TROU NOIR

Voyage dans la dissidence sexuelle

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L’amour en plein air - Entretien avec Alain guiraudie

Cinéaste français du Sud-ouest, Alain Guiraudie est le fils aîné d’une famille d’agriculteurs aveyronnais. Adolescent, il se nourrit de culture populaire. Le bac en poche, il s’inscrit à l’université de Montpellier où se développe son goût pour le militantisme. Après avoir écrit plusieurs romans jamais publiés, il réalise en 1990 son premier court-métrage Les héros sont immortels. C’est avec le moyen métrage Du soleil pour le gueux que la critique découvre le cinéma atypique d’Alain Guiraudie, quelque part entre le western, le récit picaresque et le conte philosophique. Autre caractéristique de son univers : la volonté de représenter à l’écran la classe ouvrière. Comme en témoigne le moyen métrage Ce vieux rêve qui bouge [1], lauréat du prix Jean Vigo, très remarqué à la quinzaine des réalisateurs à Cannes. Il passe ensuite aux longs-métrages, sans rien perdre de sa singularité : Pas de repos pour les braves sorti en 2003 puis Voici venu le temps en 2005, sont de nouveaux fragments d’une utopie sexuelle et politique avec comme terrain d’expérimentation un sud-ouest auquel Guiraudie est littéralement attaché. Un sud-ouest que l’on retrouve aussi dans son roman. Un roman de sa plume publié aux éditions P.O.L intitulé Ici commence la nuit.

Cet entretien a été réalisé en février 2019 par l’équipe de l’émission radio "Populations à risque" et diffusée sur la radio locale bordelaise la Clé des ondes à l’occasion du festival "La classe ouvrière, c’est pas du cinéma". L’interview se déroule dans le bruyant café de l’hôtel Ibis du quartier Mériadeck, avec vue sur des fourgons remplis de CRS encuirassés lors de l’acte XIV des Gilets jaunes.

Alain Guiraudie : Je suis né dans une famille d’agriculteurs dans l’Aveyron. On n’habitait pas loin d’une enclave ouvrière, Decazeville, et mon père travaillait à l’usine. Mais je me sens plus du monde paysan que du monde ouvrier. Pour les ouvriers de Decazeville on était des ploucs, nous, les paysans. J’ai le souvenir d’une enfance agréable. J’ai fait des barrages dans le ruisseau et des cabanes dans les arbres. Ça commence à se compliquer à l’adolescence. C’est le moment où je vais au lycée et où je commence à découvrir le monde, à découvrir l’idée d’agir sur le monde. Il y avait du militantisme politique et puis les premiers émois amoureux. La question de l’homosexualité, ça a été quelque chose de très très dur à intégrer, à accepter. C’est quelque chose que j’ai mis beaucoup de temps à accepter. À vivre, peut-être un peu moins. Mais à assumer socialement, ça a été très long. Je l’ai dit à ma mère quand j’avais 35 ans. C’était au moment de « Ce vieux rêve qui bouge », donc au moment où j’ai amorcé une carrière de cinéaste. Et donc au moment où je mettais ça sur la place publique. Généralement, un mec qui parle beaucoup d’homosexualité dans ses films on peut se douter qu’il l’est lui-même. C’était important de mettre les choses au clair. C’était quand même quelque chose de très caché parce que c’était à la campagne, dans une petite ville. Je suis vraiment un rat des champs ou des petites villes. Ma vie se déroule entre Villefranche-de-Rouergue et Albi. Avec des passages à Paris ou à Toulouse. Mais quand même, mon socle, les endroits où je me sens vraiment chez moi, c’est la ville de 15 000 habitants voire la sous-préfecture. Ça peut être en Bretagne, La-Roche-sur-Yon ou Saint-Brieuc. J’aime bien Gaillac, voilà, c’est le genre de ville qui me va très bien. Du coup, mes premiers émois, c’était les années 80. Le sida avait été quelque chose d’important.

Socrata : Tu as quel âge ?

