archive vive est un peu ce que l’on fait dans ce domaine-là. L’archive vive, c’est pour les vivants. D’où le papier dans Friction magazine. Le pouls de l’archive. J’étais parti de Jacques Derrida. C’est toujours chiant de partir de Derrida, mais il a fait ce bouquin : « La fièvre de l’archive ». Dans les premières pages, parce qu’après c’est de la psychanalyse, on trouve les métaphores de fièvre, de pouls. Et non plus de la poussière. La poussière, c’est le truc d’Arlette Farge. Elle va à la bibliothèque de l’Arsenal, vieille bibliothèque avec la poussière. J’ai lu un truc très drôle d’une Anglaise, qui a repris cette histoire de fièvre de l’archive. Elle dit qu’il y a une fièvre littérale. On s’en est rendu compte au XIXe siècle, quand ils commençaient à vouloir exploiter les gens et donc à devoir aussi s’occuper des maladies professionnelles. Les archivistes développaient peut-être des maladies. Parce qu’en plus, il y a des hygiénistes partout, il y a des microbes partout. Jules Michelet avait tout le temps mal à la tête. Il représentait l’Historien. C’est au XIXe siècle que l’histoire devient la discipline officielle de l’archive puisque c’est là qu’elle devient l’histoire de la Nation. Avant l’Histoire n’était pas une discipline professionnalisée comme elle allait le devenir. Au début, l’archive, c’était un truc de répression. C’est Louis XIV, c’est la monarchie, le début du régime libéral qui se posait la question : « Comment contrôler les gens ? ». Au début, c’est une institution administrative d’où la violence administrative qui se re-déclenche à chaque fois. Et Derrida l’a bien expliqué : « Dès que tu veux aller vers tes archives, on t’en dépossède ». On te dit : « C’est pour les historiens » ou « Pas vous ». C’est un mécanisme général.

Donc une nana anglaise ,qui a fait un bouquin qui s’appelle Dust [6], reprend ces histoires de poussière. Elle raconte que quand tu ouvres des manuscrits ou des registres, c’est beaucoup de registres aussi, peut-être qu’il y avait des spores d’anthrax et que donc des gens se rendaient malades à lire des trucs et personne ne comprenait. Ça peut être ça la fièvre aussi. Donc, au début, j’étais un peu dans la fièvre.

Paola Bacchetta qui travaille sur les archives des personnes racisées s’est beaucoup posé la question de l’archive vive : « Comment on fait ça ? ». Il suffit de dire qu’à Paris le collectif est blanc donc c’est qu’il y a un souci. Je pense que c’est pas mal d’aller sur la question du pouls finalement parce que, après tout, ce sont toutes ces histoires du vivant, du vif que l’on essaye d’archiver. Et je pense que c’est ce que vont développer les collectifs queers et transféminites espagnols et italiens, c’est archiver les formes de vie. Qu’est-ce que tu archives ? La question des objets aussi. Parce qu’il y a plein de trucs. Si tu fais ça avec des réformistes, avec la mairie de Paris ça se fera à minima en campagne électorale avec Christophe Girard qui a déjà fait un tour de piste. Nous, on a mis un an à être désignés comme interlocuteurs et fédérateurs. Là, on a une réunion vendredi prochain où en fait Girard, de nouveau, réinvite tout le monde à faire de la fausse consultation, à nous noyer comme acteurs. C’est intéressant par rapport aux soi-disant grandes consultations actuelles. Et sachant que nous, tout le monde peut venir aux réunions que l’on fait. Ce sont des assemblées. Après, il faut du fric, si tu veux ouvrir 700m2, garder des trucs, il faut un budget d’un million d’euros. Ce que peut parfaitement faire une ville et une région. Surtout Paris.

Anal Wintour : Est ce que c’est pas dérangeant que ce soit juste Paris ?

Sam Bourcier : C’est pas vrai. Ça se passe mieux à Marseille.

Anal Wintour : Nous à Bordeaux, il n’y a rien.

Sam Bourcier : Mais vous pouvez le faire. Nous, on a un projet d’archives orales et on a décidé de le faire. C’est pour ça que je parlais du SNAP [7] tout à l’heure, du festival des putes qui a eu lieu à Paris au Point Éphémère. Et d’ailleurs, on a obtenu la DILCRAH [8] (au début, on n’avait pas la subvention), pour faire des archives en partant des archives des putes, en co-collaboration avec le STRASS. On travaille avec le SNAP et avec Marianne Chargois.

Je crois d’ailleurs que Paris n’y arrivera pas si ça continue. Ou ils vont faire un truc fake. Il y a aussi le problème de le faire dans le centre de Paris. Depuis le début, on dit : « Dans le grand Paris, pourquoi pas ». Avec les archives, c’est vrai que si tu as un lieu d’exposition, c’est pas mal que ce ne soit pas non plus en Normandie. Je n’ai pas envie que ce soit dans le Marais pour faire le pinkwashing de la mairie.

