TROU NOIR

Voyage dans la dissidence sexuelle

Français | English

Raconter les écologies déviantes – Entretien avec Cy Lecerf Maulpoix

Vient de paraître aux éditions Cambourakis, le premier livre de Cy Lecerf Maulpoix, Ecologies déviantes, fruit de plusieurs années de voyage, de recherche et d’écriture sur l’articulation des luttes contemporaines (queer et écologistes). Découvrez notre entretien avec lui :

Trou Noir : Je voudrais commencer par le titre, Écologies déviantes. Peux-tu décrire cette écologie normative à laquelle s’opposent nos déviances ?

L’idée était d’ouvrir une voie, des voix différentes des manières dont l’écologie peut exister aujourd’hui. Il était important de critiquer des formes d’écologie réactionnaire, c’est-à-dire les visions qui gravitent autour de la revue Limites, de l’Écologie Intégrale et qui infusent certains courants proches de la Manif pour tous. Mais je voulais aussi soulever les tensions et les formes de violences qui peuvent exister au sein des écologies plus large et qui sont imprégnées, par une certaine idéologie de la nature, et de son revers, la contre-naturalité, des écologies qui ne s’intéressent pas à l’hétérocisnormativité qui structure leur concept même de nature. En ce sens, cela se manifeste aussi au sein de partis politiques dits de gauche, d’organisation anticapitaliste ou altermondialistes. Et puis, enfin, fondamentalement, il s’agissait aussi de conceptualiser, ou en tous les cas de construire l’expérience de la déviance comme une expérience plus révolutionnaire et profondément anticapitaliste, ou incompatible avec une écologie réformiste ou une forme de capitalisme vert tel qu’on le voit se développer actuellement.

TN : Il y a aussi toute une dimension de l’écologie militante, du côté des anti-technologies comme Pièces et mains-d’œuvre...

Et de la décroissance ou de la sobriété heureuse. Dans tous les cas, la défense de la bonne naturalité, la critique des dérives ou du système Technique, le retour à la nature, ou à une forme de simplicité marketée façon Pierre Rabhi produisent des discours particulièrement violents à l’encontre de nos vies. A propos de l’anti-technicisme, il s’agit parfois de choix assumés, notamment du côté du groupe grenoblois Pièces et Main d’Oeuvre qui ont publié un texte ouvertement LGBTQIphobe il y a quelques années. J’avais très envie de mettre le doigt sur ces choix et ces positions qui subsistent aussi au sein de courants avec lesquels on pourrait avoir envie de s’allier. PMO en faisait partie, mais il n’y avait pas qu’eux, il y avait aussi certaines figures au sein d’EELV, d’ATTAC qui, sous couvert de critiquer la Technique, la destruction et les systèmes d’exploitation que les nouvelles technologies produisent, assimilent toute modification, transformation, intervention sur le vivant et sur la reproduction à des formes de perversion d’une nature sacrée dont il ne faudrait pas transgresser les limites. Une forme d’anti-technicisme queerphobe est en train malheureusement de se réactiver, d’associer abusivement des expériences de vie trans, non-binaires au trans-humanisme, les vies LGBTQI à des vies perverties par le libéralisme.
Il est de plus en plus urgent de nous emparer de ces problématiques et de produire une autre critique de la technique et des technologies qui échappe à la dualité nature/technique, nature/culture. Comme si nos vies n’étaient pas traversées, nourries, enrichies mais aussi parfois polluées, violentées par la technique et les technologies. Mon livre a pour but de poser des hypothèses de travail, d’ouvrir des espaces de discussion à ce propos.

TN : Quels sont les penseurs ou théoriciens de l’écologie, pas forcément queer, qui existent comme référence pour toi ?

Je me suis volontairement assez éloigné des textes canoniques ou des auteurs qui m’intéressent par ailleurs comme André Gorz ou Murray Bookchin. Concernant l’écologie ou les débuts de l’environnementalisme, j’ai été plus naturellement porté par des théories écoféministes ou alors liées à des perspectives décoloniales. Donc Greta Gaard est quelqu’un qui a compté car elle a établi dans les années 1990 des rapprochements entre les luttes féministes, décoloniales et queer, et une lutte écologiste opposée au capitalisme. Catriona Sandilands également avec son travail sur les communautés lesbiennes et sur l’écologie queer. Françoise Flamant en France. Après il y a l’apport de la pensée décoloniale, l’ouvrage de Malcolm Ferdinand a été important aussi dans sa manière de théoriser les différentes formes de fractures mais aussi de liens entre les luttes environnementales et décoloniales.

