TROU NOIR

Voyage dans la dissidence sexuelle

Français | English

L’amour*, à une échelle où cela est possible

English: Love*, on a scale where it’s possible

Il y a des dons qui se font qui ne présupposent ni de savoir ce qui est donné, ni de savoir à qui l’on donne. Appelons cela l’amour*.
Dans « Les usages de l’érotique. L’érotique comme puissance », Audre Lorde parle de la manière dont la figure d’Éros (une divinité du désir et de l’amour) a été capturée par les formes de la pornographie patriarcale. Capturée et enfermée dans la chambre à coucher, Éros devient un instrument d’extraction du travail sexuel fèm.
Mais que se passe-t-il quand l’amour sert d’autres usages ? À la recherche d’une divinité érotique moins inféodée aux histoires de couples hétéros et d’abus qui remplissent les mythes grecs, elle sollicite à la place « Éros, fils de Chaos » : une divinité primordiale qui, bien avant l’Éros-Cupidon qui veille aux mariages, est celle qui sait tirer de Chaos (le vide = le bordel originel) son contraire, Gaïa (la Terre = un bout de cosmos organisé). Voilà l’Éros militant de Lorde : un savoir-plonger dans les profondeurs des créatures pour manifester ce qu’iels ne savent pas encore qu’elles peuvent devenir.
Lorde dit que le résultat de la capture patriarcale de l’érotique, c’est la dangereuse « séparation entre le spirituel et le politique, qui les considère comme contradictoires et antithétiques. “Qu’est-ce que vous voulez dire, une poétesse révolutionnaire, une trafiquante d’arme contemplative ?” » Et si au contraire, on pouvait faire droit à la puissance politique et spirituelle de l’amour, et des formes de vie qu’il suggère ?
Dans ces notes sur l’amour*, Emma Bigé parcourt différentes figures des love-politics queer, de l’amour trans*espèce d’Alexis Pauline Gumbs à l’amour municipal de Léa Rivière, et aux politiques de l’amour T4T de V. Jo Hsu __ partout, elle y cherche une insistance à refuser le kink du couple à la faveur de formes plus collectives de former famille. Bref : l’amour à une échelle où nous pourrions y survivre.

Source de l’image : Flo*Souad Benaddi, HORMONOBOTANIK, 2021.


1.

Alexis Pauline Gumbs vient de perdre son père, Clyde Gumbs, et au milieu du deuil et des pleurs, elle se demande auprès de qui apprendre à survivre. Elle se tourne, au début sans trop savoir pourquoi, vers les mammifères marines : des ancêtres qui ont appris à vivre au milieu des eaux salées, comme celles des larmes humaines, et qui savent respirer et retenir leur souffle dans des conditions impossibles. Ainsi naît Non-noyées. Leçons féministes Noires apprises auprès des mammifères marines, un poème-cérémonie pour célébrer les savoirs-survivre mammifères marins face aux risques de noyades, face aux environnements turbulents et aux atmosphères irrespirables.

Au milieu du livre, une série de poèmes rassemblés sous le titre « Sois vulnérable » parle de ce que c’est que de vivre entre créatures blessées*. L’un d’eux parle notamment des dauphins à flancs blancs du Pacifique, une espèce particulièrement sociale, qui évolue souvent aux côtés d’autres dauphins, de baleines et même d’oiseaux marins. Au sein de ces bancs parfois composés de milliers d’individus, on observe de petites formations plus serrées, souvent composées exclusivement de dauphins dont les peaux sont « lourdement marquées », disent les scientifiques, par des cicatrices. Et Alexis Pauline Gumbs de s’interroger :

Je me demande pourquoi nous nous rassemblons parfois avec celleux qui ont été blessées d’une manière qui ressemble à la nôtre. Je m’interroge sur la façon dont nous nommons parfois (moi aussi) des identités et même des organisations entières en fonction des cicatrices que nous portons. Et comment parfois celles d’entre nous qui portons des vulnérabilités similaires avons tendance à nous blesser les unes les autres. Je m’interroge parfois sur ce qui nous rapproche, dans un monde douloureux façonné par la violence intime. Dans un monde où la violence est systémique et profonde.
Autre chose. Les cicatrices sur les dauphins et les baleines indiquent également à leurs éventuelles bienfaitrices qui elles sont. C’est ainsi que les scientifiques les distinguent. Les cicatrices servent à établir des décomptes précis, à comparer les comportements d’une expédition à l’autre. Une dauphin avec des cicatrices a plus de chances d’être connue, reconnue, nommée par les scientifiques. Mentionnée dans les rapports de financement.