Je disais hier les limites de l’université. On a quand même deux doctorants. Moi, j’ai pris quelqu’un. Je prends très peu de doctorants parce que, avec moi, ils vont dans le mur, il faut dire ce qui est. Parce qu’on fait vraiment des sujets queers et comme je suis un peu responsable, je n’amène pas les gens dans le mur. Après, s’ils sont financés, ça permet des choses. Il y a Quentin Zimmermann qui est financé à Lyon sur les archives. Même si c’est le bordel avec la bibliothèque municipale. C’est la même chose à Paris, on n’a pas de lieu, mais ça fait quand même un an et demi que les gens se retrouvent à vingt personnes deux fois par mois à la bourse du travail et bossent. Plus les groupes. Nous avons essayé de garder une structure de collectif et pas d’association loi 1901 (même si on est déclaré association loi 1901). Il y a la même énergie à Marseille avec Mémoires des sexualités qui a été fondé par Christian Deleusse des GLH [9]. On travaille ensemble. Et c’est pas Paris qui travaille avec la région. Et Renaud Chantraine qui est doctorant financé par le CIFRE [10] au Mucem et qui est plus sur le sida et le patrimoine LGBT en Europe. On a déjà un slogan : « Les archives au soleil ». En plus à Marseille, Christian a déjà donné un appartement. Évidemment, ce que l’on ne veut pas nous donner à Paris, c’est un lieu aussi petit soit-il. Dès que tu as un lieu, c’est différent. Même si tu n’as pas le lieu pour tout garder. Donc je dirais que la bonne nouvelle, c’est que ce n’est pas centralisé. Que nous, on ne joue pas un rôle centralisé. Évidemment, c’est ce que voudrait Paris. Romeo Isarte, qui est à l’origine de la bibliothèque de Lyon CGL, n’est pas financé, mais il est en doctorat et c’est vraiment des militants. Donc on a une forte cohérence, une énergie très forte qui n’est pas localisée à Paris. À Mémoire des sexualités, il y a une culture de l’atelier. On ouvre des cartons avec les gens, c’est magique. Tu peux ouvrir un carton, tu peux l’indexer, et même, c’est nous qui allons bien l’indexer. Parce que, dès que tu dis que tu vas faire un centre d’archives, tu te dois d’avoir des gens en gants blancs, comme si tout allait se désintégrer en poussière. Ça n’a aucun sens. Et en plus, ils ne veulent pas prendre les objets. Par exemple dans le fond d’Act Up, il y avait des objets : des cornes de brume, des robes... Les archives nationales ne les prennent pas. Ces objets sont au Mucem en fait. Alors que l’idéologie, la loi dans les archives strictes et verticales, c’est : l’unité des fonds. J’ai appris des trucs, tu vois. Et bien là, ils ont bien coupé le fond. Et quand Act Up Alsace a dit : « Et nous et nos fonds ? », ils ont dit : « Ça ne nous intéresse pas ». Act Up a été archivé parce que c’est devenu un mouvement social. Et après, tu retrouves la manière idiote de faire de l’histoire qui met en avant les gens importants, etc. L’autre projet important, c’est Quentin qui est là-dessus, c’est la chaîne archivistique qui s’appelle : « Collection, conservation, valorisation » et nous, on fait des boucles. On fait de l’archive orale puis ensuite, on va faire une perf’ dans laquelle les histoires de vie qui peuvent être des histoires racontées en histoires orales vont re-circuler, ressusciter. Tu vois, ça n’a rien à voir avec le frigo, le box et toutes ces conneries quoi. Il y a des archives partout. Quand les sociologues straights, les ethnologues straights, les anthropologues straights, les historiens straights vont faire leurs terrains et vont interviewer des gens, il y a tout un tas de matières, d’archives, des histoires de vie, des entretiens oraux, qui ne sont jamais exploités. Ce n’est pas que l’on veut tout exploiter, mais on espère avoir un effet feed-back là-dessus. En travaillant sur les protocoles. Parce que quand tu fais un recueil d’archives orales, tu fais un formulaire de consentement, les gens te donnent leur autorisation. Alors on a commencé à réfléchir à la question de comment pourrait-on le réécrire ? En réfléchissant à la manière dont le STRASS (Syndicat du travail sexuel) et les putes sont sans arrêt sollicités. Sans arrêt, t’as les petits cons de Sciences Po qui t’appellent : « Alors je fais un master, j’aimerais bien t’interviewer. T’as bien de la chance que je t’interviewe ». « NON », en fait. L’idée pourrait être la suivante : quand tu es interviewé, à quoi cela sert-il ? En premier lieu, tu fais une archive avec les gens. Sinon tu ne le fais pas. Tu demandes aux personnes que l’on s’interroge ensemble sur les conditions de publicisation de ce que l’on vient de faire. C’est intéressant parce que tu peux ensuite reprendre les entretiens et les gens vont répondre d’une autre manière. Donc tu fais le terrain différemment. Là-dessus, on a du jus de crâne à revendre. Évidemment, ça ne plaît pas du tout à la Mairie qui s’attendait à annoncer ça pour les municipales en faisant semblant. Mais nous, on est là. Si vous avez besoin d’aide, il y a des gens qui peuvent venir et vous raconter ou faire un atelier. Et puis les gens que ça intéresse, ils s’y mettent. On va faire un atelier de prise de son, de fonctionnement de l’appareil enregistreur et avec tout ça, tu fais un kit et tu le distribues aux gens intéressés à faire un fond. Demain, tu décides de faire un fond Monique Wittig. C’est quelqu’un de connu Wittig. Il n’y a plus grand-chose de nouveau. Mais ça peut être des interviews de gens pour voir et comprendre le rôle de Wittig dans leurs vies. Tu fais ce que tu veux.

Anal Wintour : Maintenant, on va passer très rapidement parce que c’était le thème hier. Pour enfoncer le clou sur quelque chose de précis, quand tu fais une critique de l’université, comment les queers peuvent s’inscrire à l’université ou surtout ne pas s’inscrire. Et en l’occurrence, faire quoi alors ?

Sam Bourcier : C’est une bonne question, en fait.

Anal Wintour : Tu parlais du ZOO.