Alain Guiraudie : J’ai 54 ans. J’ai 20 ans en 1984. ActUp, c’était très loin pour moi. Tout le côté gay, le militantisme, la gaytitude… je ne me suis jamais vraiment senti gay parce que ça venait des États-Unis. C’était un concept qui était très très loin de moi et que j’associais à quelque chose de très urbain, de très techno. C’était presque associé à une musique. À la boite de nuit, à la vie nocturne. Je crois que j’ai été aux Bains Douches une seule fois dans ma vie. La boite de nuit parisienne. Disons que quand j’étais jeune, je traînais beaucoup dans un monde hétéro. Mes copains étaient surtout hétéros. À la campagne, les boites de nuit étaient celles de la campagne. Après, l’homosexualité était quelque chose d’assez caché. Montpellier était une ville très fêtarde, très gay friendly et qui curieusement ne m’a pas tellement intéressé. Je crois que je n’ai traîné qu’avec des Lozériens et des Catalans. Et là-bas, pendant les études, la politique c’était quelque chose de très important pour moi. J’ai adhéré au Parti communiste, à l’Union des Étudiants Communistes et à UNEF. C’est là que j’ai découvert un peu tout ça. L’appartenance à un parti, pour moi ça a toujours été très important. Encore maintenant, même si c’est un peu lointain. Est-ce que ça vient de ma culture ? Mes parents n’étaient pas du tout de ce bord-là. On va l’évoquer notamment avec les gilets jaunes, mais c’est vrai qu’à un moment j’ai traîné avec les groupuscules d’extrême gauche : les maoïstes, le Parti Communiste Marxiste Léniniste. Et il me semble qu’il y en avait un autre, qui était une branche maoïste. Il y avait des choses qui me plaisaient beaucoup chez eux, mais à un moment, je me suis dit : « Il faut aller vers le plus grand nombre ». J’étais pour une espèce d’efficacité politique. Avec cette idée que finalement je me dis encore : faire de la politique à 10 ou à 20 ce n’est pas très compliqué, on y arrive, alors que faire de la politique à plus nombreux, c’est vraiment très compliqué. Mais ça m’intéressait, et je crois que c’est ça qui m’a beaucoup porté. J’aime bien cette idée dans le cinéma que c’est aussi une façon de réinventer le réel. Réinventer le monde et refaire le réel, j’aime bien cette idée.

Socrata : Une forme d’utopie ?

Alain Guiraudie : L’utopie… j’ai beaucoup réfléchi à cette question. Pour moi, le cinéma n’est pas utopique puisqu’on arrive à représenter des choses. L’utopie c’est un truc dont on a besoin dans un coin de sa tête, un ailleurs, quelque chose de lointain, qui n’existe pas. Un lieu qui n’existe pas, mais que l’on a dans un coin de sa tête et qui nous est nécessaire. Alors que le cinéma, c’est un territoire qui existe réellement. Ce n’est pas la réalité, ce n’est pas le rêve, c’est quelque chose entre les deux. Mais on arrive à y représenter des choses. L’utopie est un point de mire, et le cinéma lorgne de ce côté-là. L’utopie n’est pas représentable. Et c’est bien que ça ne soit pas représentable. C’est quelque chose que je ne perds pas de vue. Mais le cinéma ce n’est pas l’utopie.

Anal Wintour : C’est du conte ?