Comme dans presque tous les poèmes de Non-noyées, Alexis Pauline Gumbs commence ici par une description scientifique. Elle se propose de réécrire les manuels de biologie marine qui, sous les aspects de l’objectivité, laissent souvent poindre les mêmes discours individualistes, hétérosexistes et racistes qui remplissent les politiques nuisibles des mammifères humaines. Et si, demandent les poèmes d’Alexis Pauline Gumbs, nous apprenions à lire, loin du miroir déformant de la science pétrosexoraciale, et de son obsession pour l’efficacité, la différence de genre et l’identification épidermique ?
Et donc elle demande :

Est-ce que je fais ça aussi ? Mes blessures sont-elles le moyen le plus commode pour vous de me connaître ? Pourquoi façonnent-elles une si grande partie de la façon dont je me connais moi-même ? Et toute la dynamique de la reconnaissance, comment nous façonne-t-elle et nous marque-t-elle ?
Ce que je sais, c’est que je n’avais pas tort quand j’ai choisi de te serrer contre moi et de rester près de toi. Je le savais. J’ai toujours su que nous étions encore en train de guérir. Et tu as pu voir tout de suite que je n’étais pas parfaite. Tu pouvais voir une partie de ce que le monde avait fait. Et pourtant, ce qui nous est arrivé, même si ce n’est pas encore terminé, n’est pas la fin. Et tes cicatrices ne sont pas tout ce que je sais de toi. Et mes cicatrices ne sont pas tout ce que je veux que tu saches de moi.

L’expression « je t’aime » est celle qui est la plus répétée de tout le livre. On la trouve dans presque chaque poème. Elle est l’opérateur de la transformation du discours de la science et de ses présupposés d’objectivité (la compétition, l’individu, la survie comme uniques moteurs de la vie mammifère marine) qui se trouvent dissous par une autre adresse : « je », « tu », et non plus « ils », « elles », « ielles ». En linguistique, on parle entre ces pronoms de « gradients d’agentivité ». « Ils », « elles », « ielles » sont des pronoms de l’incapacitation qui servent à décrire des créatures certes capables d’agir, mais qui ne sont pas vraiment au cœur de leurs propres actions (elles le font, mais elles n’en décident pas vraiment ; c’est leurs instincts, c’est leurs milieux, c’est leurs habitudes). La bascule vers le « je » et vers le « tu » amène ailleurs, vers des créatures qui peuvent répondre de ce qu’ielles font. Pré-requis à toute déclaration d’amour* : la constitution (au moins grammaticale) de sujets capables d’en répondre.

Mais ce n’est pas tout. Quand le poème dit « je t’aime », ce n’est jamais clair : qui parle, au juste ? Les mammifères marines entre elles ? Les mammifères marines à Alexis ? Alexis à elles ? À Ṣangodare, son amoureux·se ? À nous ? Ce n’est jamais clair car tel est justement la politique de l’amour* trans*espèce où nous situe la poésie d’Alexis Pauline Gumbs : un geste de circulation par-delà les marqueurs qui nous rendent étrangères les unes aux autres, et par-delà les classifications qui les hiérarchisent. Car

tes cicatrices ne sont pas tout ce que je sais de toi. Et mes cicatrices ne sont pas tout ce que je veux que tu saches de moi. Et ton nom se fait là où la vie se fait en moi. Et ton nom est un onguent sur ma peau. Et nos liens sont le genre de baume qui guérit des océans entiers. Et l’amour est là où tout à la fois je te connais et ne te connais pas. Et l’amour est là où nous avons commencé et où nous commençons.

2.

L’intimité des étrangères. Ainsi la biologiste Lynn Margulis définit-elle la symbiose : pas une coopération, pas une alliance, pas un échange de bons procédés, simplement une convivance, une contiguïté, le partage d’une frontière parce que, toi et moi, nous sommes collées l’une à l’autre.