Sam Bourcier : On me racontait hier, qu’à Bordeaux, avait eu lieu des trucs queers qui s’inspiraient du ZOO. Ça marchait bien, il y avait 60 personnes. Après le Centre Gay et Lesbien a commencé à vouloir récupérer le truc, à demander des financements donc ils sont partis. Encore une fois, l’université, c’est légitime de la critiquer. C’est un endroit dans lequel tu dois pouvoir faire ce que tu as envie de faire. L’université est à ton service et pas l’inverse. Elle est inhospitalière et ça ne va pas. Il y a quand même un discours de plainte généralisée sur l’université. À un moment donné, si l’université ne va pas, si elle ne te donne pas ce qu’elle pourrait te donner, c’est à toi de le construire. Il faut arrêter d’avoir peur des profs. C’est un truc que l’on peut faire collectivement. On écrit un texte, on le fait circuler, on dit : « On veut ci, on veut ça ». Hier encore, à la soirée, j’ai entendu des gens qui passent leur temps à éduquer leurs profs. Les profs qui passent leur temps à ne pas dire aux étudiants ce qui existe. C’est des profs straights, cis, hétéros, qui sont responsables des études de genres et les trucs queers. Évidemment ça ne peut pas marcher. À un moment donné, il ne faut pas chercher midi à quatorze heures. Ils ne devraient pas être là. Donc, soit, on les vire, soit, on occupe l’université. Ce n’est pas aberrant, à un moment donné de dire : « NON ». Si on ne veut pas se mettre en danger, on crée un collectif, on s’anonymise. Je n’ai aucun problème avec ça. C’est ça la politique, c’est un rapport de force dans ces endroits de savoir. Et après, c’est un peu comme l’archive. L’archive, on la fait, même si on n’a pas de lieu. Demain si tu veux faire un séminaire, tu peux le faire. Je n’aime pas le mot séminaire donc je l’appelle autrement, mais d’intelligence collective, personne ne peut nous la retirer. Quelque part, on laisse les gens se l’approprier. L’intelligence collective tout le monde parle de ça. L’imbécile de Macron parlait de ça pendant sa campagne, là, il essaie de capter le débat. Depuis les années 70, il y a une énergie comme ça. Avant aussi, ils faisaient des choses en commun. Mais toutes les techniques d’intelligence collective ont été récupérées par l’entreprise dans les années 80. Je ne l’avais pas bien compris quand les sociaux-démocrates sont arrivés avec François Mitterrand, etc. La créativité, tout ça, ils n’ont pas arrêté de baver là-dessus. Sauf que c’est nous qui savons le faire. Enfin, tout le monde peut le faire. À un moment donné, il y a une désappropriation. Mais il n’y a pas d’obstacle financier. D’accord, c’est du temps, d’accord ça ne va pas te filer un diplôme. Quoique. Tu vois à la limite, je pourrais valider un séminaire qui se fait ici. Parce qu’en plus, les universités françaises sont nulles. C’est-à-dire qu’elles essaient de se mettre en compétition avec des universités sur le plan mondial qui ont elles aussi un management de la diversité souvent plus intelligent et astucieux. Parce que si tu as des gens comme moi, des bœufs, des imbéciles qui travaillent énormément parce qu’on a un désir militant et politique, et bien, on est vraiment les personnes qu’il faut exploiter à l’université. Et c’est ce qui se fait dans les universités américaines et les universités anglaises. Dans deux ans, vous aurez un tarif pour la licence qui sera de 5000 euros. C’est là qu’on va. Ce n’est pas 30000 euros, mais voilà, on va vers là. Donc tu vas mettre en avant l’aspect LGBT pour attirer les étudiants étrangers, parce qu’il faut bien les attirer, la stature internationale oblige.

Et effectivement, les étudiants étrangers LGBT très réformistes, fils à papa (ou pas) vont aller là. Donc si tu veux, c’est tout un jeu avec la valeur, enfin prise sur le dos des queers et des trans. D’accord, l’université devient un lieu écœurant, mais quand je suis arrivé à l’université, c’était tout aussi pénible. Je me suis dit : « Merde, comment ça va changer cette histoire ? ». C’était atroce. Donc là, ça n’a pas changé les rapports prof/étudiants. Je vois ce que l’on me raconte qui se passe ici. Mais après, ta force, ta cervelle, elle est à toi. La réponse, c’est t’y mettre. Tu le fais, tu peux le faire. À la fac, au département de sociologie de Bordeaux II, je suis désolé, j’ai pas ce qu’il me faut. Quelqu’un me disait travailler sur l’accompagnement sexuel et on me dit qu’au centre Émile Durkeim, on ne va pas l’orienter sur les disability studies. Ce n’est pas normal. Franchement, tous les étudiants sont dans cette situation. Ils n’en peuvent plus à Paris VIII, ils n’en peuvent plus à l’EHESS et ils sont obligés de fermer leurs gueules. Il faut faire des associations ou des collectifs étudiants. Des collectifs de profs, il n’y en a jamais eu en France. Il en existe depuis les années 70 dans les pays anglo-saxons. Il ne faut pas s’étonner, il faut se structurer, s’organiser. Si tout le monde commence à faire pression sur le département de sociologie, il peut se passer quelque chose. C’est pareil à l’EHESS, on veut que tu recrutes machin, on veut que tu travailles avec untel. Et ils sont obligés de le faire.

Anal Wintour : C’est ce que tu disais hier, l’université sans les étudiants, ça n’existe pas.

Sam Bourcier : Il faut se poser la question : « C’est quoi la subjectivité antagoniste de l’étudiant ? ». « Qu’est-ce qui est possible ? ». Les étudiants ont intérêt à le faire. Vu que, ce qui les attend, c’est la précarisation, le fait de ne jamais être titulaire, de ne pas avoir de boulot quand tu as fait ta thèse (dans le meilleur des cas). Et après, un plan précaire. C’est-à-dire un renforcement de l’individualisme, une tokénisation. On va recruter le trans qui travaille bien sur la sociologie des trans en disant qu’il souffre. Une fois que l’on en a recruté un, c’est terminé. La compétition entre les étudiants, à un moment donné, existe. Il y a quand même des mouvements sociaux en ce moment, pour le dire gentiment. Il y a des occupations de fac avec une répression hallucinante. Les gens oublient que même en 68, Nanterre était une zone franche par rapport aux flics. Alors que là, les flics font des choses extrêmement violentes. J’ai vu la brigade anti-criminalité débarquer à Lille, ça ne va pas du tout. Dans la période des années 70, tu te levais le matin, tu trouvais un job et tu le jetais le soir. Maintenant, soit, tu te dis : « Je sauve ma peau et j’y vais », sachant que c’est pas garanti, soit tu te sers de la fac pour ce qu’elle est : un lieu, un moment où tu peux cristalliser politiquement avec tout ce qui se passe.