Alain Guiraudie : Il y a du conte, oui. Je dirai que le conte est la meilleure forme que l’on ait trouvée en termes d’universalité. C’est aussi une façon de parler de choses éternelles qui parle à tout le monde et à tous les temps. Ce que j’aime bien dans la forme du conte, c’est qu’il y a une part toujours très incarnée, très réelle, fortement ancrée dans le monde réel et toujours une part d’abstraction. Dans Rester vertical, plus qu’un bébé, c’était une idée de bébé que je voulais représenter. Ça à beaucoup avoir avec le conte. Quand j’ai commencé, je me suis formé cinématographiquement face à un cinéma français, très années 90. Je ne sais pas si ça vous dit quelque chose. Le cinéma français était un peu dans la veine de Maurice Pialat, mais en moins bien. C’est-à-dire, un cinéma dans lequel l’idée était de représenter le réel tel quel. Le plus fidèlement possible. J’avais l’impression que les cinéastes mettaient leurs vies brutes de décoffrage sur l’écran. Et, parler comme dans la vie, jouer comme dans la vie, s’habiller comme dans la vie avec cette espèce de naturalisme… ça ne m’intéressait absolument pas. J’ai toujours eu l’impression que pour faire du cinéma, pour que ça parle un peu aux autres, et que ça passe les temps d’aujourd’hui et de demain, il fallait quand même apporter un supplément d’âme. Transcender tout ça. C’est un mélange, mais je travaille toujours là-dessus. Je pense que je n’ai toujours pas trouvé la bonne forme. Un mélange entre une forte incarnation et en même temps une abstraction. Entre incarnation et distance. Je sais que c’est un de mes gros problèmes. Il y a parfois des séquences que je loupe à cause de ça. Parce que je n’arrive pas à trouver le bon niveau de représentation. Entre quelque chose de fortement incarné, quelque chose où le spectateur puisse croire à ce qu’il voit et en même temps cette sensation qui fait toujours un peu du bien de prendre un autre angle, où l’on regarde les choses, un autre point de vue sur tout ça.

Socrata : Tout à l’heure, tu parlais du fait de dire l’homosexualité avec Ici commence la nuit. Ça revient à plusieurs moments, le fait de "dire l’homosexualité". Et ça pose différents problèmes. Que ce soit le narrateur obligé de dire qu’il est homosexuel ou bien le truc pour essayer de clore ce début de relation avec Cindy en disant : « J’aime pas les filles, je suis homo ». À chaque fois, le dire produit l’effet de clore un imaginaire.

Alain Guiraudie : Plus prosaïquement, ça clôt la relation. Tant que ce n’est pas dit, tant qu’on peut toujours s’en sortir, on laisse des espoirs à l’autre. Ou, on se laisse des espoirs à soi-même. C’est-à-dire que si la relation d’amitié, ou affectueuse avec quelqu’un évolue vers quelque chose de l’ordre de l’amitié, c’est moins dangereux. Alors que si l’on dit que l’on est homosexuel ça veut dire qu’en tous les cas, avec un mec, la relation affectueuse, on voudrait qu’elle aille plus loin. La relation d’amitié, on voudrait qu’elle aille plus loin. Il y a pas mal de mecs où dès l’instant que je me suis déclaré, on s’est plus revu. Soit ça marche, soit ça arrête la relation. Soit on passe au stade sexuel pour le coup, soit ça s’arrête. Et inversement, avec une fille. Mais ceci dit, c’est la même chose. C’est-à-dire que l’on met fin au désir de l’autre. Alors que tant que ce n’est pas dit, finalement, tout est possible. Là où tu as raison et que ça clôt un imaginaire, c’est dans le sens où tant que ce n’était pas dit, on pouvait y aller, tout le monde pût croire à tout. Une fois que c’est dit, ça fou un mot sur quelque chose.