Lynn Margulis est célèbre pour être la « mère » de l’hypothèse Gaïa, la description qui veut que la Terre fonctionne comme un organisme capable de réguler sa propre température et sa propre atmosphère, et qui permet notamment d’établir la réalité du changement climatique. Mais elle est aussi la grande propagatrice du concept de symbiogenèse : l’idée selon laquelle le processus de spéciation (l’apparition de nouvelles espèces) n’est pas tant un effet de mutations accidentelles, que le résultat de la convivance soutenue entre des créatures « étrangères » les unes aux autres qui s’apprennent de nouvelles manières de vivre ensemble.

Bactériologiste, Margulis déploie cette idée à partir d’une découverte ancienne, qui lui vaut sa renommée : celle de l’endosymbiogenèse de cellules prokaryotes (sans noyau) résultant dans l’existence des premiers êtres multicellulaires et spécifiquement dans l’existence des premières cellules eukaryotes (dotées d’un noyau). L’histoire qu’elle décrit (aujourd’hui la meilleure histoire que les biologistes s’accordent à raconter sur ce point) est celle-ci : dans la soupe de l’océan primaire, des créatures unicellulaires évoluent, dont certaines se mangent les unes les autres. Parmi les différentes stratégies développées pour survivre à cette situation, certaines se dotent de motilité, certaines se rendent allergiques les unes aux autres, et certaines, enfin, développent une technique bien particulière : elles se rendent indigestes. Des proies, originellement consommées par leurs prédatrices, s’apprennent ainsi à vivre dans le corps de celles qui, autrement, les auraient digérées. Elles s’abritent dans le ventre du loup, et créent ainsi un holobionte, une créature à plusieurs cellules, une somme de symbiotes.

Il est tentant de dire cette histoire en pensant en termes d’avantages et d’inconvénients, de coûts et de bénéfices : des symbiotes qui coopèrent, ou qui se parasitent, ou qui se contentent de communaliser leurs existences. Mais cette parlance d’économistes, insiste la symbiologiste Kriti Sharma, est une erreur de raisonnement : elle fait comme si les individus qui vivent ensemble préexistaient à la créature multiespèce qu’ils forment ensemble. Mais voilà justement ce que le contact prolongé, « l’intimité des étrangères », produit : la présupposition mutuelle de chacune des symbiotes, une interdépendance – ou même mieux, une intradépendance. Non pas deux êtres préconstitués qui viendraient à se rencontrer, mais des êtres que la rencontre constituent. L’avantage à la symbiose ? Toi et moi, nous existons.

Sacha Rey, État des lieux des forces en présence (2023).

3.

Une mission que se donne Alexis Pauline Gumbs dans la vie : se faire l’évangile de l’amour féministe Noir. Elle s’en est avisée un jour qu’elle suivait une formation gratuite pour fabriquer ses propres émissions radios à Durham, en Caroline du Nord, où elle vit : dans la salle, il n’y avait que des évangélistes, des personnes avec une « bonne parole » (eu angélion) à faire entendre et à faire circuler autant que possible, sur toutes les ondes. C’est en se demandant quelle pouvait bien être sa propre bonne parole à elle, au milieu de ces militantes et de leurs fois, qu’elle a été conduite à dire que son texte (le tissu dont elle se pare), sa religion (sa manière de se relier), sa bonne nouvelle pour le monde, c’était l’amour* féministe Noir, et la manière dont les vies, les écrits, les paroles et les actions féministes Noires avaient rendu sa vie et celle des personnes qu’elle aime non seulement davantage possibles, mais plus riches et plus pleines. Elles m’aimaient avant même que je sois née, dit Alexis Pauline Gumbs à leur propos : dans les atmosphères irrespirables du nécrocapitalisme sexoracial, quand tout vise à te signaler l’inimité d’un État qui t’expose à la mort et au deuil prématuré, il reste cet acte de foi et d’amour* que des vies militantes ont donné pour embrasser ta vie, même si elles ne savaient pas qui tu serais, ni à quoi tu ressemblerais.

Pour cela, Alexis Pauline Gumbs fomente des cérémonies. Nous savons que nous voulons être ensemble, tout ce dont nous avons besoin, c’est des cérémonies pour le faire, dit-elle. Créature de rituels, Alexis Pauline Gumbs s’organise pour tous les jours, amener son attention auprès de la dette impayable* qui la lie aux ancêtres, choisies et héritées, qui se sont données pour mission d’élargir les futurs. Par exemple, tous les jours, ouvrir un manuel de biologie marine, se renseigner sur une ancêtre mammifère qui a appris à évoluer avec grâce dans les eaux troubles des océans, et lui adresser un poème. Ou encore, une pratique plus collective, celle du Chœur de Respiration Féministe Noire  : tous les jours pendant vingt jours, prononcer 108 fois de suite un mantra différent, emprunté à l’histoire queer féministe Noire. L’idée : faire résonner dans ta bouche, dans tes poumons, dans l’air qui t’entoure, la voix et les futurs imaginés par celleux qui ont lutté pour rendre ton existence possible.