Je pense que les choses sont possibles, mais après, il faut que les gens y aillent. À propos de Parcoursup, je n’ai pas vu un seul de tous les profs autour de moi en science humaine dire qu’il était contre. Personnellement, je ne l’ai pas appliqué. Je refuse. Et tu peux refuser, t’es prof, t’es titulaire, on ne peut pas te virer. Les profs soit disant de gauche ne sont pas courageux. Voilà, du coup la fac est quand même, et ça l’a toujours été, un endroit où l’on peut, où l’on veut faire des choses. Et je pense que t’as pas trop le choix en fait. Voilà pour la fac.

Anal Wintour : Quand tu parles des tokens à la fac, du management de la diversité, ça rejoint ce dont tu parles dans Homo inc.orporated sur le monde du travail. Le rapport du queer au travail.

Sam Bourcier : C’est la même chose.

Anal Wintour : En France, on avait eu un mouvement en 2016 contre une loi sur le travail et dans lequel aucun discours intéressant n’a émergé sur ces questions-là. Les seules choses que j’ai lues d’intéressant sur ces questions, c’est les transféministes italiennes.

Sam Bourcier : Moi aussi. C’est aussi pour ça qu’ils sont aussi présents dans le bouquin. La culture autonome est plus forte en Italie parce que la précarité y est plus forte. C’est très bien qu’il y ait des aides sociales en France, que tu puisses chopper un RSA et une aide au logement. Sauf qu’il faut bien comprendre que ça va sauter. Enfin si continuent les délires néolibéraux de Macron. En Italie, comme il n’y a plus de filet social depuis longtemps, la famille est plus forte qu’en France. Il y a une culture de l’émigration. Il ne faut pas oublier que les Français n’ont pas une culture d’émigration forcée, au sens où les gens qui migraient il y a 4/5 ans, ce sont les bobos qui allaient travailler à Londres. Alors que les Espagnols, les Portugais, les Italiens, migrent depuis le XIXe siècle. C’est comme ça. D’ailleurs, il y a beaucoup d’Italiens en France, beaucoup d’étudiants et de profs parce qu’il n’ y a pas de job. La fac en Italie est corrompue et il n’y a pas de poste. Donc forcément, la réflexion a été très forte. Je suis dans un collectif dans lequel il y a des Italiens qui font partie du Sommovimento NazioAnale et on a essayé de faire des tours d’enquête en France, sur le travail. Et rien. Soit, on s’y prend mal, soit ça ne marche pas bien, soit on n’a pas assez d’énergie. Au moment de la loi travail, on a essayé de faire des choses. Après, c’est un peu l’œuf ou la poule. Il faut des textes d’analyses pour se nourrir et en même temps, on peut les produire.

Anal Wintour : Il y a quand même un gros souci en France avec le travail. C’est quelque chose qui n’a jamais été remis en cause.

Lolo Lumpen : Notamment par la gauche institutionnelle. La famille et la patrie, tout le monde est d’accord pour les critiquer. Il y a une critique presque unanime du nationalisme. Mais alors le travail...

Sam Bourcier : Les syndicats, c’est pareil. Le syndicat est construit par la valeur-travail, ils ne comprennent rien. Et c’est pour ça que ça ne marche pas. Ils n’arrivent pas à adapter leurs discours. En Italie, c’est des choses que j’ai lu, je n’y étais pas, que dans les années 70, on pratiquait l’auto-enquête. C’était des auto-enquêtes pour essayer de contrer l’idée des syndicalistes qui consistait à s’approprier les moyens de production. Le mouvement autonome ne veut pas faire ça. Il va même se désidentifier de la culture ouvrière. Et donc de ce qui la constitue, c’est-à-dire le travail. Nous avons des sources. Il y a un bon bouquin de Marcello Tari [11] là-dessus. Il appelle ça : « sépar/action », c’est un peu comme la désidentification des queers par rapport au genre. Donc sans arrêt, des trucs de désidentifications. Se désidentifier. Finalement : « Pourquoi le travail me structure ? » , « Pourquoi il me construit ? ». Ils ont fait ce boulot de manière autonome. Pourquoi le collectif Archives continue-t-il à demander à la mairie un lieu ? Alors que tu sais très bien qu’elle ne veut pas en donner. Tu vois le côté : « Tu me donnes papa ? », « Tu me donnes maman ? ». « Non, je te donne trois claques ». Il y a un moment où on ne peut plus s’étonner. Nous n’avons pas une culture de l’autonomie aussi forte. J’étais en Espagne récemment, et je rencontre Lucia Egana qui a fait sa thèse en toute autonomie et qui par ailleurs fait des trucs à la fac, elle s’en fout. Il y a une force là. Ça revenait, hier, avec le terme de légitimité. Il y a toujours quelqu’un qui doit te légitimer pour que tu existes. J’ai de la chance, je n’ai pas besoin d’être reconnu par la fac pour exister. J’ai besoin d’y aller, c’est un outil, mais j’ai pas besoin d’aller à la fac pour être reconnu. Qui te reconnaît ? Qui te fait tenir debout ? Est-ce que c’est une problématique de reconnaissance ? La politique de la reconnaissance, c’est un truc réformiste. C’est le contraire de la micropolitique. Pourquoi les Italiens sont forts ? Parce que même quand tu n’arrives pas à changer la fac ou le truc autour de toi, tu travailles ta subjectivité. Et c’est là que t’as la force et personne ne peut t’en empêcher. Mais c’est un truc que tu ne peux pas faire seul.

Anal Wintour : Est-ce que ce n’est pas aussi parce que l’on a des mouvements réformistes LGBT beaucoup plus forts en France, que beaucoup de choses passent par le droit ? Depuis le bouquin d’Elsa Dorlin, Se défendre [12], il y a des questionnements qui naissent en France dans les milieux queers sur l’autodéfense. Mais généralement, on entend ce genre de choses : « Non, on va aller porter plainte », « Il y a une loi contre ça », « La LGBTphobie », « la transphobie », « il nous faut le mariage, ça fait avancer les trucs ».