Après est-ce que ça réside vraiment en un désir personnel ? C’est une autre paire de manches. C’est marrant, je m’aperçois que ça revient. On parle d’utopie des années 70, mais ce n’était même pas des utopies. Il y a des choses, des expériences qui ont réellement eu lieu. Des communautés dans lesquelles tout le monde couchait avec tout le monde. Ça se faisait très facilement, homme/femme, homme/homme. Peut-être un peu plus homme/femme et je me demande si les femmes n’étaient pas le dindon de la farce à certains moments. Je pense à l’échangisme aussi, ou finalement, il s’avère que ce n’est pas si évident que ça. Je pense que le désir personnel résisterait à ce volontarisme, à l’idée de dire : « Bon allez, tout le monde couche avec tout le monde ». Une fois qu’on a mis ça sur la table, ce qui politiquement me parait un projet plutôt pas mal c’est de se dire : « Tiens, on pourrait rendre les choses plus faciles à ce niveau-là quoi. Être plus désinhibé ou beaucoup plus libres avec ces choses-là ». Je ne sais pas comment le désir personnel arrive à se fondre là-dedans. Et d’ailleurs, il y a quelque chose qui me pose vraiment problème. Finalement toute la libération sexuelle des années 60/70 a vachement versé dans quelque chose de performatif, dans une assignation à jouir. Aujourd’hui, chacun est tenu de jouir. Et même, il faut être dans la performance. Une femme doit satisfaire un homme, un homme doit satisfaire un autre homme ou une femme. Je n’ai pas l’impression qu’on arrive à avoir quelque chose de détendu par rapport à la sexualité. Qu’on n’a pas gagné en désinvolture et en détente. Au contraire, je me demande même si l’on n’est pas arrivé à une certaine forme d’aliénation à l’envers avec la libération sexuelle. De plus, je rajouterai que le marché s’est énormément emparé de ça. Les lieux de dragues ont tendance à disparaître, voire sont réprimés. Et maintenant ils sont plus encadrés par des sites de rencontres ou des clubs, des clubs échangistes. Même le monde homosexuel est vachement encadré économiquement. Et ça, je n’arrive pas à savoir si c’est que l’on s’est fait avoir quelque part par le rouleau compresseur capitaliste. C’est-à-dire est-ce qu’on a vraiment été con à ce point de se laisser avoir par ça ? Où est-ce que ça correspond vraiment à un désir personnel d’avoir ce rapport de consommateur de sexe, surtout dans l’homosexualité. J’assouvis mes désirs, je prends mon plaisir et une fois que c’est fait, je me dégage du truc.

Anal Wintour : C’est quelque chose qui revient d’ailleurs. Que ce soit dans Ici commence la nuit ou dans tes autres films, les personnages sont souvent dans la solitude.

Alain Guiraudie : Très seuls oui, très seuls à plusieurs. Et c’est à la fois une angoisse et en même temps un assez bon trip la solitude aussi. C’est quelque chose de choisi, et aussi quelque chose de subi. Et donc dans L’inconnu du lac, il y a la partie très existentielle, mais il y a aussi une partie politique. Je l’ai vraiment conçu comme ça, comme : « Voilà où on en est de notre libération sexuelle ». Est-ce que le fait de pouvoir draguer, de coucher avec tout ce qui se présente au bord d’un lac, ce qui peut être vraiment une forme d’hédonisme, n’est-ce pas devenu un enfer ? Parce que, effectivement, il y a ce côté assez terrible, on couche avec un mec, on le jette quand on en a plus besoin. On se voit. On passe un bon moment. On ne s’échange même pas le téléphone, on ne connaît même pas le prénom. Un truc qui me pose question des fois. Et puis j’aime bien cette idée que ça ait un côté très militant que d’autres pourraient dire utopique. Ce côté dans L’inconnu du lac qui se déroule au grand jour, c’est comme une scène de théâtre. Les films homos, avant, se déroulaient vachement de nuit. Cruising de William Friedkin, L’homme blessé de Patrice Chéreau, même Les nuits fauves. Tu me diras Les nuits fauves c’est pas si récent que ça. On était toujours un peu dans des univers nocturnes et glauques. Un petit côté descente aux enfers auquel je suis quand même attaché. Dès Du soleil pour les gueux, on fait l’amour en plein air et en plein jour. Et puis j’en ai marre que l’on éteint la lumière pour les scènes d’amour. C’est chiant. C’est marrant parce que je prépare un film en ville, en ville et en hiver, et effectivement ça prend une autre allure.

Socrata : Le prochain ?