Parmi ces mantras : « Mon peuple est libre ». Un rêve que fait la militante abolitionniste de l’esclavage Harriet Tubman, une phrase avec laquelle elle se réveille alors qu’elle dort chez des ami·es, en plein au milieu de l’organisation de l’Underground Railroad, ce réseau de fugitivité souterraine* qui organise l’évasion hors des États du Sud. « Mon peuple est libre » : un épanchement du cœur, une foi, mais aussi une vision du futur, un lien qui rompt avec la temporalité moderne/coloniale, un geste d’habiter un temps qui, bien qu’il ne soit pas encore, donne de la force pour le présent. Quand Alexis Pauline Gumbs lit cette phrase, elle dit : c’est moi, c’est nous. C’est moi, c’est nous le peuple libre que rêve Harriet Tubman et qui lui donne la force de faire ce qu’elle fait ; c’est moi, c’est nous, c’est notre présent, qui permet à mes ancêtres d’échapper à l’esclavage et à la plantation. De cela, elle en tire une responsabilité (une capacité à répondre de l’amour* que lui adresse Harriet Tubman depuis le jour où elle fait ce rêve) : pour que ce rêve ait pu être rêvé, il faut que ma vie soit la plus libre, la moins inféodée aux héritages, à la grammaire et à la politique moderne/coloniale esclavagiste.

L’amour*. Un trou dans la chrono-logique*. Ta liberté est la source à laquelle tes ancêtres ont tiré la force de mener la lutte qui a rendu ta liberté possible [1].

4.

Il y a des dons qui se font qui ne présupposent ni de savoir ce qui est donné, ni de savoir à qui l’on donne. Appelons cela l’amour*.

Tu es là, prête à la rencontre, et bien sûr, tu as derrière toi toute ton histoire, et sur ton compte en banque quelques euros, et puis peut-être quelques livres qui sont à toi, une voiture déglinguée*, une bouche, un cœur et des cicatrices, mais pour que quelque chose comme un éclair de désir vous électrise, il faut qu’autre chose s’introduise entre vous qui ne soit pas prémédité, qui ne soit pas même pré-existant à votre rencontre. Quelque chose qui en fait n’est même pas toi, ni à toi, quelque chose que tu ne possèdes pas et sur laquelle tu n’exerces pas de contrôle, et qui cependant va provenir de toi et ne pourrait provenir de personne d’autre. On pourrait appeler cela : ta puissance. Ta puissance : ce que tu n’es pas encore. Ou mieux : ce que tu es déjà, et que, par l’alchimie de la rencontre, tu parviens à transformer en virtuel, en inaccompli, en inachevé.

Voilà le don particulier que nous nous faisons quand nous nous rencontrons, toi et moi : je ne sais pas exactement ce que tu fais, mais dès que je te vois, il y a des parties de moi qui fondent et qui redeviennent possibles ; de l’actuel (ce que je croyais savoir de moi, ma carte d’identité) qui se transforme en virtuel. Je tombe amoureuse de toi veut dire : je perds un bout du sol solide sur lequel je croyais pouvoir dire « je » ; momentanément, se dissout quelque chose de ma non-différence à moi-même ; momentanément, je perds mes marques.

« Quand le réel supplie de devenir virtuel » : une phrase dite un jour, dans un studio, par Carla Bottiglieri à propos de la danseuse Lisa Nelson. « Quand le réel supplie de devenir virtuel » : un état, donné ou travaillé, où nous sommes tendues, et l’une, et l’autre, vers ce que ni l’une ni l’autre ne sommes. Une intimité des étrangères. La question serait : et sous quelles conditions pouvons-nous nous permettre de nous offrir ce don si particulier de ce que nous ne sommes pas encore ? Sous quelles circonstances pouvons-nous nous offrir l’une à l’autre non pas seulement ce que nous sommes et savons déjà que nous sommes, mais l’occasion de grandir ensemble ? Une cellule ne peut pas croître et se protéger en même temps, rapporte Alexis Pauline Gumbs (et il se trouve que c’est Ṣangodare, avec qui elle partage sa vie, qui le lui a appris). Voilà ce qui est en effet en jeu : trouver des manières d’exister où notre croissance et notre protection s’entre-conditionnent. Une intradépendance. Abriter et être abritées*.