Sam Bourcier : Ça, c’est un vrai problème politique large.

Anal Wintour : Les pratiques politiques sont séparées. Hier ça m’a marqué. Il y a un personnage de l’extrait que l’on a vu et qui disait : « Pendant que j’étais en train de faire du lobbying avec le juge dans le tribunal, dehors, il y avait tout le collectif qui était en train de brûler des pneus ». Les deux choses n’étaient pas antinomiques.

Sam Bourcier : J’en parle dans mon bouquin. Le droit, c’est la pire manière de produire ta subjectivité. Après, si tu regardes historiquement, parce que là, on va nous casser les couilles avec Stonewall [13], dès l’année d’après, c’est quand même le Gay Liberation Front, c’est les réformistes qui prennent la main.

Et même avant à San Francisco. Harvey Milk [14] , c’est quand même un réformiste. C’est lié tout de suite avec les politiques de la violence. Donc quand ils arrivent au Castro, c’est plutôt une zone habitée par des putes et tout ça. Et là, il y a deux gros scénarios qu’on retrouve. Il y a ceux qui vont collaborer avec la police et ceux qui disent : « Non, on va faire les choses nous-même. Mais on ne va pas collaborer, on ne va pas éduquer la police, c’est elle la source des violences ». On pourrait en parler à propos de Vanesa Campos [15].

Anal Wintour : C’est encore présent aujourd’hui. Toutes les récentes médiatisations d’agressions de gays, parce que le reste on ne le montre pas trop, c’est « Collaborons avec la police. Regardez, ils ont été gentils. Ils nous ont bien reçus. On a été reçu par monsieur Christophe Castaner ».

Sam Bourcier : Je le sais parce que j’ai des amis qui étaient à la réunion et c’était ubuesque. On a encore la différence entre d’un côté les réformistes et de l’autre les révolutionnaires. C’est aussi que la partie économique, et là, on parle de précarité, a été disloquée. C’est la première chose que font les réformistes, qu’on leur demande de faire en passant par le droit. Parce que l’on dit que le droit protège. Non ! Souvent quand je critique le droit, les gens me disent : « Mais quoi, tu es contre le droit à l’avortement ». Tu es obligé de rappeler aux gens que l’avortement a été criminalisé. Que la plupart du temps, la loi a pour fonction de criminaliser. En ce moment, les gays ne sont plus criminalisés et sont d’accord pour que tous les rebeus soient criminalisés parce qu’ils sont homophobes. Et qu’ils sont d’accord pour que les putes et les trans soient criminalisés. Il y a également une dislocation : si tu enlèves la partie économique, même gentiment, de redistribution et de justice sociale, alors Macron, les mairies peuvent tenir leurs propos, notamment ceux au moment des gilets jaunes. C’est pas un hasard si on commence à dire partout que les gilets jaunes sont les plus homophobes et les plus antisémites. La France fait ce qui s’est déjà produit aux États-Unis depuis longtemps : une guerre culturelle. Et elle peut le faire parce qu’il y a une dislocation justement. S’il y avait l’agenda économique dedans, on ne pourrait pas raconter ça.

Ça, c’est de la politique. Mais on peut en faire. Après, je crois que les queers et les tranféministes portent autre chose. C’est très clair pour les Espagnols et les Italiens : « Que fait-on politiquement quand on est contre ? ». On est contre l’égalité telle qu’elle est faite. Quand on est contre, on est contre le régime parlementaire qui ne marche pas. Qu’est-ce que l’on fait avec cette démocratie représentative qui ne fonctionne pas ? Comment on s’organise ? Après, on pourrait imaginer travailler avec les réformistes sur Paris. Je suis arrivé à un stade où je ne travaille plus avec les réformistes et la politique institutionnelle. Mais à chaque fois que je suis dans le projet archives, je me retrouve forcément avec eux. Ça dépend de qui tu as en face. Mais quand même, des fois, tu essentialises un peu les gens, tu les connais puis après, avec les relations humaines, tu vois que des gens qui sont chez les réformistes n’ont aucune culture politique. Nous, on connaît les deux camps. C’est un peu comme les LGBT qui connaissent l’hétérosexualité. Nous, on est bons, on connaît un peu tout, c’est comme ça. On est né dedans. Donc la culture réformiste, on la connaît. La culture politique straight, on la connaît. J’ai également mis du temps à connaître la culture autonome. Parce que j’étais en France, parce que je n’étais pas dans des milieux très politiques. J’ai mis du temps à trouver. Je me demande franchement si à force de prendre des claques en permanence, les réformistes vont enfin comprendre qu’ils ont intérêt à faire la politique autrement ? Vous aussi vous avez votre inter-LGBT problématique et réformiste, cul et chemise avec la mairie. Je ne sais pas ce que la mairie donne ici à l’inter-LGBT. À Paris, ça se passe très mal et évidemment que la mairie se fout de ta gueule. De toute façon, quand il y a Jean-Luc Romero qui fait le programme, il y a un problème. Romero, il y a un mois, a eu la brillante idée, après avoir perdu son copain et avoir caché pourquoi, de se répandre sur les réseaux sociaux. Et ce, de manière absolument écœurante, désolé de le dire. Il s’est mis à dire : « Oh, on va faire une plaque pour Vanesa Campos ». Et bien non ! Tu ne vas pas faire la plaque. En ce moment, la force politique est du côté des trans et des putes. Pour des raisons évidentes. Je suis désolé, Vanesa, elle n’a pas pris un œil au beurre noir. Alors le mec de Stop Homophobie, c’est bon quoi. Donc, à un moment donné, ce serait logique de voir ce que l’on pourrait faire ensemble. À la limite, on a plus de trucs à leur apporter. Parce que s’ils n’ont pas la PMA, ça va continuer. Ils n’osent pas dire la GPA. Après, on peut en discuter, mais c’est quand même des blancs qui veulent faire les papas-poules dans des cliniques aux États-Unis.