Alain Guiraudie : Le prochain est très hétérosexuel. Toujours en se demandant si machin l’est ou pas. En tous cas, L’inconnu du lac, est vraiment un film où l’idée était d’y aller à fond. Je sais que j’avais beaucoup de mal avec la représentation de ça, avec la représentation de la sexualité. Même de l’homosexualité. De diriger des comédiens dans les scènes d’amour, enfin dans les scènes de sexe. Je me disais : « Là, il va falloir y aller ». Il faut y aller y compris dans la vignette pornographique, c’était important pour moi. Et toujours pareil, il y avait le côté important pour moi à titre personnel, parce que je sentais que je butais sur quelque chose comme ça, et il y avait quelque chose qui me faisait peur parce que c’est compliqué de demander à des comédiens d’avoir un tel engagement. On se dit : « S’il faut que je trouve les comédiens qui soient capables de faire ça et qui en plus soient de bons comédiens dans le texte, je ne vais jamais m’en sortir ». Une vraie flemme aussi de ma part. Je me sentais écroulé sous le poids de la tache avant de l’avoir affrontée. C’était aussi un vrai enjeu politique. De toute façon, je l’ai présenté comme ça à l’époque, comme un enjeu politique de parler d’une vraie tragédie amoureuse dans le monde homo. Mais c’est aussi un truc universel qui peut parler à tout le monde. Et puis en y allant gaiement sur le côté mecs à poils. Et pourtant, ça va quand même parler d’amour et d’érotisme. D’amour et de désir. Ça rejoint un peu finalement ces luttes des années 70. Je sais que c’était important pour moi. Ou peut-être un peu comme une résistance au monde actuel. Le fait de se dire : « Tiens, on a le joli cinéma des grandes émotions, le cinéma lyrique, toujours cadré au-dessus de la ceinture, ou l’on voit très peu les organes en fonctionnement. Et puis le cinéma sale qui montre les organes en fonctionnement qu’est la pornographie ». Et il y avait un vrai enjeu à l’époque. Cet enjeu existe toujours, je ne pense pas qu’avoir fait L’inconnu du lac nous ait débarrassés de cet enjeu. Il y avait un vrai enjeu à relier tout ça. L’amour, ça passe aussi par les organes sexuels. Et même les grands élans amoureux ont aussi à voir avec des bouts de chairs qui se rentrent dedans. Je suis sûr que l’on a encore beaucoup de mal avec ça.

Socrata : Il y a des films qui te parlent ?

Alain Guiraudie : Là-dessus il y a une super scène d’amour dans Mektoub my love, je ne sais pas si vous l’avez vue. La première scène de sexe, elle est super. Le film est super, j’ai beaucoup aimé. C’est étonnant. Il y a des moments chiants, mais à l’arrivée, c’est quand même un film hyper fort. Et cette scène-là, chapeau. C’est vrai qu’Abbdellatif Kechiche est beaucoup dans un truc d’aller saisir le réel comme ça, avec une appétence. Cet appétit de voir les autres. C’est marrant parce que je reprochais à La vie d’Adèle d’être un film voyeur et même dans le mauvais sens du terme. La séquence lesbienne est comme dans n’importe quel film hétéro pour beauf, enfin film porno pour hétéro. La séquence de lesbianisme un peu obligé, avec ce voyeurisme. Et dans Mektoub my love, j’ai trouvé qu’il était vraiment avec eux, je ne le trouvais pas extérieur à tout ça.

Socrata : Tu dis que tu es fainéant, tu l’es quand tu fais des films ?

