TROU NOIR

Voyage dans la dissidence sexuelle

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Ni nègre, ni pédale - Entretien avec James Baldwin

En 1982, l’écrivain afro-américain James Baldwin (1924-1987) s’entretenait avec deux journalistes de la revue Gai Pied et abordait les problèmes de domination aux États-Unis des Blancs sur les Noirs, la place de l’homosexualité dans sa vie, le rôle utile ou dangereux des ghettos et de son écriture. Une interview courte mais significative des combats de cette figure importante des mouvements de libération homosexuelle et des Noirs Américains.

Entretien (Gai Pied, n° 38, 1982)

James Baldwin, un mot qu’utilisent les homosexuels et que connaissent bien les noirs, c’est celui de ghetto. Le ghetto est-il une mesure de survie ou une fuite ?

Il faut d’abord dire que ce n’est pas nous qui avons créé le ghetto, c’est les autres. À cinq ans, tu sais que tu es noir ; à quatorze, quand on te crache dessus, alors tu sais ce que ça veut dire : cela te brûle et te brise. Ce qu’il faut dépasser, c’est la deuxième étape : devenir un nègre en se le disant. Le jugement vient de l’extérieur, puis de l’intérieur. Moi, je sais qui m’a aimé et qui j’ai aimé. Ce n’est pas important, la manière dont le monde nous appelle, moi et mon amant, nous savons quelque chose que le monde ne connaît pas. Aussi longtemps que nous resterons enfermés dans un langage, nous serons en danger. Le ghetto est toujours basé sur cette espèce de complicité. Les « faggots » ["pédé" ou "pédale"], c’est ce avec quoi ils nous ont brûlés. D’après moi c’est leur problème, pas le mien. Je sais que je ne suis pas un nègre, je sais que je ne suis pas pédé. Mais vous pensez que je le suis, c’est votre problème. Je le refuse : je suis simplement un homme.

Cela ne donne pas de réponse au niveau… quotidien.

Il y a des ghettos qui existent, des gens qui vivent dedans. Ils ne vivent rien à l’extérieur. Sur le moment, c’est une réponse à certains problèmes, mais ce n’est peut-être pas la solution. Le ghetto, c’est un peu comme un bordel.

C’est le monde bourgeois, « respectable » qui a créé les ghettos, comme le bordel, qui en a besoin.

Ils ont besoin du bordel parce que le plaisir est défendu. Il faut le bordel pour le pratiquer et en même temps lui cracher dessus. Quand j’étais jeune, j’ai été utilisé, violé comme un objet. C’était cauchemardesque, ce n’était pas l’amour. L’amour est venu après, vingt ans après… Mais pédé, pour moi, c’était d’abord la pauvreté, la rue et la jeunesse.

Tu disais que la sexualité n’est pas politique ?

Évidemment que c’est politique, mais c’est quelque chose qu’on laisse dans les coulisses. C’est moins visible que les questions de couleurs, c’est différent de la question juive. Tu sors les pédés pour remuer les foules quand en fait il s’agit d’autre chose. Nous ne sommes jamais le premier objet. Nous sommes utiles pour faire quelque chose d’autre. On nous tue parce que personne ne nous défend. Aucun gouvernement n’en est offensé, aucune institution, nulle part, aucun drapeau. Nous leurs sommes très utiles, mais tout le monde s’en fout.

Tu parlais de solitude tout à l’heure. Est-ce que c’est quelque chose que tu recherches, ou un état de fait, une condition que tu acceptes ?

Je crois que c’est les deux. Tout le monde est plus ou moins solitaire. Il faut accepter cela avant de savoir ce que veut dire aimer, car alors on est plus seul que jamais, plus nu de toute façon. Il faut faire confiance à cette nudité pour pouvoir aimer quelqu’un ou pour que quelqu’un vous aime. L’amour est autant individuel que la mort. Ils sont liés, mais pas au sens romantique. Moi j’ai conscience de ma mort, et je sais que je ne vivrai pas encore cinquante ans.

Quelle importance pour toi d’être à la fois écrivain, noir et homosexuel ? Quel témoignage veux-tu donner ?

Être l’écrivain noir le plus connu signifie que tout le monde peut me réclamer quelque chose, et ils ont raison. Ce n’était pas dans mes plans, mais il faut y faire face. Je sais d’où je viens, par où je suis passé, et il y a un certain amour des gens que je ne veux pas trahir. Pour le reste, j’essaie de faire mon boulot.

Quel engagement dans une réalité sans cesse en question ?

C’est quelque chose que chacun de nous décide chaque jour. Ce qui me fait peur, c’est qu’il suffit de deux secondes pour devenir complice. Avec un oui ou un non, ou même un silence. Devenir complice, c’est dire oui lorsque tu sais que tu devrais partir. Si tu te mens ainsi, tu mens alors aussi aux autres. Des fois, j’étais dans des cocktails où il y avait des discussions sur le problème noir. Je serais devenu complice si j’avais laissé les choses suivre leur cours. Sur la vie de ma mère, dont ils ne savaient rien, par exemple. Ils ne savaient même pas qu’elle avait travaillé pour eux toute sa vie. J’étais un jeune homme très révolté, c’est vrai. Mais je n’étais pas complice.

Croyais-tu impossible d’être noir et de vouloir devenir écrivain ?

À cette époque il y avait des noms écrivains, mais je ne le savais pas, on ne nous l’apprenait pas à l’école. Tout ce que j’ai appris, c’est que j’étais un fils d’esclave, que les noirs étaient nés pour cela. Seuls mes professeurs noirs m’ont appris autre chose, ainsi qu’une blanche.

Tu vis ton écriture comme une chose à accomplir ?

Oui, peut-être comme une responsabilité. C’est quelque chose entre moi et le Bon Dieu. Je travaillerai jusqu’à ce que je n’en puisse plus.

Le regard de Dieu, c’est le terme du contrat ?

Oui.

Et tu ne peux pas tricher ?

Non. Tu peux te saouler, n’importe quoi. mais pas tricher, c’est sacré. Autrement… il n’y pas de raisons de le faire.

Dans un de tes romans, il y a l’amour entre deux hommes, Eric et Yves, mais ce sont deux blancs. Il n’y a pas un blanc et un noir. Lorsqu’il y a un blanc et un noir, c’est très dur.

Comme Rufus et Vivaldo dans Un autre pays ?

Oui, par exemple, toute cette haine.

Il y a la concurrence mâle, la concurrence des mâles américains, celle qu’on peut voir dans le football ou dans les campagnes politiques. C’est une concurrence, on le voit toujours à la télé, entre mâles blancs. Quand il s’agit d’un noir et d’un blanc, c’est plus complexe. Entre eux, finalement, il y a le phallus. On parie sur la bite la plus grosse. Ce n’est pas une blague. L’homme blanc américain a tellement peur de mon sexe.

Entretien réalisé par Pierre de Ségovia et Jean-Marie Combettes
Gai Pied, n° 38, mai 1982

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