Anal Wintour : C’est peut-être ça le problème. C’est justement que c’est pas des putes c’est pas des trans c’est pas des racisées, c’est des gays blancs.

Sam Bourcier : Mais maintenant, il y aura toujours un cortège-de-tête à leurs Prides. À un moment donné, qu’est-ce qui va se passer ? Il y a deux agendas différents, alors qu’est-ce qu’on fait avec ça ? Tout le monde a intérêt à se poser la question de comment, on fait cette espèce de chose que certains appellent multitudes. Mais c’est vrai que c’est René Descartes qui a gagné. Ce sont les libéraux, ce sont les protestants. Les évangélistes, on en parlait hier, c’est aussi ça le capitalisme. Si Spinoza avait gagné, ça aurait été un peu différent. Il y a beaucoup de gens qui pensent là-dessus, y compris des straights. Là, les gens disent : « Les gilets jaunes, c’est évident, c’est compliqué, mais c’est évident qu’il doit se passer quelque chose ». Ce qu’ils disent, c’est qu’il y a plein de choses que l’on peut partager et qui nous concernent. Les gens disent : « Il y a un enfermement dans le RIC, le référendum, le populisme, etc. ». Je ne sais pas si c’est réformiste ou révolutionnaire, mais le truc à demander, c’est le droit à faire de la politique. Et à être payé pour faire de la politique. Tiré au sort ou pas. Tu fais une assemblée parallèle dans laquelle les gens, toi, moi, comme le système des jurés. Quand tu es juré, on t’appelle et on te dit que tu vas être juré aux assises. On ne te donnerait pas une indemnité, mais on te donnerait exactement ton salaire, voire plus. Au moins le salaire d’un député. Et puis on crame les sénateurs parce que l’on n’en a pas besoin.

Anal Wintour : Les députés en ce moment, ce sont les meilleurs emplois fictifs de l’État.

Sam Bourcier : Bon, je trouve que 5000 euros ce n’est pas énorme. Tu vas me dire que ce que je dis est obscène. Mais pas énorme au sens où au lieu de se dire « Il gagne trop », tout le monde a le droit de faire de la politique et de gagner 5000 euros par mois. C’est ce qu’il faut, c’est ça qu’il faut demander. Et il y a plein de schémas de démocraties participatives. Il y a même des modèles qui sont faits à Stanford depuis longtemps. Les Américains investissent là-dedans pour vendre clé-en-main des modèles de démocratie participative. La question n’est pas celle du débat. D’ailleurs, les gilets jaunes sont assez malins pour ne pas demander un débat. Ce qu’ils veulent, c’est de l’assemblée. Après, c’est compliqué à organiser. C’est tout le problème. Comment faire ? Mais tu peux le faire. Il y a des gens qui prennent les décisions dans les entreprises avec 40000 personnes, je ne vois pas pourquoi on ne pourrait pas le faire. Cela coûte de l’argent. Et après, il faut que les gens aient le temps et soient payés pour le faire. Donc c’est des groupes, des synthèses, etc. Et tu travailles à fond pendant deux mois sur un truc. Surtout, tu n’es pas consultatif, tu es décisionnel. Sinon, ça n’a aucun intérêt. Sinon tu te fais piquer tes idées. C’est pas non plus si compliqué que ça de dire : « Je veux travailler justement à faire la politique ». C’est ce que tout le monde demande, faire de la politique. Et là, ils font de la politique. Tous les gilets jaunes comprennent ce que c’est que la police, comprennent la violence policière. Ce que c’est que de manifester. C’est pour ça que la révolution latente depuis les années 70 est là. C’est tellement là, qu’à chaque fois la répression est énorme.

Anal Wintour : Et c’est de pire en pire.

Sam Bourcier : La répression en Italie a été...

Lolo Lumpen : Féroce, militarisée.

Sam Bourcier : C’est ça la politique. Et c’est aussi la politique queer et transfeministe. Après, c’est fatigant parce que l’époque est ultra-compliquée et ultra-violente. Et après, les droits, il faut leur faire un peu la peau, quoi. Après, au Brésil, si tu dis que t’es contre le droit, les gens te remettent droit. Évidemment que ça a une valeur stratégique différente. Mais si tu n’as pas une utilisation stratégique des droits et que tu crois au droit, t’es foutu. T’es baisé. C’est quoi le droit ? Il te définit comment ? Comme un petit propriétaire dans le meilleur des cas. Comme un individu. Toute la logique est celle du management de ta liberté par le droit, le droit et les devoirs. Et donc évidemment, en ce moment, les LGBT réformistes réclament à corps et à cris la sécurité, les pauvres. Il y a des gens, c’est vrai, qui sont des apparatchiks du mouvement LGBT. Je le dis maintenant après avoir fréquenté le milieu parisien. Je crois qu’il y a un grand vide. Et d’ailleurs, c’est ce que produit ce genre de politique : des petits chefs partout, des petits présidents et un vide intégral. C’est la lutte contre les discriminations et la vieille soupe alphabétique avec laquelle tu fais d’abord le G. On oublie d’ailleurs que c’est le GB parce que c’est le gay blanc. On le sait ça, donc à un moment, on dit : non ! Tout ça, ce sont des problèmes politiques. Après, il y a l’énergie, le temps, etc. Si on était payé pour faire de la politique, au début en tous cas, on la ferait super bien.

Anal Wintour : Encore mieux que ce que l’on fait déjà.

Sam Bourcier : Je vois bien le discours qui dit qu’il ne faut pas être payé, mais si, tant qu’à faire. Bien payé. Je veux plutôt tout le monde en Rolls-Royce. Pour ça, 5000 euros me parait un minimum. Avec 5000 euros, tu fais des choses. Si tu as envie de le donner aux pauvres, tu le donnes aux pauvres. Mais il ne faut pas se culpabiliser sur l’argent. Tu vois si demain, tu as 5000 euros, tu ne vas pas devenir capitaliste. Ce n’est pas ça le capitalisme.