Alain Guiraudie : Je ne suis pas un gros travailleur. Et puis j’ai tendance à ne pas pousser les choses. Après, à chaque fois, je me dis : « Non ce coup si, je m’y mets ». Je suis fainéant dans le sens d’une paresse morale. Là où j’ai un peu avancé, c’est que pour les séquences des loups dans Rester vertical, il y a quelque temps, j’aurais botté en touche, j’aurais arrêté. Je ne l’aurais même pas écrite. Parce que quand je l’ai écrite je me suis dit : « Je l’écris, mais je ne sais pas comment on va faire ça. Ça va être autre chose ». Je l’ai quand même écrite. C’est-à-dire que le cinéma ça met toujours en branle des trucs qui sont énormes. Pour ça, la littérature, c’est beaucoup plus simple. Disons que l’âge aidant, je vais commencer à augmenter mes exigences. Peut-être que je suis fainéant dans le sens ou, des fois, j’ai tendance à voir mes exigences à la baisse. À me dire que c’est déjà pas mal de l’avoir pensé. Alors que maintenant, il y a des moments où je commence à me dire que je ne vais pas me contenter d’y avoir pensé, je vais l’incarner quoi. Après, j’ai toujours ce problème entre incarnation et abstraction. Une séquence de Rester vertical à laquelle je réfléchis beaucoup c’est la rencontre entre Léo et la bergère et quand ils s’embrassent après. Je me dis : « Je l’ai joué un peu par-dessus la jambe en me disant de toute façon, ces choses-là on ne sait pas comment ça marche, on ne sait pas comment un mec et une nana en viennent à flirter ensemble ». J’aimais bien cette idée que ce soit complètement impromptu. Et en fait, je me rends compte après coup, je m’en rends compte aussi parce qu’on m’a fait m’en rendre compte, que cette séquence aurait mérité un peu plus d’incarnation. C’est-à-dire, que l’on aurait pu croire un peu plus à leur relation dans leurs jeux. J’aurais pu pousser le bouchon un peu plus loin en termes de direction d’acteurs, d’exigences. Et c’est vrai que j’ai un peu ce problème. D’ailleurs je joue avec ça, entre, avoir l’idée de quelque chose et son incarnation. Il y a des fois où la jauge n’est pas parfaite. Et c’est peut-être là aussi que je suis un peu fainéant.

Oui je me battrais pour que le monde soit meilleur. Ou contre. Les mecs me pourrissent la vie. Actuellement, je me satisfais plus de faire mes films ou d’aller draguer que de changer le monde. Je pense que j’ai eu une période entre 30 et 40/45 ans, ça à bien duré 15 voire 20 ans où j’arrivais très bien à gérer les deux quoi. Il me semble qu’on peut y arriver.

Anal Wintour : faire des films, c’est un peu changer le monde ?