5.

Dans L’odeur des pierres mouillées, Léa Rivière appelle cela « l’amour municipal » : la municipalité comme condition de l’amour* ; une échelle (le village) à laquelle l’amour* est possible. Elle demande :

Quand est-ce qu’on arrête avec l’idée qu’on peut pratiquer la romance sans Réduction des Risques, sans responsabilité collective ? Quand est-ce qu’on va comprendre que le couple c’est un kink et pas une forme de kinship ? La fin de l’hétérosexualité c’est quand les queers arrêteront les break up et peupleront les villages à la place, c’est la joie de pouvoir enfin deuiller-ensemble à nouveau, tout ce qu’on perd, tout ce qui change doucement, tout ce qui est sur le point de se transformer, y compris les molécules fabriquées par nos cerveaux. Quand est-ce qu’on va laisser les mortes nous apprendre à aimer ?
(…) Les interventions neurochimiques sans RdR, c’est ça le régime de l’hétérosexualité, la naturalisation du cringe. Ça abîme tout le monde et surtout ceux qui se croient immunisés par leur pot de départ pour les terres promises de Queerland. En attendant ça continue : les transitions isolées, les deuils psychologiques à accomplir, les abus de pouvoir sans consentement, sans même imaginer qu’on peut choisir et qu’on choisit souvent, sans filet, sans village, sans amour quoi.
Léo demande si par hétérosexualité elle veut dire les lesbiennes sous testo qui chopent les lesbiennes sous oestro pour jouer au papa et à la maman ?
Lila éclate de rire si fort qu’elle lui tombe dessus en hurlant, suce ma chatte, espèce de vieille butch profanatrice !

L’hétérosexualité : pas une forme de sexualité, pas un type de rapport sexuel, pas particulièrement un truc d’hétéros ; mais plutôt une forme politique, celle de la vie séparée, celle du noyau qu’on appelle mal famille. Une pharmacopornographie (tu prends ta pilule et tu couches), une « intervention neurochimique… sans village, sans amour quoi ». Comment s’en faire les pirates ? Comment détourner les flux ?

Elles rient encore plus fort à deux gorges déployées, ça fait vibrer toutes leurs côtes les unes contre les autres comme un troupeau de vaches excitées par l’orage. Lila fond dans la masse de Léo et Léo s’enfonce lentement dans la face de Lila. Elles s’étouffent et elles s’en foutent, elles se ramassent, elles s’amassent, elles se massent un peu, elles s’effacent à moitié, elles se rentrent dans les muscles.
Elles deviennent sans essayer de devenir ni de pas devenir et elles pensent toutes les deux en même temps sans le savoir à la masturbation quantique des électrons qui se touchent la bite sans se la toucher, ou plutôt tout en ne se la touchant pas, à la masse inébranlable du neutrino et à l’urgence de finir par souder l’imagination au sens commun (plus tard, la didascalie dira seulement « scène de cul »).
*
Elles mangent les légumes que Léo a eus gratos au marché hier matin parce que le gars l’aime bien. Lila avale le dernier bout de courgette et dit je vois pas bien comment je pourrais être trans sans m’occuper des mortes. Ni comment m’occuper des mortes sans vivre dans un village.

Le modèle politique que propose l’amour* municipal de Léa Rivière suggère un rapprochement avec les mortes : non seulement, tu ne peux pas aimer à toi toute seule, ça c’est sûr (it takes a village*) ; mais la somme des vivant·es ne suffirait pas non plus à s’entre-aimer (il te faut des mort·es et des ancêtres). L’amour*, c’est quand tu sais que tu n’es pas un individu, c’est quand tu sais que tu es une multitude*. C’est-à-dire qu’à chaque fois que tu aimes, il y a une part de toi qui n’est pas toi qui est mise en jeu. Une part transindividuelle, qu’on peut écrire en italiques une vie, pour dire quelque chose comme : des éléments anonymes, quelque chose qui a été aimé avant d’être individué en toi et en ta vie. Leçon des mortes : se souvenir de l’odeur des pierres mouillées – comme celle des stèles funéraires – pour se sentir enveloppées dans un temps qui excède celui de l’urgence. Pour se sentir toujours-plus-que-une*.