Anal Wintour : Tu parlais des gilets jaunes, c’est marrant parce que d’un côté il y a tout ce truc de récupération par l’État et le pouvoir du discours qualifiant les gilets jaunes d’homophobes. Mais qui ne fonctionne pas très bien. Il y a quand même peu de voix à se faire entendre. Il y a eu le CLAQ [16] qui a fait des trucs à Paris.

Sam Bourcier : Et qui en a pris plein la gueule.

Anal Wintour : Et d’un autre côté, sont parus deux articles récents de Didier Lestrade sur le site Slate et de Paul Préciado dans Libération. Il y a un truc sur la paranoïa des gays. Il y a une question qui se pose, mais qui se posait déjà pour le FHAR dans les milieux gauchistes : « Comment s’intégrer et intégrer des problématiques queers dans des mouvements de gauches ou d’extrême gauche ? »

Sam Bourcier : Ça, on n’y est pas arrivé.

Anal Wintour : Parce que là, même s’il y a assez peu de revendications et que c’est devenu un mouvement quasiment de destitution du pouvoir, on met les minorités de côté. On parle là des LGBT, mais alors les racisés, les putes, les trans, on n’en parle même pas.

Sam Bourcier : Les gilets jaunes m’ont amené à me dire un truc que je ne faisais pas avant. Et peut-être un peu à cause des archives. C’est de dire que l’on est toujours à se cliver en interne. Même si je le présente de manière un peu binaire. Mais après, si on le prend comme on le fait tous par rapport aux gilets jaunes, ça bouge un peu le truc, tu vois.

Anal Wintour : En gros, c’était : comment on s’inscrit dans ces luttes, comment on y arrive là-dedans ?

Sam Bourcier : L’éternelle question. L’éternel problème. Je n’ai pas de réponse, bien que je sois tout le temps confronté à ça. Je pourrais te citer le PC, les partis, les groupes. Même à l’intérieur des jeunes révolutionnaires, tu leur parles de l’identité et ils te disent que t’es avec Marine Le Pen. J’ai eu cette conversation. Il y a quelque chose qui ne va plus. Ces problèmes apparaissent dans les manifs et dans les collectifs. Tu finis par ne plus y croire. Tu n’y vas plus. Je ne sais pas où vous en êtes, mais ça fait partie des problèmes constants, structurels.

Anal Wintour : Et puis il y a des trucs sur lesquels il faut que l’on revienne. Le mot qui revient le plus dans les manifs avant que ça ne parte en mouvement émeutier, c’est : « Macron, c’est un enculé ! ». C’est vraiment la politique de la pénétration, la plus négative et la plus frustrée, je crois.

Sam Bourcier : Quand on commençait à ironiser sur Benalla/Macron, les gens se sont mis à dire qu’on était homophobe. Alors ça, ce n’est pas dans le milieu gauchiste, c’est plus dans nos milieux. Bientôt, quand tu diras : « pédé » on te traînera au tribunal.

Anal Wintour : C’est déjà le cas dans quelques endroits. Nous quand on dit : « pédé », on est taxé d’homophobe.

Sam Bourcier : Après la question de l’analité, j’en parle longuement dans mon bouquin. Que veux-tu, à part qu’ils essaient, je ne vois pas comment leur expliquer.

Anal Wintour : C’est pour ça qu’il faudrait des mouvements queers un peu partout dans tous les mouvements gilets jaunes et que l’on se mette à leur faire découvrir l’analité justement.

Sam Bourcier : Quand tu regardes, ce sont un peu les mêmes problématiques que le féminisme. C’est un peu de la répétition. Tout à l’heure, on parlait des réformistes et des problèmes avec les LGBT. Souvent ce que je raconte, c’est ce qui s’est passé avec les féministes institutionnelles dès les années 70. Valéry Giscard d’Estaing, le magasine ELLE récupérèrent le truc. Ça commence vraiment à sentir le cramé avec les conférences de Pékin en 1980 [17]. Ce n’est pas comme si les autres refaisaient la même chose. Mais ça marche pas. Par exemple, pour la question de la lutte contre les discriminations si tu t’éteins et que tu as peur, tu perds ce que t’apporte le féminisme et l’empowerment . Mais maintenant, ce sont des indicateurs repris par l’Europe, par tous les organes/institutions supranationales. À mon avis, si tu n’arrives pas à aborder les choses de manière biopolitique, tu n’arrives pas à t’en sortir. Là, on a beaucoup de choses à faire. Je ne sais pas si c’est queer et transféministe, mais même cette histoire de genres, d’opposition entre le sexe et le genre de toutes ces binarités qui se sont réinstallées, il faut absolument les niquer. Bon par rapport aux trans c’est super évident. Quand tu vois que c’est Robert Stoller, dans les années 50 qui dit : « Oui, bien sûr, les trans, on va vous opérer » c’est parce qu’on veut intégrer les trans dans le modèle libéral américain. Tu peux, tu veux. You can do it qui est aussi la gestion du bonheur. Après, c’est vrai que l’opposition nature/culture, sexe/genre, on la pratique encore. Et là, je pense que les trans forcément ont des choses à apporter et qu’ils les vivent par ailleurs. Tu vois le problème nature/culture, ce n’est pas les anthropologues, ce n’est pas Margaret Mead. C’est Francis Galton, c’est les eugénistes. Il faut reprendre tout ça. J’ai appris vraiment ce qui se passait en Europe en allant sur le site du Vatican qui depuis les années 80 et les conférences de Pékin, est allé à toutes les conférences. Les cathos regardent tout ce qui se passe au niveau du management de la fertilité au niveau européen. C’est pour ça que ces problématiques, ces histoires de mariage, pour moi, c’est clair, c’est problématique ! Le mariage, c’est niet. Faire des enfants à la limite, mais après, qu’est-ce que ça veut dire la fertilité des lesbiennes ? Pourquoi on code juridiquement et positivement au niveau de l’Europe ? Peut-être pas au niveau national, mais le fait que les gays et les lesbiennes fassent des enfants, et bientôt les trans, c’est parce qu’il y a un taux de natalité, de fertilité et que c’est intéressant pour l’Europe.