Alain Guiraudie : Eh non ! Changer le monde, ça demande quand même un comportement altruiste. La pratique politique, la discussion, le débat et la mise en place d’actions, de stratégies communes. Ça demande quand même de se mettre soi-même un peu à l’arrière-plan. Même si c’est important de s’exprimer individuellement. Ça demande à un moment d’avoir un élan vers l’autre ou de se mettre dans un collectif. J’y suis très bien arrivé il me semble, pendant plusieurs années. Depuis quelque temps, ça me fatigue. Je trouve ça très, très compliqué. J’ai beaucoup d’admiration d’ailleurs pour les gens qui arrivent à aller à des réunions, à s’astreindre à cette discipline qui est d’aller à des réunions et d’intégrer un peu la parole de l’autre même si on ne l’intègre pas complètement. En tout cas, ça débouche sur des actions concrètes. Finalement, c’est ce que font les gilets jaunes sur leurs ronds-points. Effectivement les quelques manifs que j’ai faites de gilets jaunes, j’ai vachement discuté avec des gens. Alors que les dernières manifs que je faisais, qu’elles soient syndicales ou politiques, je ne discutais pas tellement ou alors quand on discutait, on était d’accord. Alors que chez les gilets jaunes, j’ai discuté avec des gens avec lesquels j’étais pas d’accord sur tout, parce qu’il y a toujours un moment où ça merde. Il y a toujours un moment ou tu dis : « Ah, j’étais d’accord jusque-là, mais là non ». Et ça, c’était assez intéressant. Ça m’a refoutu la pêche. Aussi, pars qu’on est dans un monde où gens sont renvoyés dos à dos. Il y a des débats au sein des groupes politiques. Il y a du débat, mais il n’y a pas de la joute. Il me semble que pour appartenir à un groupe maintenant, il faut avoir du présupposé politique. C’est-à-dire que normalement, tu adhères. Prends le PC par exemple, si tu adhères au PC, c’est qu’à la base, tu es quand même antiraciste, pour l’accueil des migrants, le partage des richesses, des trucs comme ça quoi. À partir de là, tu discutes plus en détail. Au moins, chez les gilets jaunes, les présupposés politiques, ils n’existent pas. C’est toujours très déstabilisant donc très intéressant. Je me suis retrouvé à discuter avec un routier breton Place de l’Opéra à Paris. Le mec, on était d’accord sur tout. Au bout d’un moment, je lui dis : « Tu as voté pour qui aux dernières élections ? ». Il me répond qu’il a voté Marine Le Pen, aux deux tours. Eh merde. Après, tu cherches ce sur quoi tu n’es pas d’accord et tu trouves. Mais c’est vachement intéressant. C’est le gros truc de ce mouvement. C’est vrai que sur les ronds-points on sent aussi que la politique est une affaire d’affinité. Ce sont les gens avec qui tu as envie d’être. Et les ronds-points fonctionnent beaucoup comme ça. À Albi, il y a un rond-point de gauche et un rond-point de droite. Enfin, d’extrême gauche et d’extrême droite. Et c’est vrai que c’est des gens, tu sens qu’ils partagent les mêmes centres d’intérêt, qu’ils regardent les mêmes émissions de télé… ça fonctionne. Peut-être que je n’ai plus ces affinités-là dans les groupes politiques dans lesquels j’allais. Si je fais le point, je vois que j’ai changé de classe également. Tu pars paysan, et tu arrives cinéaste, auteur. Il y a quelque temps, je m’étais fait la réflexion que le seul endroit qui me fasse rencontrer des gens différents qui ne pensent pas comme moi, qui me fasse rencontrer d’autres sphères, c’est l’homosexualité. C’est la drague. Parce que finalement, même sur les autres terrains, professionnellement, tu es toujours avec des gens, particulièrement dans le cinéma, assez proches. Même politiquement. Les sphères politiques que je fréquentais réunissaient des gens socialement assez proche. C’est dans l’homosexualité finalement que j’ai rencontré des gens différents. Homo, mais raciste. Homo, mais homophobe. J’en ai rencontré aussi qui n’aiment pas les tapettes, les homomachos.

Anal Wintour : Classiste aussi ?

Alain Guiraudie : Complètement. C’est finalement assez curieux. D’arriver à brasser un large panel, alors que tous mes copains viennent du même milieu socioprofessionnel. Ça se rencontre beaucoup sur les lieux du boulot, voire dès les études. Je pense que c’est un des trucs qui m’ont le plus attiré dans l’homosexualité, le côté tu baises d’abord et tu vois qui tu es ensuite. Mais, ce n’est pas ce que je dénonçais tout à l’heure.

Socrata : C’est le fait qu’il n’y a pas de rapport en dehors de la consommation.

Alain Guiraudie : C’est vrai qu’une orientation sexuelle ne justifie pas une communauté. Je me rappelle d’une discussion avec un mec sur le net, sur un site de rencontre. Et il me dit qu’il est hors milieu. Tu es « hors milieu », mais tu es là. Être « hors milieu » pour le mec, c’était ne pas aller dans les bars. Le milieu pédé c’était les mecs dans les bars gay et donc la vie nocturne, gay technoïde, plutôt avec des t-shirts moulants… Donc tu as des trucs comme ça. Tu sais, L’inconnu du lac, j’avais aussi en tête l’histoire des Juifs pendant la dernière guerre. Je pense qu’il y a des Juifs qui ont vu des collègues mourir et sans poser de questions. Comme le reste de l’humanité qui a vu des Juifs partir, sans forcément se dire qu’il y a quelque chose de grave qui est en train de se passer. Je l’ai vachement pensé en termes d’humanité. La communauté gay finalement elle ressemble assez à la communauté humaine, tout bêtement.

[1Son moyen-métrage Ce vieux rêve qui bouge est actuellement visible gratuitement sur le site d’Arte jusqu’au 31 mars.

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