6.

Dans son article « T4T Love-Politics », læ philosophe V. Jo Hsu suggère de penser des formes de politiques fondées sur l’amour* T4T (trans-pour-trans) qui donneraient priorité à la communauté trans tout en reconnaissant que les personnes trans rendent souvent les choses plus difficiles les unes pour les autres. Est-ce qu’à toi aussi cela t’arrive ? De te retrouver avec celles qui ont été marquées, comme toi, par un monde qui ne veut pas de toi ? Et de ne pas savoir comment montrer ton appartenance au groupe autrement qu’en montrant tes cicatrices* ? Ou en y jetant du sel pour les faire ressortir et montrer ta douleur ? L’amour* T4T, dit V. Jo Hsu, navigue ces eaux difficiles de l’identification à l’oppression.

Son article est dédié au travail d’une blogueuse, TransGriot (Monica Roberts), et des textes que pendant plus de vingt ans, elle écrit pour renommer d’un côté les injustices transphobes et leurs intersections avec la misogynie, l’anti-noirceur, le validisme, et de l’autre l’amour* et la solidarité trans*. Ces deux gestes – celui, d’un côté, de se faire la témoin des vies impossibles et des deuils prématurés et celui de l’autre, de célébrer l’interdépendance et la vulnérabilité mutuelle des existences trans* –, l’indissociabilité de ces deux gestes, voilà une condition de l’amour* envisagé comme geste politique. Je ne vais pas commencer à faire semblant de ne pas être en train de survivre / et / je ne veux pas oublier que notre vulnérabilité n’est pas seulement notre potentiel de nous blesser l’une l’autre, mais aussi un potentiel transformateur d’ouverture l’une à l’autre.

T4T : une catégorie pour les sites et les applications de rencontre, une manière de se protéger des réactions transphobes / et / de signaler un désir. Abriter / et / être abrité·es. V. Jo Hsu conclut son article en disant que Monica Roberts nous a appris à écrire sur et à écrire en direction de l’abondance trans tout en relevant nos pertes. Un amour* pas paisible, un amour* qui ne se distingue pas de la rage et de la lutte, un amour* qui ne fait pas l’économie de connaître et de se lier aux luttes des autres. Un amour radicalement inclusif qui s’ancre dans le travail difficile et quotidien de rendre nos relations possibles.

Sacha Rey, Le vernis des pare-chocs compose des forêts d’eau (2022) [photogramme].

7.

Dans la série de poèmes rassemblés sous le titre « Collabore » (autrement dit : pourrais-je apprendre à étudier avec toi ?), Alexis Pauline Gumbs parle d’une autre espèce de dauphins particulièrement sociale, les dauphins bleus. Le poème part du fait que, comme pour quantité d’autres créatures marines, l’unité de vie des dauphins bleus est le « banc », qui se dit en anglais : school, « l’école ». Et elle écrit :

À l’école des dauphins bleus, seul un tiers du groupe est visible à la surface. Quelle échelle, et quelle confiance cela nous demanderait-il de changer régulièrement nos rôles, de travailler à remplir non pas un seul idéal genré de vie (marifemmemèrepèrefillefils), mais d’en changer, de nous montrer à la surface, puis de replonger, certain·es qu’il y aura suffisamment de nourriture pour entretenir chacun de nos cycles ? Les dauphins bleus ne s’embarrassent pas d’eaux peu profondes ; elles plongent au large du plateau des continents. Qu’est-ce que cela impliquerait pour nous de plonger plus profondément les unes avec les autres ? Quelles sont les échelles de l’intimité et des pratiques qui nous enseignent à prendre soin les unes des autres au-delà de nos obligations ou de ce que nous imaginons nous devoir ? Les dauphins bleus se nourrissent de poissons munis d’organes lumineux qui vivent dans la couche profonde de diffusion de l’océan. Ce qui les nourrit n’est autre, littéralement, que ce qui les illumine du dedans ! Pourrions-nous davantage leur ressembler ?
Je me demande si nous avons en nous la possibilité d’échanger notre image de la « famille » pour une pratique de l’école, cette unité de soin où nous apprenons et ré-apprenons comment nous honorer les unes les autres, comment plonger, comment tourner, comment trouver une lumière nourrissante, encore et encore.
(…) Et si tous nos sentiments d’avoir échoué au sein de nos familles n’étaient pas des échecs, mais une leçon pré-scolaire destinée à nous apprendre les nouvelles structures que nous avons à donner au soin que nous pouvons prendre les unes des autres ?
Ce à quoi je m’engage dans cette vie et dans autant de vies qui me seront données, c’est à apprendre à tes côtés, toujours. À étudier les changements que tu amènes dans mon corps, dans mon esprit, dans mon cœur. À venir à l’école tous les jours, et à prendre avec toi le cours intitulé « comment nous perdurons ». Je m’engage à apprendre rigoureusement à collaborer avec grâce et à me retirer quand c’est à ton tour de faire tes preuves. Je m’engage à plonger en profondeur pour trouver les nourritures qui nous illumineront du dedans. Je t’aime, et j’ai tant à apprendre. Je t’aime et nous apprenons tout juste que cela est possible : l’amour à une échelle où nous pouvons survivre. Je t’aime, et quelle générosité – quel miracle – de recevoir de la vie ce don d’apprendre.