Edward Carpenter à gauche et George Merrill (son amant) à droite v. 1900

TN : Parlons d’Edward Carpenter, c’est une figure importante, voire inaugurale de la généalogie queer que tu tisses de l’écologie. Comment en es-tu venu à t’intéresser à lui ? Et quelle est sa pensée ?

J’ai rencontré Edward Carpenter lors de mon premier voyage aux États-Unis dans plusieurs maisons de radical faeries. J’ai remarqué son portrait dans un appartement habité par des anciennes fées dont une qui avait participé aux premiers rassemblements, une fée collectionneuse du nom de Joey. Joey vit à San Francisco et opère depuis longtemps un travail d’inventaire, mémoriel sur tous les penseurs, les artistes, les écrivains gays, notamment d’extrême gauche. J’étais hébergé dans une grande bibliothèque dans laquelle se trouvaient énormément d’ouvrages, notamment des éditions de Walt Whitman, Henry David Thoreau et d’Edward Carpenter.
Il a néanmoins fallu quelques années pour que je puisse véritablement lire les textes de Carpenter, en me rendant dans un centre d’archives à Sheffield en acquérant moi-même par internet des ouvrages des premières éditions. Ce qui m’a paru très intéressant chez Carpenter, c’est qu’il y a à la fois une dimension théorique et pratique très forte, c’est-à-dire que différemment de Thoreau, c’est quelqu’un qui a cherché à mettre en pratique ce sur quoi il écrivait. Mais il a aussi participé à la transmission et au développement du socialisme anglais à la fin du 19ème, a écrit sur la manière dont il pouvait éclairer le monde social dans lequel il se trouvait. Il a été un ardent soutien aux luttes ouvrières puisqu’il a effectué un mouvement important pour l’époque qui est celui de se déplacer de son milieu bourgeois pour aller dans le nord industriel. C’était aussi quelqu’un qui a été important pour son soutien à l’émergence des luttes féministes de l’époque. Et puis enfin, Carpenter a été essentiel pour deux autres raisons, la forme de pensée écologiste qu’il élabore au travers de sa critique l’industrialisation de masse, de la pollution et en développant une vie simplifiée plus proche de la « nature ». Et pour la théorie sexuelle qu’il élabore assez tôt, en parallèle de Havelock Ellis qui est l’un des premiers sexologues anglais à réfléchir et écrire sur la question de l’inversion sexuelle. Cependant Carpenter se démarque d’une démarche scientifique. Il essaye de proposer une véritable vision politique de l’uranisme ou de ce qu’il qualifie de « sexe intermédiaire » pour définir celles et ceux qui développent des attachements et une sexualité non-hétérosexuelle, mais aussi parfois un rapport au genre plus fluide ou non-binaire. Là où un sexologue comme Havelock Ellis cherche plus à avoir une approche scientifique, Carpenter propose au contraire de les construire comme sujets politiques révolutionnaires.
Dans le même temps, il développe concrètement l’idéal d’une nouvelle vie qui est celui d’une vie dans une ferme, à plusieurs, à la fois avec des familles de classes populaires qui viennent travailler avec lui. Ce lieu devient progressivement un espace d’accueil pour des amants, des amiEs, des militantEs. Il s’y crée une communauté, une sorte d’écosystème politique, affectif, sexuel. Edward Carpenter était comme un agent de liaison entre différents groupes et différentes pensées en recherche de cohérence politique.

TN : Tu dis que c’est un portrait souvent aperçu chez les faeries, peux-tu décrire le projet politique des radical faeries ?