Qu’est-ce que l’on fait avec ça ? Donc les cathos, ils sont dans leur rôle. Ils sont biopolitiques. J’ai fermé ma gueule pendant trois ans, on ne pouvait même pas dire qu’on était contre. Et c’est pareil pour le management de la subjectivité, de la vulnérabilité. C’est pour ça que Judith Butler est très problématique. Évidemment qu’elle a suivi ce discours-là. La vulnérabilité, c’est un indicateur du PNUD et du FMI depuis longtemps. Et Butler n’écrit pas autre chose. On me dit : « Tu n’es pas gentil avec Butler ». D’abord, j’ai pas à être gentil avec Butler. Et d’une. Deuxièmement, elle nous encule au mauvais sens du terme. Trois, c’est quelqu’un avec qui j’ai fait des tournées au Brésil et c’était infect. C’est pas bon les relations de fascination. Et quand les gens ne militent pas, ils n’ont pas à nous faire la poésie de la révolution.

[1Le pink washing est une technique de communication marketing fondée sur une attitude bienveillante envers des personnes LGBTQI par une entreprise ou une entité politique, qui essaye de modifier son image et sa réputation. Après l’attaque de la Gay Pride de Jérusalem le 30 juillet, le correspondant du Monde décrit comment les autorités de l’État hébreu utilisent leur image gay-friendly comme outil de communication alors que l’homophobie est très marquée dans ce pays : « À Jérusalem, impossible pour un couple gay israélien de s’afficher, de s’embrasser ni même de s’habiller librement ».
À lire : Jean Stern. Mirage gay à Tel-Aviv éd.Libertalia.

[2120 battements par minute, film réalisé par Robin Campillo sorti en 2017.

[3Thésaurus queer.

[4Musée d’art contemporain de Barcelone.

[5Antoine Idier. Archives des mouvements LGBT+. Une histoire de luttes de 1890 à nos jours éd.Textuel.

[6Carolyn Steedman, Dust : The Archive and Cultural History, Encounters.

[7Festival SNAP ! Sex Workers Narratives Arts & Politics.

[8Délégation Interministérielle à la Lutte contre le Racisme, l’Antisémitisme et la Haine anti-LGBT.

[9Les Groupes de libération homosexuelle (GLH) sont des groupes militants apparus dans les années 1970-80 dans les principales villes de France pour porter les revendications homosexuelles. Certaines personnes sont issues du FHAR.

[10Convention industrielle de formation par la recherche. Le dispositif CIFRE permet aux entreprises de bénéficier d’une aide financière pour recruter de jeunes doctorants dont les projets de recherche, menés en liaison avec un laboratoire extérieur, conduiront à la soutenance d’une thèse.

[11Marcello Tari. Autonomie ! Italie, les années 70, éd. La Fabrique.

[12Elsa Dorlin. Se défendre. éd.La Découverte.

[13Les émeutes de Stonewall sont une série de manifestations spontanées et violentes contre un raid de la police qui a eu lieu dans la nuit du 28 juin 1969 à New York, au Stonewall Inn (dans le quartier de Greenwich Village). Ces événements sont souvent considérés comme le premier exemple de lutte des LGBT+ contre un système soutenu par les autorités et persécutant les homosexuels.

[14Harvey Milk est un homme politique et militant pour les droits des homosexuels américains mort le 27 novembre 1978 à San Francisco. Il est le premier conseiller municipal, ouvertement homosexuel de la ville de San Francisco. Harvey Milk a été assassiné avec le maire de San Francisco, George Moscone, le 27 novembre 1978. Leur meurtrier, Dan White, a été condamné à sept ans et huit mois de prison, pour homicide involontaire. Ses défenseurs plaidèrent qu’il aurait été perturbé par une « mauvaise alimentation » ; il sera finalement libéré après cinq ans de réclusion. Le verdict, considéré comme trop clément par la communauté gay, mais pas seulement, a provoqué les émeutes de la Nuit White (qui ont eu lieu dans la nuit du 21 mai 1979), réprimées par la police de San Francisco.

[15Vanessa Campos, une prostituée transgenre de 36 ans, arrivée du Pérou en 2016, a été assassinée dans la nuit du 16 au 17 août 2018 au bois de Boulogne, à Paris.

[16Le Comité de Libération et d’Autonomie Queer est un collectif trans-pédé-bi-gouine féministe insurrectionnel qui a pour objectif de combattre toutes les oppressions.
Nourri des luttes passées comme des expériences de chacun•e, et constitué de militant•e•s issu•e•s d’horizons politiques divers, le CLAQ se fixe comme objectif de combattre le cishétéropatriarcat capitaliste, raciste et impérialiste et lui retourner les baffes depuis les réalités vécues de chacun*e.
Le CLAQ est un collectif autonome de tout parti politique et rejette toute récupération de ses actions et productions. Ses luttes s’inscrivent à la fois dans les luttes des mouvements TPBG et Queer et dans les luttes de libération et révolutionnaires autonomes. Le CLAQ entend agir et construire ses luttes en solidarité avec les luttes d’autres minorités, dont ses membres font bien souvent partie.

[17La quatrième conférence mondiale sur les femmes s’est tenue sous l’égide de l’ONU à Pékin en Chine du 4 au 15 septembre 1995. Le nom officiel de cette conférence est : « La quatrième conférence mondiale sur les femmes : lutte pour l’égalité, le Développement et la Paix ». 189 gouvernements, plus de 5000 représentants et 2100 ONG ont fait le déplacement pour y assister. Hillary Clinton y prononce un discours : « Women’s Rights Are Human Rights », qui deviendra un slogan des mouvements féministes institutionnels.

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