L’amour*, à une échelle où cela est possible : une échelle trans*espèce et trans*individuelle, une échelle qui dépasse le temps présent pour envelopper les générations. La condition pour que je puisse t’aimer : un village, une école, une fête. Toujours-plus-que-deux.

emma bigé.

⌂ Remerciements : ce texte a été écrit à l’invitation du Pavillon des amours de Laëtitia Badaut-Haussmann. Merci à elle, d’avoir posé la question. ⌂
Sources des citations (en italiques) : 1&7. Alexis Pauline Gumbs, Non-noyées. Leçons féministes Noires apprises auprès des mammifères marines, (2020), traduit de l’anglais (états-unis) par Emma B. et M. Rabah-Konaté, Burn Août, 2024 (à paraître). 2a. Lynn Margulis, Symbiotic Planet, New York, Basic Books, 2008. 2b. Kriti Sharma, Interdependence : Biology and Beyond, New York, Fordham University Press, 2015. 3a. Alexis Pauline Gumbs, « What It Means To Be A “Black Feminist Love Evangelist” », Festival of Faith, conférence, 2021. 3b. Alexis Pauline Gumbs, adrienne maree brown et Autumn Brown, « A Breathing Chorus », How To Survive The End of The World, podcast, 20 décembre 2017. 4. Alexis Pauline Gumbs et Prentis Hemphill, « Se souvenir », (2020), traduit de l’anglais (états-unis) par Emma B., Trou noir, 28 mai 2021. 5. Léa Rivière, L’odeur des pierres mouillées, Rennes, Éditions du Commun, 2023. 6. V. Jo Hsu, « T4T Love-Politics : Monica Roberts’TransGriot and Love as a Theory of Justice », TSQ : Transgender Studies Quarterly, vol. 9.1, 2022. ← Jennifer C. Nash, « Practicing Love : Black Feminism, Love-Politics, and Post-Intersectionality », Meridians, vol. 11.2, 2013.
⌂ Amour*, citations informelles et références indirectes (suivies d’un astérisque*) : Léo love, Oscar, Pol, Denise Ferreira Da Silva, Dénètem, Cy, A*, Erin. ⌂

[1Et moi ? Moi aussi, j’ai une dette impayable* envers le féminisme Noir nord-américain, et en particulier envers le collectif féministe lesbien du Combahee River qui, en déclarant que « la liberté des femmes Noires demande la destruction de tous les systèmes d’oppression », a inventé une forme de conspiration militante (l’intersectionnalité des luttes) qui a contribué et qui continue de contribuer à rendre ma vie (trans, fèm, blanche, européenne) possible. Et par là, je suis endettée auprès d’Harriet Tubman, qui en 1863, a mené un assaut contre des avant-postes confédérés sur le fleuve Combahee et qui, libérant plus de 750 captif·ves anciennement esclavisé·es, a aussi inspiré les femmes du Combahee River Collective à se doter d’un nom évoquant sa victoire.

Du même auteur
Love*, on a scale where it’s possible
Emma Bigé

Some gifts are given without knowing what is given, nor who they are given to. Let’s call it love*.

Amour
Wittig avec Cixous : horizons politiques de la réinvention de l’Eros
Analyse -

28 juin 2022

Sofia Batko

Quel est ce renouvellement éthique qui s’opère à partir de la réinvention de l’amour ?