Le projet des faeries s’inscrit dans la continuité des engagements de la vie militante de Harry Hay qui, dès les années 1950, crée ce groupe, la Mattachine society, identifié comme un des premiers groupes homophiles aux États-Unis. La création des radical faeries en 1979 est l’aboutissement d’une recherche intime, du désir de créer une communauté d’hommes gays, dans lequel il serait possible d’explorer la signification de cet esprit gay « éternel », de questionner sa masculinité, sa féminité, d’enrichir une forme de contre-culture critique des formes de subjectivités gays mainstream qui était en train d’arriver à un point d’assimilation problématique. Il s’agissait aussi de renouer avec une forme de vie commune et collective fantasmée comme originaire ou primitive. Les radical faeries et les modèles des premiers rassemblements en non-mixité entre hommes dans l’Arizona dès 1979 répondent à cette tentative de faire exister un temps collectif de retrouvailles, de vie, et d’exploration sexuelle et affective. Dans le même temps, elles s’inscrivent aussi dans la continuité d’un mouvement de ruralisation, de formes de vies collectives à la campagne développées depuis le début des années 1970.

TN : Joey, la fée que tu as rencontrée, te dit dans le livre : ’Cette chose que j’ai vécue, cette exploration historique, ce n’est probablement pas au sein des fées qu’elle se mène aujourd’hui’. Comment interprètes-tu son propos ?

Joey, s’est construit une identité gay à une époque différente, où le terme de queer n’était pas une catégorie revendiquée, les subjectivités transpédégouines ne se configuraient pas de la même manière. Et puis il a sans doute été profondément imprégné par la dimension politique portée par Harry Hay. C’est quelque chose qui peut être débattu ou discuté, mais un décalage semble s’être créé entre ces premières expériences avec une dimension utopiste très forte marquée par la contre-culture des années 1970, la volonté de créer des espaces séparatistes, et puis la manière dont certains rassemblements féériques aux USA aujourd’hui peuvent selon Joey ressembler de plus en plus à des sortes de retraites rurales pour gays CSP+ en mal de campagne et de spiritualité. Ce que semble dire Joey, c’est que cette dimension contestataire féérique s’est perdue ou amoindrie. Et c’est d’ailleurs quelque chose contre lequel Harry Hay s’est battu pendant les décennies qui ont suivi l’apparition des Radical Faeries, de faire en sorte que les fées non seulement se questionnent, s’enrichissent collectivement, mais reviennent dans le monde en étant un sujet dissident. Les rassemblements n’étant pas seulement un lieu de care, de soin intime et collectif, même si c’est très important, mais aussi un lieu de formation politique.

TN : J’ai une dernière question qui concerne le travail d’écriture, pas la phase de recherche, mais celle de l’écriture. Comment tu t’y es mis, dans quelle condition et quelles ont pu être les difficultés ou moments de facilitations ?

Cette question des conditions matérielles d’écriture me semble vraiment importante. Ça a été un travail assez long, qui aurait pu être plus court, pour des raisons matérielles. Isabelle Cambourakis, de la collection ’Sorcières’, m’a proposé d’écrire sur ce sujet à un moment où sur le plan militant, j’essayais de réfléchir à des formes d’intersection entre luttes minoritaires et écologistes. Le travail d’écriture s’est d’abord mis en place par des formes d’articles de blog que j’ai écrit qui sont ensuite devenus des articles de journaliste pigiste parce que j’avais besoin de gagner ma vie. Donc ça a d’abord été sous forme d’articles et d’enquêtes et beaucoup de mes déplacements ont été financés par le fait que c’était vendu sous forme de reportages. Ce qui fait aussi que dans les premières années, le livre ne s’est pas véritablement écrit et que plusieurs fois j’ai abandonné le projet. J’ai fini par obtenir une bourse du CNL juste un mois avant le premier confinement de la crise du covid et ça a créé un espace d’écriture que je n’arrivais pas à produire depuis un an et demi à jongler entre différents boulots, mon boulot de prof de yoga, mes piges et mon engagement militant.

Entretien réalisé par Mickaël Tempête le 20 septembre 2021.

écologie
Natures mélancoliques, écologies queer
Analyse -

28 mai 2022

Catriona Sandilands

« Le jardin est une métaphore d’un possible queer au milieu du SIDA et de l’homophobie. »